Max Reinert
Université de Toulouse-Le Mirail (reinert@cict.fr)
Les "mondes lexicaux" et leur "logique"
à travers l'analyse statistique de divers corpus.
Notre pratique dans le domaine de l'analyse statistique des données
textuelles[1] a abouti à la
mise au point d'une méthodologie particulière : la méthodologie
"Alceste" (pour "Analyse des Lexèmes Cooccurrents dans les Enoncés
Simples d'un Texte" ). Nous désirons donner ici un aperçu
de nos objectifs et espérons, de cette manière, ouvrir un
débat sur le statut des "objets" cernables à travers ce type
d'approche statistique pour le sociologue ou le linguiste. On présentera
:
(1) En introduction, quelques réflexions et interrogations sur
le sens de la démarche "Analyse des Données" pour
l'analyse de corpus de textes ;
(2) La méthodologie "Alceste" et la notion de "mondes
lexicaux" (qui est au centre de la stratégie proposée).
(3) Les principaux résultats de l'analyse d'un corpus de récits
de cauchemars.
(4) Un essai d'interprétation : on ne souhaite pas tant mettre
en valeur des résultats particuliers que de présenter, à
travers eux, une articulation des notions évoquées en (2).
1. L' Analyse des données textuelles.
Les techniques d'Analyse des Données appliquées à
des tableaux statistiques construits à partir de décompte
d'unités textuelles se développent actuellement du fait de
la multiplication des textes sur supports informatiques. Cette orientation
renoue avec les premiers intérêts de Jean-Paul. Benzécri[2].
En effet, l'Analyse Factorielle des Correspondances a été
conçue principalement pour l'approche de données linguistiques
: "C'est principalement en vue de l'étude des langues que nous
nous sommes engagés dans l'analyse factorielle des correspondances"
(1973) ou encore :"L'analyse des correspondances a été
initialement proposée comme une méthode inductive d'analyse
des données linguistiques" (1982)
1.1 Analyse des Données et Induction
Les méthodes d'Analyse des Données ont été
élaborées en vue d'une approche inductive des données
textuelles et, plus généralement, qualitatives, en opposition
avec l'usage des modèles probabilistes qui étaient jugés
"riches
en hypothèses qui ne sont jamais satisfaites" (1973).
Une méthode inductive est utilisée lorsqu'aucun langage
précis n'existe pour parler d'un nouvel objet. On en cherche alors
une représentation analogique en utilisant un cas particulier ou
une représentation approximative à l'aide d'une image, d'une
métaphore, d'un schéma, etc... Un mode de représentation
spatiale (espaces, classes, réseaux) se prête bien à
cette première mise en forme. C'est le retour à une figuration
sensible, "iconique", de l'objet. Il semble même que cette technique
soit déjà utilisée chez divers animaux supérieurs,
où des sortes de raisonnements peuvent être effectués
à partir d'images mentales, voire de cartes cognitives
(Vauclair,
1990).
L'avantage d'un tel "outil" de représentation est sans doute
dans sa capacité à s'adapter à la résolution
de problèmes divers. Son inconvénient est la contrepartie
de cet avantage : il implique une représentation globale qui ne
permet pas de bien différencier un système d'unités
clairement définies. Mais l'enjeu est justement d'apprendre à
poser le problème progressivement avant de trouver le langage adéquat
qui permettra de le formuler en finesse. Ce cheminement traduit d'ailleurs
bien le cheminement classique de la sémiose : de la représentation
iconique totalisante globale, on passe peu à peu à un système
de signes organisés, c'est à dire à un langage de
plus en plus précis et différencié. Par là,
on perd sans doute en pouvoir évocateur de l'icône ce que
l'on gagne en précision analytique (à un niveau de réalité
donné).
L'analyse des données donne une première représentation
iconique globale, schématique, des relations formelles modélisées
dans un tableau de données. Elle ne décrit aucun objet en
lui-même mais visualise une forme déjà enregistrée
dans le tableau au même titre qu'un microscope ou qu'un télescope
le fait pour une forme physique (au prix d'une certaine déformation[3]),
l'analyste restant libre d'interpréter cette forme en relation avec
un système sémiotique de son choix.
En tant qu'approche inductive, l'approche "Analyse des Données"
gagnerait à être replacée dans le cadre d'une théorie
sémiotique : en effet, de nombreux "objets" (notamment en Sciences
Humaines) ne peuvent être pensés dans un modèle de
représentation aux lois complètement explicitées a
priori, hors contexte. Ils ne peuvent pas être décrits analytiquement[4].
Doit-on pour cela les exclure de toute tentative de représentation
contrôlée (si possible automatisable) ? On rejoint là
certaines des thèses de J. Bertin sur la sémiologie graphique
et reprenons une réflexion déjà entamée par
S Bolasco (1982)).
1.2 Analyse des Données Textuelles.
Dans le cas des tableaux qualitatifs à double entrée, les
relations entre lignes et colonnes sont exprimables dans un langage propositionnel,
l'une des entrées renvoyant à un ensemble d'"objets" et l'autre
à leurs "qualités". Il existe une sorte de parenté
logique entre la définition d'un tel tableau et la considération
d'un ensemble de propositions "sujet-prédicat". Pour reprendre l'exemple
proposé par Benzécri (1981), supposons un corpus dont toutes
les phrases sont constituées d'un sujet et d'un verbe. Par exemple,
{l'avion vole ; l'avion ronfle ; le chacal mange ; le chacal aboie ; l'oiseau
vole ; etc...}. Il est possible de représenter ce corpus par un
tableau de données avec, en lignes, les différents sujets
et, en colonnes, les différents prédicats. Si l'ordre des
"propositions" est indifférent, la donnée du tableau de correspondances
est même équivalente, dans ce cas, à la donnée
du corpus (à partir de l'un, on peut reconstruire l'autre et réciproquement).
En ce sens, l'analyse de données de ce tableau permet de donner
une représentation spatiale de la forme du corpus associé.
Par cet aspect, comme l'a noté Benzécri (1983), cette application
de l'analyse des données a un objectif voisin de celui de l'analyse
distributionnelle : non pas chercher le sens d'un texte mais déterminer
comment sont organisés les éléments qui le constituent
, même si les notions de distributions et d'éléments
utilisées par Z.S. Harris sont différentes.
On sait que l'objectif initial du distributionnalisme (Bloomfield,
sous l'influence du béhaviorisme, objectif repris par Harris ensuite)
était de réunir un corpus constitué par un
ensemble d'énoncés émis par les utilisateurs d'une
langue donnée, ensemble aussi varié et exhaustif que possible,
puis, d'en relever les régularités afin d'en déduire,
sans présupposition, les lois de la grammaire. Si cet objectif ne
put être atteint, Harris s'aperçut que cette technique pouvait
être efficace pour dégager des structures textuelles reflétant
des lois de production d'un texte particulier (c'est à dire d'un
discours) :"L'analyse distributionnelle à l'intérieur
d'un seul discours, considéré individuellement, fournit des
renseignements sur certaines corrélations entre la langue et d'autres
formes de comportement." et aussi "Il résulte de tout ce
qui précède que notre méthode devra établir
les occurrences d'éléments et en particulier les occurrences
relatives de tous les éléments d'un discours dans les limites
de ce seul discours." (1952).
2. Méthodologie "Alceste" et "Mondes lexicaux".
Cette méthodologie est associée à une orientation
particulière des recherches en analyse des données textuelles
(1986). Il s'agit, non pas de comparer les distributions statistiques des
"mots" dans différents corpus, mais d'étudier la structure
formelle de leurs cooccurrences dans les "énoncés" d'un corpus
donné. A ce titre, elle renoue avec l'approche distributionnelle
évoquée par Benzécri, mais avec une volonté
plus affirmée d'être d'abord une "analyse du discours"
: en effet, on se propose de mettre en évidence une dimension d'organisation
du texte qui "mémorise" ses conditions de production.
2.1 Objectifs et modélisation du corpus utilisé
Benzécri a évoqué l'analyse distributionnelle dans
le cadre d'une modélisation du corpus sous la forme d'un tableau
de correspondances entre "sujets" et "prédicats". Il ne s'agit pourtant
pas du principal modèle utilisé en analyse des données
textuelles. L'autre modèle provient plutôt de la statistique
linguistique (Ch. Muller, E. Brunet, M. Tournier) : il consiste à
comparer les distributions de vocabulaire entre plusieurs productions (réponses
de sujets, oeuvre, etc...)[5].
C'est ce modèle que nous utilisons dans une perspective harissienne
(en ce sens que l'on cherche à mettre en évidence la structure
des distributions dans un discours singulier). Pour cela, on considère
le texte analysé comme un ensemble d' "énoncés élémentaires".
A la notion d' "individu" se substitue celle "de "sujet-énonciateur"
(qui se distingue donc de celle d'auteur ou de producteur du texte). On
relève une certaine analogie[6]
de cette démarche avec la théorie polyphonique de Oswald
Ducrot (1989, p12), qui différencie le locuteur de l'énonciateur,
le locuteur pouvant choisir d'investir ou de se distancier à un
moment donné de l'énonciateur.
Au niveau du traitement envisagé, un texte produit par un seul
auteur est peu différent d'un texte co-produit par plusieurs auteurs,
celui-là mettant toujours en jeu plusieurs
sujets-énonciateurs.
En résumé, un corpus est modélisé
par un tableau croisant en lignes, les "énoncés simples"
d'un corpus et, en colonnes, les "formes" utilisées comme marqueurs
de la référence (les bases lexicales ou lexèmes).
Par là, on met en relation deux niveaux d'analyse : le discours
comme ensemble d'énoncés ; l'énoncé (élémentaire)
comme ensemble de vocables. La notion d'énoncé renvoie à
celle d'un "sujet-énonciateur" et la notion de lexème, à
celle d'un "objet" de référence (au moins pour l'énonciateur...
nous ne faisons aucune conjoncture par rapport à la réalité
cernable par cette dénomination : c'est le problème du sujet-énonciateur).
Cela dit, la notion d'énoncé élémentaire
est ambiguë. Pierre Jacob propose dans un article introductif sur
les sciences cognitives de considérer l'énoncé (en
première approximation) comme "une représentation (externe)
de second ordre d'une représentation (interne) de l'environnement
[7]". Si cette formulation
a le mérite d'insister sur le processus d'une double représentation
- un énoncé est associé à la construction d'une
"référence" par le sujet (sa représentation de l'environnement)
- elle a tendance à constituer l'environnement comme une "chose
en soi" et gommer la place particulière du sujet qui énonce.
En effet, dans le langage naturel, celui-ci coordonne la représentation
qu'il se fait de l'environnement avec la représentation qu'il a
de lui-même ; cela se traduit au niveau linguistique par un jeu de
distanciation et de prise en charge entre celui qui propose et celui qui
parle (entre énonciateur et locuteur selon la distinction de Ducrot).
Cette distanciation est, de plus, démultipliée par les possibilités
de reflets multiples du locuteur dans l'énoncé s'appuyant
sur divers marqueurs de l'énonciation (les modalisations notamment).
De ce point de vue, l'énoncé renvoie donc davantage à
la représentation d'un acte engageant celui qui énonce à
travers ses images, aussi bien qu'à travers ses choix d'objets.
Un énoncé traduit donc davantage un "point de
vue"
particulier plutôt qu'une représentation, le point
de vue impliquant en son centre l'existence d'un "sujet" dans une certaine
modalité du faire ou de l'être. Cette notion n'a donc
rien d'absolu. Elle est relative à l'activité ou à
l'état d'un sujet et ne renvoie pas obligatoirement à un
système de références préétabli, celui-ci
pouvant l'être ou non, reconstruit, imaginé... Notre hypothèse
principale consiste justement à considérer le vocabulaire
d'un énoncé particulier comme une trace pertinente de ce
"point de vue" : il est à la fois la trace d'un lieu référentiel
et d'une activité cohérente du sujet-énonciateur.
Nous appelons "mondes lexicaux", les traces les plus prégnantes
de ces activités dans le lexique.
2.2. Monde, sujet et logique locale
Les "mondes lexicaux" étant définis statistiquement,
ils renvoient à des espaces de référence associés
à un grand nombre d'énoncés. Autrement dit, ils superposent,
dans un même "lieu", différents moments de l'activité
du sujet, différents "points de vue". Ce lieu agit donc comme un
attracteur pour cette activité. Un sujet l'habite d'une certaine
manière. Dans le cas où ce sujet est collectif (cas de l'étude
présentée ci-après), ces "lieux" deviennent des sortes
de "lieux communs" (à un groupe, une collectivité, une époque,
etc...). De ce fait, ils peuvent s'imposer davantage à l'énonciateur
qu'ils ne sont choisis par lui, même si celui-ci les reconstruit,
leur donne une coloration propre. Un recouvrement avec la notion de représentations
sociales [8] apparaît donc
ici assez clairement : dans les deux cas, ces notions évoquent un
lieu situé entre les représentations individuelles et les
préconstruits culturels.
Pour désigner ces "lieux" ou "points de vue" plus généraux,
nous utiliserons le terme de "monde"[9]
qui est moins spécifique d'une théorie, d'un type de construction
sociale. Ce terme de "monde" n'a pas de connotation "réaliste".
Nous le distinguons très nettement d'un réel (qui reste,
selon la belle expression de B. D'Espagnat[10],
"voilé") même s'il peut donner l'illusion de son extériorité
(voir le débat entre J.P. Changeux et A. Connes, à propos
du monde du mathématicien[11]).
Un monde apparaît, au niveau cognitif, à travers
un ensemble plus ou moins organisé de signes relatifs à des
objets, des actes, des jugements, etc... S'il n'est pas directement montrable,
il transparaît à travers la cohérence des actes et
la prévision de leurs effets[12].
L'approche statistique proposée, ne peut étudier
cette cohérence d'un monde que globalement, par opposition à
d'autre monde. Si l'on ne peut dire en quoi consiste la cohérence
particulière d'un monde, on peut, en revanche, tracer les frontières
entre deux mondes du fait d'une absence d'opérations cognitives
reliant les objets de l'un aux objets de l'autre.
Au niveau de l'analyse lexicale, cette opposition entre mondes
s'inscrit dans une discrimination du vocabulaire, dans une opposition de
leurs traces lexicales. Un monde lexical est donc à la fois la trace
d'un lieu référentiel et l'indice d'une forme de cohérence
liée à l'activité spécifique du sujet-énonciateur
que l'on appellera une logique locale. Monde lexical, sujet-énonciateur
et logique locale sont donc trois aspects d'une même "mise en scène"
de l'énoncé (comme le décor, les personnages et l'intrigue
peuvent l'être dans une pièce de théâtre).
2.3. Dynamique des points de vue et sujet multiple.
Un "monde lexical" est la trace du monde propre d'un sujet-énonciateur,
trace des "objets" qui sont à la fois "objets du monde" et
"cibles" de son activité ; ce monde est perçu par le sujet
selon différents "points de vue" qui sont autant d'expressions
d'un même lieu. Ainsi un point de vue correspond à
une position plus consciente et immédiate du sujet-énonciateur
alors que le monde dont ce point de vue dépend, a une plus
grande permanence, une plus grande stabilité. Il est aussi plus
inconscient (plus il est présupposé, plus il est inconscient
: voir les paradigmes de Kuhn). Ces mondes n'ont rien d'absolu : ce sont
des espaces intermédiaires médiatisant l'action. Ils ne peuvent
être définis en eux-mêmes du fait de l'imprécision
de leur contour mais sont identifiables par contraste ou par conflit. Leur
multiplicité conduit à concevoir une démultiplication
du sujet-énonciateur. Cette démultiplication est l'expression
même de son activité. Elle peut être temporaire. Tout
l'effort de construction suivant consiste à unifier ces différents
points de vue en une seule représentation d'ensemble[13].
Cet essai d'unification de différents points de vue en un système
organisé et cohérent passe donc par une étape "transitoire"
où différentes représentations sont en conflit et
où le sujet doit se démultiplier pour les maîtriser
(c'est dans cette transition que se jouent les stratégies argumentatives
: entre la logique et la dialectique). La représentation iconique
peut être perçue comme un premier essai de représentation
unifiée des conflits entre "mondes"[14].
Au niveau du langage, ce dédoublement imposé par
l'action est signalé par la possibilité de se distancier
de sa propre image (et donc de la nommer : auto-référence).
Si nous reprenons à notre compte la terminologie de Oswald Ducrot,
l'énonciateur
serait celui qui énonce en fonction
de la logique d'un monde particulier et le locuteur, celui qui cherche
à se distancier de ce monde afin de pouvoir envisager d'autres points
de vue et gérer ainsi l'univers des mondes possibles.
3 L'Analyse d'un corpus de 212 récits de cauchemars.
3.1. Origine de l'étude
Ce corpus a été constitué en 1972 par Hector Rodriguez
Tomé et Françoise Bariaud afin de poursuivre, chez l'adolescent,
une étude commencée par Michel Zlotowicz[15]
(1978) sur les récits de cauchemar de l'enfant, dans le cadre d'une
enquête plus générale sur les peurs et l'angoisse chez
les adolescents (1975).
Rodriguez Tomé avait fait retranscrire les textes des adolescents
afin de réduire la part énonciative au profit de la seule
description événementielle. Cette opération, qui nous
avait semblé utile à l'époque (1980), serait gênante
pour une analyse du discours tel qu'on l'entend habituellement. Elle ne
peut avoir qu'une faible incidence sur les résultats obtenus ici,
le vocabulaire "plein" utilisé par les adolescents n'ayant pas été
modifié dans cette retranscription (vocabulaire plein sur lequel
porte l'analyse "Alceste")[16].
Concrètement, le corpus[17]
que nous avons étudié se présente sous la forme d'"énoncés
élémentaires" d'une ligne maximum, ainsi que l'extrait ci-dessous
le montre[18]:
**** *0011 *P_Paris_laïque *A_12ans *S_garçon *réveil
*repet
Je me sens soulevé, transporté devant un puits sans
fond ;
De là, je me sens tomber dans ce puits ;
Je pousse des cris ;
**** *0021 *P_Paris_laïque *A_12ans *S_garcon
Je suis dans une charrette remplie de serpents ;
Je n'ose bouger ;
3.2. La mise en oeuvre opératoire [19].
L'objectif est d'obtenir un classement des énoncés
d'un corpus donné en fonction de la ressemblance ou de la dissemblance
statistique des lexèmes qui les compose afin de mettre en
évidence des "mondes lexicaux". Au niveau technique, ces
"ressemblances et dissemblances" sont modélisées par un tableau
binaire dont les colonnes seraient définies par les différents
lexèmes et les lignes par les différents énoncés.
Reste à préciser opérationnellement ce que l'on
peut entendre par "énoncé" et "lexème": a) Un énoncé
peut se concevoir selon plusieurs points de vue, syntaxique, pragmatique,
sémantique voire cognitif. Le niveau syntaxique permet de délimiter
approximativement des frontières possibles en l'identifiant plus
ou moins à la notion de proposition, de phrase ou de paragraphe.
Mais de telles frontières restent, en partie, arbitraires et nous
avons préféré utiliser une heuristique[20]
statistique pour délimiter ce que nous n'osons pas appeler des "énoncés"
mais des
"unités de contexte" ; b) De même, le
lexème
n'est pas directement accessible à l'approche formelle ; seule
la forme graphique des mots l'est (si l'on entend par là l'ensemble
des lettres séparées par un espace ou une ponctuation). La
procédure permettant d'extraire la base lexicale d'une forme est
loin d'être évidente. On n'a pas cherché à résoudre
ce problème en soi, mais dans le contexte de la modélisation
du corpus proposée[21].
Une fois ces unités définies, le corpus est modélisé
par un tableau de données croisant
"unités de contextes"
par "formes réduites". Une "classification descendante
hiérarchique[22]" de
ce tableau permet de distinguer des classes d'unités de contexte
en fonction de la distribution différenciée du vocabulaire.
A partir d'un corpus de textes, définir les unités d'analyse,
construire le tableau de données associé, détecter
les classes puis les décrire selon plusieurs points de vue (vocabulaire
spécifique des classes, unités de contexte caractéristiques,
segments répétés, concordances etc...), telles sont
les principales opérations effectuées par le logiciel.
Par exemple, le tableau traité dans cette étude comprend,
en colonnes, 236 "formes réduites" ; en lignes, 1677 "unités
de contexte élémentaire" qui correspondent ici aux différents
énoncés d'événements retranscrits.
L'unité de contexte élémentaire (ou u.c.e.) n'est
pas l'unité de contexte retenu pour la classification. Celle-ci
est constituée de plusieurs u.c.e. successives. Elle est de grandeur
variable, ce qui permet de faire plusieurs essais pour contrôler
la stabilité des classes obtenues.[23].
Les unités classifiées ici ne sont donc pas les "événements"(u.c.e.)
mais des "micro-récits" (succession de plusieurs événements).
Par cette procédure, trois classes ont été isolées
: leur intersection dans les deux essais regroupe 66,37% des 1677 u.c.e.
du corpus[24]. La première
contient 639 u.c.e., la seconde 263 et la troisième 211. La classe
qui se différencie le plus des deux autres est la troisième.
Nous l'avions déjà mis en évidence avec la version
du logiciel de 1985 en prenant comme unité d'analyse l'u.c.e. ce
qui prouve sa forte spécificité (1987).
3.3. Les résultats obtenus [25]
Tableau 1 : distribution du vocabulaire dans les trois classes.
(l'ordre de présentation est par chi2 décroissant
au seuil de 5%).
Tableau 2 : liste des segments répétés par classe
(fréquents plus de 3 fois)
Quelques remarques et hypothèses interprétatives se dessinent
:
Classe 1 : Des 10 noms que comporte la liste présentée
(tableau 1), 5 sont directement relatifs à la famille ou à
l'environnement social proche du sujet (6, si l'on considère "maison"
avec un sens métaphorique) contre 1, dans les deux autres classes.
Présence aussi des verbes d'action (courir, faire, venir, aller,
mettre, attraper, (se) sauver) . La distribution des segments répétés
(tableau 2) suggère de lier la référence à
la famille avec la peur de la solitude (je suis tout seul) et la référence
à l'action avec l'impuissance (je ne peux, je n'arrive).
Classe 2 : De nombreux termes, notamment des adjectifs, sont
relatifs à un monde visuel (tableau 1). D'autre part, 5 noms font
directement référence à des éléments
de la chambre (chambre, fenêtre, lit, plafond, porte) et même,
plus spécifiquement, de la chambre du rêveur (tableau 2).
Classe 3 : Cette classe très caractéristique regroupe
un grand nombre de mots évoquant la chute. Notons la présence
de la forme "eau", dont les 14 occurrences appartiennent à des u.c.e.
de cette classe (c'est la forme la plus caractéristique de la classe).
L'élément "eau" est associé à la préposition
"dans" (tableau 2) : l'eau n'est pas présente par sa superficialité
mais par sa profondeur.
a) Première classe [26]
Tableau 3 : liste des u.c.e. par classe
(ordonnée en fonction de la spécificité de leur
vocabulaire[27])
La liste des u.c.e. de la première classe (tableau 3) évoque
deux thématiques : le sujet risque de perdre sa famille ou
le sujet est seul et menacé dans un environnement dangereux.
Dans la seconde classe, la menace est associée à des formes
indistinctes qui grossissent devant lui ou font intrusion dans sa chambre.
Le sujet est passif. Le "Je" est principalement suivi du verbe "voir".
Il n'est qu'un regard effrayé devant ce qui l'envahit. Contrairement
à ceux de la première classe, les personnages évoqués
sont des inconnus à peine humains, imprécis dans leur rôle,
leur identité, mais identifiés à l'aide de nombreux
détails visuels.
Quant à la troisième classe, elle est parfaitement homogène
: chute, cris et anéantissement... L'anéantissement du sujet
est associé soit à l'écrasement soit à sa dissolution
dans l'eau. Le sujet perd sa pesanteur qui est aussi la perte d'un soutien,
la perte de toute référence. L'eau est bien le symbole de
cette dissolution. Dans sa profondeur maternante, ne porte-t-elle pas une
Ophélie noire, qui est, dit Bachelard, comme "une invitation à
mourir" ?.
3.4. Quelques résultats complémentaires
Une fois les énoncés classés, il est possible d'observer
la distribution de différentes catégories de mots (même
si ceux-ci n'ont pas contribué aux calculs) :
Tableau 4 : distribution des catégories grammaticales
(chi2 signés[28])
Les verbes sont significativement présents dans la classe 1 alors
que les adjectifs sont significativement absents. Dans la classe 2, c'est
l'inverse. Cela renforce l'interprétation précédente
: les énoncés de la classe 1 sont davantage des énoncés
d'action alors que ceux de la classe 2, sont davantage des descriptions.
Notons que le style descriptif est un choix du narrateur mais ce choix
est cohérent avec l'attitude passive de l'acteur du drame (classe
2). Nous voyons là une double structuration de l'énoncé,
dans sa forme et son contenu, relative à cette même thématique
de la passivité.
Tableau 5 : distribution des catégories de "mots-outils"[29]
Remarque : La distribution des mots-outils est plus aisée
à obtenir puisque les formes associées peuvent être
assez facilement discriminées à l'aide d'un dictionnaire
(intégré dans le logiciel)... aux aléas statistiques
près. Leur classement ne peut qu'être approximatif. L'objectif
n'est pas le même que pour le linguiste. Il ne s'agit pas de proposer
une taxinomie mais d'avoir un échantillonnage de formes suffisant
dans chaque catégorie pour comprendre le rôle éventuel
de cette catégorie dans l'organisation des lexèmes spécifiques
d'une classe.
L'échantillonnage des verbes modaux a été
limité ici à 4 : falloir, pouvoir, vouloir, devoir.
Les marqueurs de l'espace, du temps, de la quantité regroupent aussi
bien des prépositions que des adverbes. Les modalisations assertives
regroupent principalement dans cette étude les négations.
Les organisateurs de l'argumentation comprennent les conjonctions ainsi
que des locutions adverbiales du type, "autrement dit", "au contraire",
etc.... Les autres catégories de mots sont des catégories
grammaticales, celles-ci étant relativement bien identifiables.
La classe 1 est caractérisée par la présence
des verbes modaux (pouvoir, vouloir, devoir) les marqueurs du temps (après,
quand) de la négation (ne). Dans les divers corpus traités,
nous avons remarqué que ces caractéristiques sont souvent
associées aux énoncés d'action. Cette première
classe est aussi caractérisée par la présence de pronoms
ou adjectifs indéfinis, démonstratifs ou relatifs (autre,
ça, ce, celle, cet, chaque, on, qui, tous, tout, toute<). Les
démonstratifs mettent en valeur l'activité argumentative
du narrateur qui renforce donc au niveau du style énonciatif le
dynamisme de l'acteur. Nous retrouvons là encore une relation entre
la manière de dire et ce qui est dit. Cette relation est d'autant
plus claire qu'elle n'a pas interféré dans le calcul des
classes (Rappelons que ces catégories de mots-outils n'ont pas été
retenues dans le calcul). La présence des marqueurs temporels va
aussi dans le sens d'un intérêt pour l'action. En cela cette
classe 1 s'oppose à la classe 2 plus associée aux marqueurs
de l'espace. Ces marqueurs sont, plutôt caractéristiques de
la classe 3 qui est associée au thème de la chute et, principalement,
dans, devant, sur .
La classe 2 semble assez atypique. Notons cependant que les marqueurs
de la quantité y sont un peu plus fréquents qu'ailleurs,
ce qui va dans le sens de l'interprétation déjà évoquée
: l'intensité de la menace est corrélative à l'accroissement
de la taille de l'agresseur potentiel. Le sujet est envahi par l'impression
perceptive.
4. Un essai d'interprétation
4.1 Le récit de cauchemar : approches et
objectifs.
Nous évoquerons rapidement quelques aspects des travaux de Michel
Zlotowicz, notamment, ceux regroupés dans son livre "Les cauchemars
de l'enfant" (1978). Bien qu'il utilise une méthodologie différente
de la nôtre, il aboutit à des constats qui nous paraissent
assez voisins (à chacun d'en juger). Comme son approche est nettement
orientée vers la mise en évidence d'une logique du récit,
elle va nous servir à mettre en évidence concrètement
la complémentarité déjà évoquée
entre approche "logique" et approche statistique des "mondes lexicaux".
Insistons encore sur le fait que ce sont les aspects méthodologiques
qui nous intéresse ici et nous ne prétendons pas faire une
revue des études sur les récits de cauchemars...
Pour Michel Zlotowicz, "une analyse de contenu classique des
rêves montre les limites de cette technique : le contenu y est morcelé
en des unités telles que lieux, objets, personnages, qui sont ensuite
comptabilisées ; mais cette analyse ne prend pas en considération
ce qui nous paraît l'essentiel dans les textes de rêves : le
fait que ce sont des récits, c'est-à-dire une suite ordonnée
d'événements. L'analyse morphologique inspirée de
V. Propp (1928) et codifiée par A. Régnier (1974) retient
au contraire, dans un récit, ses deux propriétés essentielles
: sa structure temporelle et sa substance événementielle".
(1976, p16)
Cet auteur se situe donc dans une perspective qui privilégie
l'ordre temporel et les actions en opposition avec les techniques d'analyse
de contenu alors en vigueur, centrées sur l'étude des "objets"
du cauchemar : "les textes recueillis ont la forme de récits,
c'est-à-dire qu'ils se présentent fondamentalement comme
une suite d'événements ordonnés. La technique d'analyse
du contenu qu'on leur appliquera doit tenir compte de ces deux caractères;
en particulier, les unités de l'analyse devront être les événements."
Dans l'analyse de Propp, auquel cet auteur se réfère,
les unités d'analyse sont organisées autour d'une fonction,
c'est à dire, "l'action d'un personnage, définie du point
de vue de sa signification dans le déroulement de l'intrigue"
(Propp, p31). Zlotowicz décrit son corpus de récits à
l'aide de trois
"fonctions" principales, déjà dégagées
par Propp dans son analyse des contes : victime, agresseur et auxiliaire.
Ces fonctions interagissent dans des événements qui peuvent
être décrits à l'aide de sorte de méta-proposition
que cet auteur appelle "constituant". Cinquante constituants
du cauchemar enfantin sont différenciés à partir d'une
analyse des actes, allant de "la victime tombe" à
"l'agresseur
réduit l'auxiliaire à l'impuissance" (p38)
De plus, tout récit étant "constitué d'une
suite d'événements ordonnés", cet auteur, à
l'instar de Propp, se pose la question de l'existence d'une suite fondamentale
de constituants.
Par l'étude statistique de son corpus, il dégage une suite
de 9 constituants toujours ordonnés (p126) :
L'agresseur fait irruption chez la victime.
L'agresseur s'approche de la victime.
L'agresseur poursuit la victime.
L'agresseur s'empare de la victime.
L'agresseur enlève la victime.
L'agresseur transporte la victime dans son repaire.
L'agresseur réduit la victime à l'impuissance.
L'agresseur inflige des sévices à la victime.
L'agresseur met à mort la victime.
Zlotowicz s'interroge ensuite sur la validité de cette suite,
sur ces variantes, sur son intérêt pour le psychologue s'interrogeant
sur la nature de l'angoisse.
Formellement, notre approche est très différente
pour ne pas dire opposée à celle qu'il propose. En effet,
l'analyse de la distribution du vocabulaire dans les énoncés
met en valeur les lieux, les objets, les personnages dans leur dénomination
ou leur description physique et non dans leur fonction, non dans leur position
comme actants. De plus, l'aspect séquentiel du déroulement
temporel (essentiel selon Zlotowicz) est négligé.
Ainsi, dans notre approche les éléments du décor,
de la mise en scène, vont jouer un rôle prédominant
par rapport au drame lui-même, à son déroulement. On
ne peut donc que constater l'opposition complète de nos choix méthodologiques,
en définitive, beaucoup plus proches de ceux de l'analyse de contenu
critiqué par cet auteur.
Notons cependant deux points d'accord essentiels. L'un concerne les
unités de l'analyse : dans les deux cas les unités de base
sont les "événements", même si, dans le cas de l'analyse
de Zlotowicz, l'expression de ces événements est réduite
à la forme de constituants. L'autre point d'accord concerne l'"objet"
même de l'analyse, qui est de pouvoir décrire les récits
individuels en relation avec une représentation collective du récit,
représentation que l'on cherche à fonder dans les deux cas
sur l'étude exhaustive d'un corpus. Mais comme on l'a vu, il y a
au moins deux manières d'étudier le récit (a) à
travers la succession des actes des acteurs, et (b) à travers les
mondes qu'ils parcourent et, si Zlotowicz a plutôt choisi la manière
(a), nous avons plutôt choisi la manière (b)...
Après avoir constitué sa suite fondamentale, cet auteur
s'est interrogé sur la signification des variantes de cette suite.
Il écrit notamment :"Nous avons donc déterminé
deux variantes principales de la suite fondamentale, selon que l'agresseur
fait irruption chez la victime ou qu'il se manifeste à elle après
que la victime s'est exposée au danger. Nous avons aussi remarqué
que les récits commençant par une poursuite pouvaient être
assimilés à ceux où la victime s'expose au danger."
Il ajoute plus loin : "dans les récits où elle s'expose
au danger la victime non seulement fait preuve de plus d'activité,
mais elle parvient dans un nombre non négligeable de cas à
s'échapper du danger par sa propre activité ; ce qui fait
contraste avec les récits où l'agresseur fait irruption chez
la victime." . Zlotowicz esquisse ensuite l'idée d'un gradient
parmi la variété des récits qui actualise la suite
fondamentale, en fonction du degré d'activité de la victime
qui est aussi, pour cet auteur, un degré de sa détresse,
son hypothèse fondamentale étant que le cauchemar exprime
l'angoisse et que l'angoisse est manifestée par la détresse
de la victime. Cela lui permet de distinguer quatre degrés dans
"le continuum de la détresse", en partant de ceux "où
elle est la plus totale" :
degré 0 : les cauchemars "abstraits"
degré 1 : les cauchemars sans agresseurs (chute, maladie,
mort...)
degré 2 : les cauchemars où l'agresseur fait irruption
chez la victime.
degré 3 : les cauchemars où la victime s'expose à
l'agresseur.
degré 4 : les cauchemars où l'agresseur poursuit la
victime.
La pertinence de ces observations pour nos résultats est d'autant
plus remarquable qu'elles ont été effectuées avec
une méthodologie complètement différentes de la notre
et sur un autre corpus (concernant les enfants de 6 à 12 ans et
non les adolescents de 12 à 16 ans).
Cette convergence de résultats nous conduisent à
penser que les classes d'événements obtenues précédemment
sont, en fait, des classes de récits.
Aussi pour étayer ces interprétations, nous avons choisi
quelques exemples de récits complets caractéristiques de
chaque classe. Cela permettra de rendre plus sensible ce que nous entendons
par une logique "locale", notion qui se rapproche, dans le cas des récits,
de la notion de scénario.
4.2. La logique de la séparation (classe
1)
Le contexte établi par la classe 1 est le plus "banal". Rappelons
que cette classe est la plus importante en volume (57,4 % des u.c.e.).
Les informations relevées à partir du vocabulaire spécifique,
des u.c.e. représentatives et des segments répétés
ont permis de dégager trois pôles d'attraction : a) l'évocation
de la famille ; b) l'évocation d'actions, de déplacements
sous-tendant un scénario de type "poursuite-fuite" ; c) une impuissance
du sujet. Nous faisons l'hypothèse que cette "impuissance" est directement
liée à l'éloignement de la famille, que celle-ci soit
imposée par une menace ou par une action du sujet. Voici deux récits
types de la classe 1:
*1473 *P_Limousin *A_16ans *S_garcon *liber (11 u.c.e. sur 12 appartiennent
à la classe 1)
Un homme me poursuit avec une hache en pleine nuit $ J'essaye de
courir j'ai les jambes coupées $ I est presque a ma hauteur $ Je
ne peux avancer $ Je fais du surplace $ Je me refugie dans l'église
apres maints efforts $
Comme l'église est un domaine où on ne doit violenter
quelqu'un $ I bondit sur moi comme un fauve $ Mais le paroissien le fait
lacher prise $ I Lui dit ici mon fils c'est la maison du seigneur pas de
violences $ L'homme s'avoue vaincu $ I part $
Ce récit actualise le thème de la "poursuite-fuite", avec
l'apparition d'un auxiliaire. L'église est l'image même de
la maison protectrice, "la maison du seigneur". Ce scénario
évoque la suite définie par Zlotowicz :"la victime s'expose
au danger ; l'agresseur se montre". Cela nous conduit à placer
les récits de ce type au degré 3 et 4 de son "continuum"
de détresse. L'analyse que nous proposons permet toutefois de replacer
dans un contexte particulier cette logique narrative. Notamment, la liaison
avec la famille et plus généralement, avec un environnement
social protecteur est plus explicite. Cela permet d'envisager la présence
de l'agresseur en relation avec la peur de la séparation[30].
Le second récit a été choisi pour montrer l'existence
de scénarios assez différents pour cette classe (ces deux
aspects ont été séparés dans certaines analyses
mais la discrimination est peu stable. Dans l'analyse sur les cauchemars
d'enfants, par contre, le premier scénario est très nettement
discriminé (1992) :
*2093 *P_Limousin *A_16ans *S_fille (9 u.c.e. sur 9 appartiennent
à la classe 1)
parents* et frère* ont un accident $ I sont blesses $ mais
je vois mère* mourir $ E m'appelle $ mais je ne peux intervenir
$ c'est le tour de père* de frère* $ je suis toujours a les
regarder sans pouvoir rien faire $ je suis honteuse indignée $ que
vais je devenir seule $
Dans ce cas la victime est moins active et l'éloignement de la
famille est causée par un agresseur. Cela dit, il exprime sous une
autre forme la peur de séparation.
Peut-on parler de "logique de la séparation" à
propos de cette classe ? La prémisse semble être : "Plus
on s'éloigne de ses proches plus on est menacé d'anéantissement".
Les deux opérateurs de mise en relation du sujet avec les siens
sont donc l'éloignement ou le rapprochement. On notera que dans
le thème de la poursuite-fuite, ce sont ces deux mêmes opérateurs
qui fonctionnent comme en miroir pour positionner le sujet relativement
à l'agresseur.
Notons que la personnalisation de la menace en un agresseur précis
permet un certain contrôle de l'angoisse par le rêveur (par
la distance qu'il peut avoir avec lui). Cette logique de la proximité
et de l'éloignement opère dans un monde socialisé
et temporalisé.
4.3. La logique de la clôture (classe 2)
Les énoncés de cette classe sont surtout marqués par
un style très descriptif. Ce style est toutefois révélateur
de l'attitude plus passive du sujet. Celui-ci est dans sa chambre et il
est menacé par l'apparition d'un agresseur dont la taille s'accroît
au fur et à mesure que se précise la menace. Dans la description
de l'agresseur, les yeux, les dents, ou des armes sont parfois évoqués.
Ce type de récit a été bien caractérisé
par l'analyse et nous le rapprochons sans difficulté du degré
2 de l'échelle de détresse de Zlotowicz. En voici deux exemples
:
*1463 *P_Limousin *A_16ans *S_garcon *liber (13/14)
ma chambre est noire $ je me trouve au beau milieu $ le vampire arrive$
I a des canines très grandes et brillantes $ E paraissent en or
$ I me regarde longuement $ je prends peur $ je essaie de parlementer avec
Lui $ I m'écoute $ I se jette sur moi $ je réussis au bout
de la deuxième fois a le retenir $ même I me regarde $ ses
yeux deviennent rouges $ I disparait $
*0671 *P_Paris_laïque *A_16ans *S_fille *repet (11/18)
Je suis allongée sur un lit$ la pièce est très
crue$ puisque je suis sur le dos je vois très bien le plafond$ la
lumière est glauque$ je vois un peu$ il y a une corniche au plafond$
je vois le départ des murs de ce plafond$ tout est blanc casse$
D'un point sombre sur la corniche débouche une espèce de
petit monstre$ I est petit couleur de terre peut être plus gris$
La peau est très plissée et rugueuse$ I marche dans les airs
mais le dos quasiment colle au plafond$ I évolue avec une lenteur
effroyable $ I rit d'un petit rire sinistre $ I découvre des dents
grises et pointues $ I vient a moi $ I descend toujours aussi lentement
$ I rit toujours les yeux grands ouverts et brillants de plaisir
L'approche lexicale permet de mettre en évidence les références
visuelles et perceptives. Dans la terminologie de Zlotowicz, le scénario
actualisé ici est décrit par le constituant : "l'agresseur
fait irruption chez la victime" . Dans son étude, il évoque
que ce constituant est souvent suivi par
"l'agresseur enlève
la victime ; L'agresseur transporte la victime dans son repaire ; l'agresseur
inflige des sévices à la victime" ce que nous n'avons
pas mis en évidence dans ce corpus. Au niveau du contexte, on notera
qu'il y a peu de références à un environnement social
protecteur.
Nous parlerons de "logique de la clôture". Elle repose
sur un essai de différenciation nette entre un dedans et un dehors
(sans pouvoir y arriver vraiment, dans le cas du cauchemar).
Le cercle de sécurité qui est menacé n'est plus
constitué par la famille ou les proches mais par l'environnement
physique, corporel du sujet lui-même. L'effraction dans la chambre
est accompagnée d'une menace directe d'atteinte à l'intégrité
physique. Dans les deux récits présentés, cette menace
est symbolisée par le type d'agresseur (vampire) ou par certaines
de ses caractéristiques (canines, dents). Cela rapproche cette interprétation
de celle sous-jacente au scénario de Zlotowicz.
Au niveau de l'interprétation psychologique, nous pouvons remarquer
avec lui que "l'identité personnelle a pour condition l'intégrité
physique, et celle-ci peut en retour être l'image et un symbole d'identité.
En ce sens , toute atteinte à l'intégrité est aussi
remise en cause et, à la limite, abolition de l'identité
personnelle." (p254). Le psychanalyste D. Anzieu a d'ailleurs créé
son concept de Moi-peau sur"l'idée que la première différenciation
du moi au sein de l'appareil psychique s'étale sur les sensations
de la peau et consiste en une figuration symbolique de celle-ci." (Le
Moi-peau, DUNOD, 1985). Selon cette perspective, la notion d'atteinte à
l'intégrité physique doit être comprise comme une menace
contre l'identité même du sujet dans sa structuration la plus
archaïque.
Comme indice de cette interprétation remarquons l'importance
du regard (les 8 occurrences de la forme "yeux" sont dans la classe 2).
Dans les deux récits présentés, le regard de l'agresseur
menace l'intégrité psychologique de la victime. Notons qu'il
est l'écho du regard même de la victime sur lui, qui cherche
à le contenir dans une description précise en le disloquant
dans de nombreux détails.
4.4. La logique de la chute (classe 3)
Comme on l'a vu, cette classe est la classe de récits la plus caractéristique
: elle est distinguée dès la première itération
des calculs.
Son scénario est simple : le sujet tombe. Mais c'est le
monde qui bascule avec lui. Le sujet n'existe plus ni comme personne sociale
ni même comme personne physique puisque même sa pesanteur,
qui l'ancre au sol, disparaît. Tout alors s'écroule autour
de lui et il n'est plus lui-même que cette aspiration vers le néant.
Zlotowicz a noté la spécificité du cauchemar de chute
: "le sentiment de la chute peut, à lui seul, constituer la matière
du cauchemar", la détresse "étant corrélative
d'un manque de soutien". Le cercle de sécurité évoqué
dans les deux premiers types de cauchemar se rétrécit encore
ici pour ne cerner qu'un "Je" problématique dont l'existence ne
tient plus qu'à la perception de ce vertige. Voici plusieurs exemples
de récits de chute actualisant cet anéantissement :
**** *0101 *P_Paris_laïque *A_12ans *S_garcon
La maison ou j'habite se désagrège tout à coup
$ je verse dans le vide a une hauteur de 400 mètres $ Je me sens
brusquement verser vers l'arrière $ Je glisse $ Je tombe lentement
comme dans un film passé au ralenti $ Je m'écrase dans la
rue sur le sol $
**** *0611 *P_Paris_laïque *A_16ans *S_fille
je suis sur une plaine avec plein des trous et de tous petits chemins
$ des que je marche sur le chemin I s'écroule $ je tombe en criant
$ mon cri s'étouffe et se perd $ les trous sont rouges et très
très profonds $
**** *1513 *P_Limousin *A_16ans *S_garcon *reveil
je tombe dans un lac profond de plusieurs mètres $ je ne sais
nager $ l'eau m'engloutit $ je essaie de me maintenir en surface $ je me
enfonce* $ je sens la mort proche $
Ce dernier récit met explicitement en relation le thème
de la chute et de l'anéantissement dans l'eau. Si la chute est l'expression
d'une perte de toutes références, et donc une perte du monde,
l'eau est communément évoquée comme symbole de la
non-différenciation, à la fois origine et fin.
La menace n'est plus circonscrite à une élément
extérieur. Elle dépend d'une perception interne, proprioceptive.
Peut-on encore parler de logique ? Le sujet du verbe est celui qui subit.
Il n'existe plus que comme argument grammatical car l'énonciation
oblige à le distinguer d'un mouvement avec lequel pourtant il se
confond. La dissolution dans l'eau est de ce point de vue signifiante de
l'anéantissement de tout sujet.
4.5. Schématisation
Pour conclure cette partie, nous présentons un schéma récapitulatif
de l'état de nos interprétations qui ne constitue qu'un "point
de vue" possible, sur les "structures" lexicales obtenues.. Mais que sont
ces "structures" hors de toute interprétation ? La notion de signifiant
a-t-elle un sens en dehors de celle de signifié ? (et vice-versa).
Nous rejoignons là Umberto Eco pour qui la structure n'existe pas
en soi :"c'est le produit d'opérations que j'ai moi-même
orientées. La structure est un modèle que j'élabore
pour pouvoir désigner des choses différentes de manière
homogène" (1972).
Dans le cas présent d'une utilisation inductive de la statistique,
si les choix de l'interprète sont orientées par l'analyse
statistique, ils ne peuvent être déterminés par elle
et la schématisation "modélise"(ou "iconise") nécessairement
un point de vue.
5. Conclusion
Dans l'étude présentée, le récit de cauchemar
renvoie à un monde imaginaire qui apparaît, par là
même, comme l'expression d'un "mode d'être" du sujet. C'est
donc naturellement qu'est mise en évidence une certaine dualité
Monde/Sujet. Cet aspect, évident dans ce cas, n'est cependant pas
spécifique de ce type de monde et exemplifie, d'une certaine manière,
l'aphorisme de Wittgenstein selon lequel "Le Moi apparaît en philosophie
du fait que <<le monde est mon propre monde>>" .
Le "monde" est considéré à la fois comme
l'expression d'un imaginaire et le reflet d'un "réel". C'est en
cela qu'il est à la fois "monde" du sujet et "monde objectif". Ce
que Bachelard exprime dans cette mise en garde : "Il suffit que nous
parlions d'un objet pour nous croire objectifs. Mais par notre premier
choix, l'objet nous désigne plus que nous ne le désignons
et ce que nous croyons nos pensées fondamentales sur le monde sont
souvent des confidences sur la jeunesse de notre esprit." Cette subjectivation
des objets fait de tout objet un signe et, du monde, une image de notre
propre activité psychique (Jung
31).
Il n'est pas étonnant que cette dualité du monde se reflète
dans les logiques mises en oeuvre qui apparaissent à la fois, "logique
d'objet" et "logique de sujet" pour reprendre la terminologie
de J.B. Grize.
Par exemple, dans l'analyse des récits de cauchemars, le premier
type de récit mis en évidence évoque le monde relationnel
du sujet ; mais celui-ci peut être vu comme l'expression même
de son Moi social. De ce fait, la logique mise en oeuvre est à la
fois
logique externe, puisque l'opérateur "s'éloigner/
s'approcher" prend sens dans des distances physiques, et logique
interne, puisque cet opérateur mesure l'intensité même
du sentiment de détresse du rêveur devant la séparation
avec les proches.
Cela dit, si cette étude met en évidence trois types
de mondes et de logiques (qui renvoient en définitive à trois
types de vécu du rêveur), que signifie leur co-détermination
réciproque ? Dans quelle représentation l'intégrer
?
Si l'on convient que le récit de cauchemar met en scène
la peur fondamentale de l'anéantissement, la trace de l'intensité
de cette peur apparaît, dans l'analyse, sous différentes dynamiques
du récit : distance à l'agresseur dans la première,
changement de taille de l'agresseur dans la seconde, et sentiment de la
chute dans la troisième. Autrement dit, ce qui semble transparaître
dans la structure inter-monde de cette analyse, c'est la trace d'un même
processus psychique dynamique qui est situé à un autre niveau
d'analyse que celui de la mise en scène dans chacun des mondes.
Notons
que ce processus est à la base même de ce qu'est, au moins
pour les adolescents interrogés, un cauchemar.
Au niveau linguistique, cette spécificité est intéressante
car elle amène à réfléchir sur la notion de
référence ... Le référent du mot "cauchemar"
est modélisé par la structure des récits qui "imitent"
un cauchemar. C'est par le fait que les différents récits
ont certaines régularités structurelles, que l'on peut induire
l'existence d'un élément stable que dénote justement
le mot de "cauchemar" (du moins, pour les adolescents interrogés).
Cela dit, cette "réalité" du référent
n'est pas directement observable : seule la mise en scène imaginaire
exprimée par le récit l'est. Aussi doit-on distinguer la
notion de "monde" de la notion de "référent réel".
Le monde reste la construction imaginaire d'un sujet (éventuellement
générique ou collectif), et ne peut que refléter,
par sa structure, ces aspects "hors-monde", qu'on nomme la "réalité"
(et qui n'est donc accessible que par la métaphore... ou la mathématique).
Cela dit, si pour Hintikka, le fait de pouvoir formuler une proposition,
c'est en même temps concevoir un monde possible dans lequel elle
est vraie (Meyer, 1982), pour nous qui traitons de propositions en langage
naturel, c'est aussi, la possibilité pour le sujet qui propose,
de se créer une autre identité, une autre forme de rapport
à une réalité qui sans cesse lui échappe. Le
fameux "Je est un autre" d'A. Rimbaud ne traduit-il pas aussi cette
propension du poète à s'échapper d'un monde quotidien
déjà dépassé et qui ne peut plus être
"sa réalité". Il doit chercher un autre Monde, c'est à
dire, un autre "Je".
A son niveau, la méthodologie proposée permet de pister
cette démarche identitaire d'un auteur, individuel ou collectif,
à travers les mondes lexicaux qui ne sont que la trace, dans
son discours, des mondes qu'il échafaude pour asseoir ses points
de vue et construire son oeuvre.
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