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MOTS / Lexicometrica
Numéro spécial, 2001

Corinne GOBIN°

 

 

Un survol des discours de présentation

de l'exécutif européen (1958-1993)

 

Les institutions politiques produisent en permanence une théorie de discours, de textes. Cette production continue peut nous renseigner sur l'évolution diachronique des options politiques de ces institutions. L'Union européenne est probablement l'une des institutions les plus productives en discours et en textes de tous types. Dans le cadre d'une étude-pilote (Gobin-Deroubaix 1994), nous nous sommes intéressés à l'analyse du vocabulaire des discours d'investiture de la Commission (et de la Haute Autorité de la CECA) devant leur assemblée parlementaire.

Le corpus retenu est constitué d'un ensemble de quatorze textes. Il comporte trois discours prononcés par les présidents successifs de la Haute Autorité de la Communauté européenne du Charbon et de l'Acier (CECA) de 1952 à 1958 et onze discours prononcés par les présidents successifs de la Commission européenne de 1958 à 1993. Les quatorze discours ont été sélectionnés avec le souci d'assurer une certaine comparabilité; ils sont donc de même nature et ont un contexte d'énonciation semblable: il s'agit à chaque fois des discours "d'investiture" des nouveaux présidents présentant les objectifs généraux de la nouvelle Haute Autorité ou de la nouvelle Commission, devant l'Assemblée commune de la CECA, l'Assemblée ou le Parlement européen. Il ne s'agit donc pas de discours de présentation d'un programme annuel précis mais de discours programmatiques de type général, que nous pourrions qualifier de "discours d'entrée en fonction".

Il ne s'agit pas non plus de discours de type personnel: ce n'est pas le président, dans son individualité propre, qui s'adresse aux députées et députés mais le président en tant que porte-parole privilégié d'un collège, celui formé par les membres de la Haute Autorité ou de la Commission européenne. Mais, bien entendu, certaines personnalités peuvent imprégner ce discours d'un collectif de leur style personnel de façon plus marquée que d'autres. La lexicométrie met en œuvre des outils bien adaptés pour souligner aussi "ces différences de style".

Pour cette première étude, nous avons choisi de retenir les trois premiers discours "d'investiture" des présidents de la Haute Autorité afin d'assurer une continuité chronologique du phénomène institutionnel de la construction européenne de 1952 à nos jours, sans avoir des discours qui se chevauchent dans un même temps à la seule exception de l'année 1958, moment charnière de l'apparition des nouvelles Communautés.

Nous misions ainsi sur l'idée d'un continuum institutionnel entre la première communauté de 1952 et les deux nouvelles de 1957, continuum vécu comme tel par la plupart des présidents de la Commission.

Pour la facilité de l'exposé, nous parlerons des discours de l'exécutif européen, tout en sachant que ces structures européennes (Haute Autorité et encore plus Commission) ne disposent que d'une parcelle des compétences relevant traditionnellement d'un pouvoir exécutif, à cause du "bicéphalisme" communautaire Commission/Conseil.

• Discours n°1: Jean Monnet, le 11 septembre 1952, 2636 occurrences;

• Discours n°2: René Mayer, le 21 juin 1955, 4144 occ.;

• Discours n°3: Paul Finet, le 25 février 1958, 3584 occ.;

• Discours n°4: Walter Hallstein, le 20 mars 1958, 10027 occ.;

• Discours n°5: Sicco L. Mansholt (remplaçant W. Hallstein souffrant), le 22 janvier 1962, 1221 occ.;

• Discours n°6: Jean Rey, le 20 septembre 1967, 4867 occ.;

• Discours n°7: Franco Mario Malfatti, le 8 Juillet 1970, 1951 occ.;

• Discours n°8: Sicco L. Mansholt, le 19 avril 1972, 5745 occ.;

• Discours n°9: François-Xavier Ortoli, le 16 janvier 1973, 2059 occ.;

• Discours n°10: Roy Jenkins, le 11 janvier 1977, 3753 occ.;

• Discours n°11: Gaston Thorn, le 12 janvier 1981, 2927 occ.;

• Discours n°12: Jacques Delors, le 14 janvier 1985, 8122 occ.;

• Discours n°13: Jacques Delors, le 17 janvier 1989, 11559 occ.;

• Discours n°14: Jacques Delors, le 10 février 1993, 6709 occ.

 

 

Auto-désignation et formes pronominales

Si nous sélectionnons les vingt premières formes, qui ne sont pas des mots-outils, classées dans l'ordre décroissant de leur fréquence, voici la liste que nous obtenons:

1. nous

6. elle

11. politique

16. ses

2. je

7. nos

12. économique

17. faire

3. communauté

8. vous

13. on

18. européenne

4. notre

9. Europe

14. tout

19. son

5. Commission

10. pays

15. j'

20. leur

Tableau 3. Liste des vingt formes pleines les plus fréquentes

Cette liste, même courte, est parlante.

Tout d'abord, constatons la présence majoritaire de formes lexicales qui ont pour fonction la désignation de soi et des autres parties de l'ensemble institutionnel communautaire. Treize formes relèvent de cette catégorie dont les huit premières: nous, je, communauté, notre, commission, elle, nos, vous, on, j', ses, son, leur (nous n'avons pas retenu dans cette catégorie de vocabulaire la forme lexicale il. En effet, après vérification, la quasi totalité de ses occurrences renvoyait à des formules impersonnelles "il faut, il s'agit de, il convient, il y a…").

Nous sommes tout de suite frappée par le poids du nous comme première forme significative de ce corpus. Il apparait 800 fois et représente ainsi à lui tout seul plus de 1% des occurrences de ce corpus, d'autant plus qu'il est renforcé par la présence de notre et nos. Même Commission passe après nous et notre. Comme cette forme lexicale joue un rôle essentiel en politique (le nous rassembleur de l'union ou le nous qui distingue soi des autres) et qu'elle pèse aussi lourd au sein de ce corpus, une analyse spécifique fut réalisée de façon à éclaircir l'usage du nous par l'exécutif européen (Gobin 1995).

Seules deux formes désignent explicitement un autre acteur institutionnel que l'exécutif européen lui-même: vous et leur. Le vous, forme lexicale, se présente - après un examen minutieux des contextes où il apparait - comme une simple anaphore de "parlementaires". Le contexte d'énonciation de ces discours imprime ainsi sa marque: le président de la Haute Autorité ou de la Commission se trouve physiquement dans une situation de face-à-face avec les représentants des peuples européens. Le leur est utilisé, par contre, pour mettre en scène un ensemble beaucoup plus complexe d'acteurs institutionnels et sociaux (principalement, les Communautés, les institutions communautaires, les pays, les États membres, les États-Unis et dans une moindre mesure, les citoyens, les travailleurs…).

Nous voyons aussi que le président, qui normalement parle au nom de l'exécutif européen, au nom d'un collège, n'hésite cependant pas à s'impliquer dans la communication à travers le je et le j'!

Ces quelques considérations mettent ainsi déjà l'accent sur un premier constat: l'exécutif européen, dans ces textes, consacre une partie importante de son "bagage" lexical à des questions de désignation… surtout de lui-même.

 

 

Les désignations thématiques et institutionnelles

Dès que l'on sort des questions de désignation institutionnelle, la première thématique rencontrée est celle de l'Europe: d'abord sous la forme conceptuelle du substantif. La forme pays vient tout de suite après, avec des niveaux de fréquence assez proches (F de 236 pour Europe et de 216 pour pays). Dialectique institutionnelle complexe en effet que nous trouvons ici, reproduite sous une forme brute, entre cette communauté Europe et les pays qui la composent dans un ensemble où le tout a l'ambition d'être plus et autre chose qu'une simple addition des parties… Notons également l'utilisation importante de européenne qui, avec une fréquence de 146, devance de loin les autres formes adjectivales de la thématique européenne (européen, F de 105; européens de 54; européennes de …19 !).

Autre remarque intéressante à formuler sur le plan des thématiques, dans le cadre de cette petite liste: le terme politique apparait nettement avant celui d'économique (F de 207 pour politique et de 169 pour économique) mais politique connait une utilisation polysémique très variée quand un organe exécutif l'utilise (la politique de, du… ou politique… accompagné d'un adjectif). Dans quelle mesure alors, politique n'est-il pas simplement "phagocyté" en partie par économique? Après une lecture des concordances de cette forme, on s'aperçoit que politique n'est couplé avec économique pour former la forme complexe politique économique qu'à onze reprises seulement. L'exécutif européen a donc bien l'ambition de s'occuper de politique, au-delà de l'économique…

L'examen des formes lexicales à fréquence supérieure à 20 nous permet de faire trois constatations importantes.

1- Dans l'ensemble constitué par les formes de désignation, les référents institutionnels continuent à occuper une place de choix dans le reste de l'index des fréquences.

Si nous prenons comme plancher la fréquence de 50 occurrences, nous rencontrons effectivement les formes suivantes dans leur ordre de fréquence: Haute (121), Autorité (119), Conseil (113), membres (103), Assemblée (102), messieurs (95), président (91), Parlement (89), États (81), institutions (81), mesdames (78), monsieur (64), gouvernements (57), ministres (54), lui (53), communautés (52), leurs (51), État (50).

Quelques remarques sur cette liste: si nous regardons dans le tableau des formes complexes, Haute Autorité a une fréquence de 118 occurrences, ce qui est beaucoup alors qu'elle n'est présente que dans six discours sur quatorze; fréquence plus élevée que celle du Conseil qui pourtant parcourt l'univers lexical de l'ensemble du corpus. À première vue, l'institution qui est donc explicitement désignée juste après la Commission ou la Haute Autorité semble être le Conseil. Cependant, n'oublions pas que jusqu'en mars 1962, les députés européens avaient pour hémicycle l'Assemblée et non le Parlement (cinq discours sur quatorze)… Ainsi, si nous sommons les occurrences d'Assemblée et de Parlement, nous obtenons une fréquence de 191 occurrences, ce qui devance nettement les références qui sont faites au Conseil (ce qui semble plus normal étant donné que ces discours sont prononcés devant les députés). Remarquons qu'Assemblée est plus fréquemment utilisé que Parlement alors qu'historiquement la nouvelle détermination devrait s'imposer dans neuf discours sur quatorze. C'est que Assemblée continue à être utilisé après 1962 comme synonyme de Parlement, sans doute pour alléger les discours en évitant ainsi la répétition.

Le terme de membres se répartit sur trois usages différents: États membres, pays membres et membres de la Commission.

Messieurs, mesdames est la manière choisie par la plupart des présidents de la Haute Autorité ou de la Commission pour s'adresser aux parlementaires comme personnalisation du vous dont nous avons déjà vu l'importance. Étant donné la variation dans la composition de l'Assemblée, le terme messieurs est plus fréquent (pas de mesdames dans les trois premiers discours; une seule femme était présente lors des deux premiers discours, le terme de mademoiselle remplace la forme mesdames; ensuite, lors de l'exposé du troisième discours, l'assemblée ne contenait plus que des éléments masculins). Président désigne le plus souvent celui de l'Assemblée parlementaire, c'est-à-dire un des récepteurs directs de ces discours. Remarquons que Jacques Delors introduit dès son premier discours un tout nouvel usage lorsqu'il s'adresse aux parlementaires: la dénomination de députés (32) utilisée exclusivement dans ses discours et s'ajoutant aux formes précédentes. Le terme de monsieur renvoie, dans la majorité de ses occurrences, à l'expression monsieur le président (sous-entendu du Parlement ou de l'Assemblée).

Notons encore que les adjectifs construits sur la notion de communauté(s) sont relativement peu fréquents: communautaire (31) et communautaires (16) et que parmi les référents institutionnels peu utilisés, nous trouvons par exemple le cas de parlements (10), comme mention pour les différents parlements nationaux.

2- Les formes renvoyant explicitement à des désignants sociaux sont rares et d'utilisation peu fréquente.

Lorsque nous quittons le champ des références aux institutions organisant le pouvoir politique supranational ou national, il nous faut descendre à des niveaux de fréquence beaucoup plus faibles pour qu'apparaissent de nouveaux "acteurs": partenaires (31), citoyens (30), entreprises (28), hommes (25), peuples (25), travailleurs (24), homme (15), personne (15), représentants (14), citoyen (11), jeunes (10), personnes (10), population (10).

Est-ce parce que les composants qui font vivre nos sociétés démocratiques sont aussi faiblement représentés dans ces discours que la référence à la démocratie est elle-même si rare dans ce corpus: démocratie (15)?.

3- Les grandes thématiques de l'édification européenne et de la société sont employées de façon très inégale.

Politique (207) et économique (169) occupaient une place enviable dans l'index hiérarchique des fréquences: il nous faut descendre beaucoup plus bas pour trouver les premières références au champ social mais celui-ci est éclaté sous trois formes adjectivales: social (41), sociale(37) et sociaux (20) qui lorsque leurs fréquences sont réunies (98) se rapprochent des deux thèmes précédents sans parvenir à l'égalité. Monétaire, quant à lui, apparait à 73 reprises tandis que financière, d'usage beaucoup plus récent (apparition dans ce corpus en 1972, discours de Mansholt) ne mobilise que 14 occurrences. En ajoutant à ces dernières occurrences celles issues de l'ensemble des formes adjectivales (financiers, financières, financier), nous obtenons un total de 47 occurrences. Environnement est encore peu utilisé, 22 occurrences, ne participant à cet ensemble lexical que depuis 1970 (discours de M. Malfatti).

Quant au lexique qui exprime les grands thèmes rattachés au processus d'édification européenne, il est très inégalement mobilisé, comme nous pouvons le voir à travers cette liste: marché (95), union (85), coopération (71), développement (70), construction (29), élargissement (28), intégration (20), harmonisation (16), paix (16), cohésion (11).

 

 

Le triangle des préoccupations de la Commission

Grâce à l'outil que représente l'analyse factorielle, nous pouvons obtenir l'indication des principales distinctions qui s'opèrent globalement dans l'univers lexical de ces discours. Un premier constat: les trois discours de la Haute Autorité mobilisent un vocabulaire trop distinct de celui mobilisé par les discours de la Commission et empêchent ainsi une analyse plus fine du bloc "Commission", ils seront "neutralisés" pour le reste de l'analyse. Mais retenons que l'hypothèse d'un continuum institutionnel de 1952 à nos jours n'est dès lors plus tenable; la différence lexicale entre CECA et CEE s'exprime tant dans l'expression de compétences de gestion différentes que dans l'inscription d'autres rapports politico-institutionnels.

Les onze discours restants s'organisent dans une répartition entre trois pôles de tension sur le plan de l'usage du lexique. Les trois discours prononcés par Jacques Delors recourent à un vocabulaire nettement différent du reste des habitudes lexicales antérieures de la Commission. La coupure est telle que nous pourrions légitimement parler d'une Commission d'avant 1985 et d'une Commission d'après 1985: avec la Commission Delors, les rapports institutionnels se modifient dans le couple Parlement-Commission (M. Delors s'adresse aux députés d'abord comme s'ils étaient investis au moins symboliquement, ensuite parce qu'ils l'étaient institutionnellement, d'un pouvoir de débat et de contrôle sur le programme exprimé) et se modifient plus largement vis-à-vis d'autres acteurs socio-politiques (partenaires, partenaire); un programme politique est décrit de façon à réussir le défi de construction d'une unité politique régionale qui puisse relier le marché, la croissance, le social et la démocratie. Il ne s'agit pas moins que de définir un nouveau projet de société pour l'Europe (Europe, acte, monétaire, européen, espace, société, croissance, environnement, cadre, grand, défi, dimension, crédibilité, Écu, 1992, éducation, programmes, emplois, compétitivité, chômage, convergence, démocratie).

Quant aux préoccupations de la Commission d'avant 1985, elles semblent s'inscrire dans un mouvement de balancier autour du premier discours prononcé à l'origine de la CEE en janvier 1958 par Hallstein (GATT et douanière par exemple font ainsi partie du vocabulaire commun inauguré par Hallstein), comme si cette déclaration inaugurale définissait les règles minimales du discours autour desquelles ne pourront qu'osciller ensuite les différentes présentations des Présidents de la Commission. D'un côté, se trouve un pôle principalement représenté par les discours de M. Rey de 1967 et de M. Thorn de 1981 où prédominent les questions de l'organisation institutionnelle interne montrant que celle-ci s'inscrit dans un processus sans cesse en cours et donc inachevé (fusion, tâche, tâches, exposé, exécutifs, communautés, élargissement, ministres, politique, gouvernements, ensemble, budget); de l'autre, se regroupe du vocabulaire qui relève de l'insertion de la Communauté européenne dans un système mondial de relations économiques, sociales et politiques (aide, développement, dollars, évolution, produits, monétaire, population, financière, mondiale, économique). C'est le discours de M. Mansholt de 1972 qui caractérise le mieux ce dernier pôle.

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Cette présentation très sommaire des résultats de l'étude d'un corpus européen peut être complétée en se référant au Rapport (Deroubaix-Gobin 1994) mais aussi à la contribution aux JADT 1995 (Gobin 1995).

L'analyse de discours politiques est trop souvent restée nationale. Au moment où les processus "d'européanisation" et même de "mondialisation" risquent de vider de sens beaucoup de politiques nationales, il importe de se pencher sur ce que disent les nouveaux organes de la politique. L'obstacle des langues utilisées ne doit pas être sous-estimé. Heureusement, quand il s'agit de l'Union européenne, il reste possible de constituer des corpus unilingues étant donné que les diverses langues de travail ont toutes la même valeur offficielle. Nous avons saisi cette chance. Ce qui ne doit pas nous empêcher de réfléchir sur la possible transformation d'un message politique pensé comme unique de par le fait du contenu culturel différent qui prend corps dans les mots de chaque langue.