André SALEM
Lexicométrie & Textes Politiques
ENS de Fontenay-St.Cloud
De travailleurs à salariés
Repères pour une étude de l'évolution
du vocabulaire syndical (1971-1990)
Article reproduit avec l'aimable autorisation de la revue MOTS
Les méthodes de la lexicométrie chronologique permettent
désormais d'étudier directement l'évolution du vocabulaire
dans une série textuelle chronologique (STC)[1].
Dans les études chronologiques, la prise en compte de la variable
temps permet de caractériser les périodes ou les groupes
de périodes successives, en fonction du vocabulaire qu'elles emploient
et d'attirer l'attention du chercheur sur l'apparition ou la disparition
de sous-ensembles de vocabulaire au cours d'une période donnée.
Dans ce qui suit, nous illustrerons les possibilités nouvelles
offertes par les méthodes chronologiques à l'aide d'un exemple
très simple emprunté au corpus de textes de congrès
syndicaux réunis au laboratoire de St. Cloud.[2]
Les Spécificités chronologiques
La Méthode des Spécificités permet de porter un jugement
en probabilité sur l'effectif contenu dans chacune des cases d'un
tableau lexical. Les données qui concernent la ventilation des "segments
répétés" (suites de formes non séparées
par une ponctuation et répétées dans le corpus) peuvent
être soumises aux mêmes traitements. Dans le cas des STC, le
calcul des Spécificités chronologiques[3]
permet de dégager des moments particuliers dans l'utilisation fréquentielle
de chacun des termes, formes et segments. Pour chaque terme, ce calcul
fournit à la fois un diagnostic sur la ventilation de ses occurrences
dans les parties du corpus et l'intervalle temporel pour lequel la distorsion
de la ventilation est la plus forte.
Travailleurs et salariés dans le corpus CFDT
Dans le corpus CFDT qui rassemble les 6 congrès tenus entre 1973
et 1988 par la CFDT, ce sont les formes travailleurs et salariés
qui appellent les plus forts diagnostics de spécificité chronologique.
Le premier de ces diagnostics indique un sur-emploi de la forme
travailleurs
dans la période 73-85 (+E26)[4]
prise dans son ensemble alors que le second indique une forte spécificité
chronologique positive qui concerne la forme salariés pour
la période 85-88 cette fois (+E29).
Le fait que les deux formes soient susceptibles de désigner les
mêmes actants, dans les textes que nous étudions, nous incitera
à nous intéresser plus en détail à la manière
dont les occurrences de la première viennent supplanter, au plan
quantitatif, celles de la forme travailleurs au fil des années.
Notons tout d'abord, que dans le corpus CFDT ces deux formes graphiques
sont presque toujours employées en tant que substantifs[5].
En effet, les adjectifs
salariés et travailleurs sont
presque absents du corpus, à l'exception notable de quatre occurrences
de l'adjectif
salariés dans le texte du congrès de
1976 qui qualifient précisément le substantif travailleurs.
L'expression
travailleurs salariés disparaîtra
pratiquement par la suite (1 occurrence en 1982).
On voit dans les tableaux B-E, donnés en annexe, les fréquences
relatives (multipliées par 10 000 pour rendre le tableau plus lisible)
calculées pour ces deux formes. Ces mêmes valeurs ont servi
à établir un graphique qui rend compte de leur évolution.
Ce tableau montre que la fréquence relative de la forme
salariés
augmente progressivement au fil des périodes, à partir de
1979 au moins, alors que celle de la forme
travailleurs, très
élevée dans les premières périodes, s'annule
dans la dernière période. Le congrès de 1985 apparaît
comme un moment important de l'évolution de ces deux formes.
Les deux formes trouvent dans le corpus CFDT de nombreuses expansions
communes sur la gauche, qui donnent à penser que la seconde tend
à remplacer la première au fil du temps dans les mêmes
sites contextuels, au moins pour un certain nombre de ses emplois.
Tableau A
CFDT - Les expansions gauches les plus fréquentes
pour les formes salariés et travailleurs.
Si l'on s'intéresse aux expansions droites des deux formes, on
constate que les similitudes sont beaucoup moins nombreuses, et cela pour
des raisons qui tiennent directement au contenu sémantique de chacune
d'entre elles.
En effet, les expansions les plus fréquentes sur la droite
de ces deux formes sont respectivement les segments travailleurs et
(81 occ.) et
salariés et (19 occ.). Si l'on excepte
ces expansions peu intéressantes, l'expansion droite la plus fréquente
de la forme
travailleurs, est dans ce corpus le segment travailleurs
immigrés (31 occ.) dont on constate que son correspondant potentiel
/salariés immigrés/ ne trouve aucune occurrence dans
le corpus. Il en va de même pour les segments comme: travailleurs
d'Europe,
travailleurs du Tiers-Monde, travailleurs des DOM-TOM, et aussi pour
des segments comme: travailleurs et travailleuses pour lesquels
la substitution ne pourrait se faire, dans le discours cédétiste,
sans entraîner des glissements de sens[6].
Pour ces raisons, la substitution des occurrences de la forme travailleurs
à
celles de la forme salariés est loin d'être aussi systématique
que pourraient le laisser penser les exemples réunis dans le tableau
qui précède. De plus, l'étude de la signification
de ces deux formes dans la langue commune et de leurs connotations respectives
dans le discours politique ne peut négliger de faire référence
aux statuts très différents que le domaine juridique assigne
à chacune d'elles[7].
Pour aller plus loin dans cette description, il faut dégager
l'ensemble des termes qui "accompagnent" la mutation constatée ci-dessus.
Pour chacune des deux formes, la liste des termes chrono-homogènes
(i. e. la liste des formes et des segments du corpus dont les fréquences
évoluent de la même manière que cette forme au cours
du temps) fournit des classes dont on étudiera la variation d'ensemble
au fil des périodes[8].
La classe des termes dont le profil d'évolution se rapproche
de celui de la forme salariés dans les différents
congrès de la CFDT contient par exemple :
réponses, modernisation qualification(s), associations, administra-tions,
progrès, avenir, ambition, garanties, pour l emploi, protection
sociale, d insertion, nouvelles formes, pouvoirs public, les changements,
les institutions
Symétriquement, on peut dégager une classe de termes dont
le profil d'utilisation dans les périodes se rapproche sensiblement
de celui de la forme travailleurs :
orientations, responsabilité, pratique, place, actifs, extension,
contrôle, exige, ordre, refus, mouvement, prioritaires, secteurs,
l élargissement, les pays, l ensemble des, prise en charge, conditions
de.
L'étape suivante consistera à dégager de ces listes
de termes ceux qui sont des cooccurrents directs de chacune des formes
(i. e. qui apparaissent de manière privilégiée dans
les mêmes phrases).
Comparaison avec les séries CFTC, CGT, FO
L'analyse des spécificités chronologiques, effectuée
pour les séries CFTC, CGT et FO du même corpus, montre que
ce phénomène n'est en rien propre à la centrale CFDT.
Dans les trois autres séries, les occurrences de la forme
salariés
augmentent également en fréquence relative, alors que celles
de la forme travailleurs se raréfient au fil du temps.
Bien sûr, cette substitution partielle ne s'opère
pas de la même manière dans chacune des quatre séries.
Très marquée à la CFDT, cette évolution est
nettement plus douce pour la centrale Force Ouvrière - tableau E-
pour laquelle à des fréquences relatives de l'ordre de 30
occurrences de
travailleurs et 10 occurrences de salariés,
toujours pour 10000 occurrences en 1971, succèdent des fréquences
de l'ordre de 10 occurrences de travailleurs et 40 occurrences de
salariés
en 1990.
Pour la centrale CGT - tableau D - l'évolution des deux formes
rappelle dans ses grandes lignes le schéma que l'on observe à
la CFDT. Les différences entre les fréquences relatives pour
les périodes extrêmes de la série sont cependant moins
importantes dans ce cas que pour la centrale cédétiste. Les
deux formes évoluent de manière monotone dans les centrales
CFDT et CGT.
La centrale CFTC - tableau C - voit une évolution différente
des deux formes. Si la forme salariés augmente de façon
très modérée au fil des années, les occurrences
de la forme travailleurs connaissent, un peu comme la CGT et la
CFDT, une diminution importante en fréquence relative au fil des
périodes.[9]
Remarquons encore que, pour chaque centrale, les données dont
nous disposons nous permettent d'appréhender le stock lexical à
la date de la tenue des congrès c'est-à-dire tous les trois
ans en moyenne. Bien que ces variations paraissent relativement stables,
nous nous garderons, d'interpoler ici les variations constatées
dans ce laps de temps qui sépare deux congrès à des
périodes de temps plus courtes[10].
Faute de données plus précises, dans le cadre du corpus de
textes que nous avons retenu, nous constaterons que, pour les séries
CFTC, CGT et Force Ouvrière, le point d'inversion des proportions
entre les fréquences relatives des deux formes est situé
dans une zone comprise entre l'année 1980 et 1985.
-- entre 1985 et 1988 pour la CFDT.
-- entre 1981 et 1984 pour la CFTC.
-- entre 1982 et 1985 pour la CGT.
-- entre 1980 et 1984 pour Force Ouvrière.
Le phénomène est donc plus tardif à la CFDT puisque
le congrès de 1985 de cette centrale compte encore plus d'occurrences
de la forme travailleurs, alors qu'à cette date les trois
autres centrales utilisent déjà la forme salariés
de manière prédominante.
* * *
Ainsi, sur les quatre séries chronologiques abordées,
l'analyse des Spécificités chronologiques met en évidence
des phénomènes similaires qui se confirment et s'éclairent
mutuellement. Au-delà du simple constat empirique de la disparition,
dans chacune des séries, des occurrences de la forme travailleurs
et de l'augmentation simultanée au cours du temps des occurrences
de la forme salariés, le repérage des segments répétés
à l'intérieur desquels fonctionnent les deux formes nous
permet de mieux cerner la manière dont s'opère cette substitution,
en liaison avec d'autres domaines de connaissance qui concernent tout la
fois : l'Analyse du discours, les usages socio-politiques, le droit, etc.
Pour les quatre centrales retenues, l'étude comparée de l'évolution
des deux formes au fil des congrès montre que celle-ci peut être
décrite par un même schéma d'ensemble même si
la force de ce renouvellement diffère selon les centrales.
Références bibliographiques
BERGOUGNIOUX Alain, LAUNAY Michel-F., MOURIAUX René, SUEUR Jean-Pierre,
TOURNIER Maurice, La Parole Syndicale, Etude du vocabulaire confédéral
des centrales ouvrières françaises
1971-1976,
Paris, PUF, 1982.
LAFON Pierre, Dépouillements et statistiques en lexicométrie,
Genève, Slatkine-Champion, 1984.
LEBART Ludovic, SALEM André, Analyse statistique des
données textuelles, Paris, Dunod, 1988.
SALEM André, "Approches du temps lexical. Satistique textuelle
et séries chronologiques", MOTS Ndeg.17, octobre 1988, p105-143.
SALEM André, Méthodes de la Statistique textuelle,
Thèse pour le doctorat d'Etat, Université Paris 3, 1993.(998p)
Figure B : Les fréquences relatives des formes
salariés
et travailleurs dans les six périodes du corpus CFDT.
Figure C : Les fréquences relatives des formes
salariés
et travailleurs dans les neuf périodes du corpus CFTC
Figure D : Les fréquences relatives des formes
salariés
et travailleurs dans les six périodes du corpus CGT
Figure E: Les fréquences relatives des formes
salariés
et travailleurs dans les six périodes du corpus FO
Résumé : Dans les années 1970-1990 la forme
salariés
remplace progressivement la forme travailleurs dans les textes de
congrès des principales centrales syndicales françaises.
L'étude de ce phénomène renvoie à plusieurs
niveaux d'analyse : linguistique, sociolinguistique, juridique, etc. L'analyse
quantitative montre l'identité du phénomène pour quatre
centrales syndicales et signale des dates importantes dans ce renouvellement.
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