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MOTS / Lexicometrica
Numéro spécial, 2001

Pascal MARCHAND°

Laurence MONNOYER-SMITH° °

 

Les "discours de politique générale" français:

la fin des clivages idéologiques?

 

 

 

Les discours politiques peuvent-ils encore être caractérisés en fonction de l'appartenance partisane de l'énonciateur (il y aurait bien alors un "discours de droite" et un "discours de gauche)? Ou bien, pour reprendre la théorie d'Apter et Saish, doit-on considérer que les discours politiques se divisent en deux catégories: la première appelée econocentric, qui dominerait les périodes routinières de la vie politique en mettant l'accent sur le poids des contraintes de réalité et la nécessité de compromis à faire entre les demandes des uns et des autres; la seconde, dite logocentric, qui viserait à susciter "des projections constituées sur la base d'une définition doctrinale de la nécessité, qui met en place ses propres règles et principes théoriques au service desquels il développe sa propre logique"?

Les recherches récentes dans le champ de l'argumentation ont mis en évidence la forte présence d'éléments "irrationnels" dans les discours politiques quels qu'ils soient, notamment à travers le recours très fréquent aux arguments ad hominem et ad populum, aux paralogismes et autres techniques rhétoriques. Une hypothèse envisageable consiste donc à considérer que les frontières discursives et argumentatives tendent à s'effacer entre les discours politiques d'origines partisanes différentes.

C'est ce que nous avons par ailleurs cherché à montrer, en reprenant ainsi une position habermassienne selon laquelle le discours politique moderne s'était progressivement technicisé, instrumentalisé, au point que la dimension idéologique, qui le structurait jusque dans les années 1970, a laissé la place à une dimension plus économique et technique, largement orientée sur la résolution de la crise structurelle qui frappe notre pays depuis plus de vingt ans. Un résultat de l'analyse de contenu effectuée à cette occasion a montré, à propos du discours politique sur les essais nucléaires depuis 1958, que cette technicisation du discours avait constitué un frein important à la tenue d'un véritable débat démocratique sur une question aussi éminemment politique que celle de la politique nucléaire de la France. Ainsi, le recours à l'expertise de plus en plus fréquent dans des situations déclarées comme urgentes a, selon nous, lissé les aspérités idéologiques des discours partisans dans un jargon plus technique, parfois difficile d'accès à un public profane.

L'objectif du présent article est double. D'une part, nous souhaiterions montrer que les outils méthodologiques mis à notre disposition par "l'analyse du discours assistée par ordinateur" (Marchand 1998) sont susceptibles d'apporter en Sciences de l'Information des éléments de preuve difficiles à obtenir à travers d'autres méthodologies, à condition bien sûr de s'entourer d'un certain nombre de précautions. Ainsi, nous insistons sur le fait que ce travail s'appuie largement sur une étude argumentative et de contenu que l'analyse statistique vient compléter et enrichir des conclusions que d'aucuns auraient par ailleurs pu trouver trop "impressionnistes". D'autre part, nous avons ensuite voulu montrer, à l'aide de données statistiques, que les formes lexicales utilisées dans les discours politiques de politique générale dépendaient moins de l'appartenance politique des locuteurs que de leur inscription dans une configuration thématique dont nous allons essayer de tracer les contours. Sans vouloir aller jusqu'à parler de "pensée unique", nous voudrions montrer qu'un "vocabulaire unique" semble s'affirmer progressivement au sein de la classe politique, au moins au sein des discours de politique générale qui constituent une forme de discours politique particulier. La dimension techniciste décrite par Habermas semble ainsi aujourd'hui disparaitre au profit d'un discours plus vague, au contenu plus flou que dans les années 1980, qui cherche à établir un consensus sur les grandes valeurs républicaines, loin des conflits idéologiques des années 1970.

Afin d'éviter les biais inhérents à l'évolution de l'environnement du locuteur, nous avons choisi d'étudier un type de discours particulier: le discours de politique générale. Celui-ci présente plusieurs avantages pour le chercheur.

Tout d'abord, il représente une identité de lieu qui évite les biais liés à la composition de l'auditoire, à l'entourage du locuteur ainsi qu'à l'organisation physique de la salle. Tous les discours de politique générale se tiennent dans les locaux de l'Assemblée nationale, dans les mêmes conditions (en principe, bien sûr). Ensuite, il s'agit d'un "exercice" discursif auquel se prêtent tous les Premiers ministres en exercice depuis 1974, ce qui autorise une comparaison dans le temps, au-delà des appartenances partisanes, ainsi que l'exigent les besoins de l'analyse. Enfin, ces discours sont en fait des déclarations de politique générale dont le format varie très peu dans le temps: lu par le Premier ministre, le discours fait ensuite l'objet d'un vote de confiance par sa majorité et symbolise les orientations idéologiques d'un gouvernement.

Si la déclaration de politique générale (ou le programme gouvernemental) suivi du vote de confiance constitue juridiquement une obligation pour tout nouveau gouvernement, en vertu de l'article 49-1 de la Constitution, elle ne fut de fait réellement mise en pratique que de façon erratique durant les septennats du Général de Gaulle et de G. Pompidou. En effet, la dérive présidentialiste des premiers septennats de la Cinquième République s'affirma nettement lorsque successivement G. Pompidou en janvier 1966 et avril 1967, et M. Couve de Murville en juillet 1968, négligèrent de solliciter la confiance de l'Assemblée, marquant par-là le fait qu'ils ne détenaient leur pouvoir que du président de la République. Dans une tentative de restaurer le pouvoir de l'Assemblée, J. Chaban-Delmas a remis à l'honneur la pratique de la déclaration de politique générale en septembre 1969, sans succès, puisque P. Messmer attendra les élections de mars 1973 et la constitution d'une nouvelle équipe pour se livrer à l'exercice trop périlleux sous l'ancienne majorité. Ces hésitations révèlent la nature ambigüe de la Cinquième République dont la lettre de la Constitution met en place un régime parlementaire que la pratique a rapidement fait dériver vers un régime présidentialiste, à l'américaine. Selon ce schéma, le pouvoir appartient au président (par délégation du peuple) devant lequel le gouvernement est responsable, en revanche, seul le président est responsable devant le Congrès. Il faudra attendre un rééquilibrage des pouvoirs sous V. Giscard d'Estaing et, plus encore, les expériences répétées de cohabitation pour que les gouvernements successifs acceptent l'engagement de leur responsabilité devant l'Assemblée nationale.

Depuis 1974, tous les Premiers ministres se sont soumis à la procédure prévue par l'article 49-1. Notre étude porte donc sur 16 discours de politique générale, prononcés entre avril 1974 et avril 1997.

Deux types d'analyse ont été appliqués à ce corpus. La première est une analyse lexicométrique effectuée avec le logiciel Lexico qui nous a permis de caractériser le vocabulaire de chaque discours politique en fonction de l'affiliation des orateurs, et leur évolution dans le temps. La deuxième est une analyse automatique du contenu effectuée avec le logiciel Tropes, qui s'appuie sur une logique d'Intelligence Artificielle pour une classification automatique des mots du texte dans une approche syntaxique, sémantique et pragmatique.

 

 

L'analyse lexicologique: du programmatique

au consensuel, un discours désidéologisé

Un tableau croisant les formes lexicales apparaissant plus de dix fois (ni=1372) et les discours de politique générale (nj=16) a été soumis à une Analyse Factorielle des Correspondances, dont nous faisons figurer ci-dessous les positions des 16 locuteurs sur les deux axes majeurs ("facteurs") et dont nous commenterons les 152 formes lexicales qui contribuent le plus à la construction de ces axes.

Sachant que la carte du vocabulaire se superpose à celle des locuteurs (fig. 1), on peut inférer entre quels discours des mots en position extrême engendrent des systèmes d'opposition.

L'analyse de leurs contributions aux axes permet alors d'observer un premier facteur opposant un discours abstrait et tourné vers le futur à un discours plus concret et technique faisant un bilan du passé.

En se reportant au vocabulaire concerné par ce premier clivage, on voit s'affirmer sur la droite de l'axe 1 un discours référentiel (l', la, une), développant des valeurs abstraites (état, pacte, républicain, égalité, vie, publique, coopération), des domaines politiques généraux (ministre, emploi, défense, agriculture) et des considérations sociales (exclusion, logements). Ces propos sont essentiellement tenus par A. Juppé, mais également par L. Jospin et E. Balladur. Il s'oppose à un type de discours marqué par la pronominalisation (nous, vous, je) et une conjugaison au passé (avons, était, étaient, été, permis, pris, a) accompagnée de dates (19XX) qui singularise P. Mauroy en 1983 et 1984, et semble reposer sur des considérations politiques (gauche, majorité) et sur une certaine précision économique (pourcent, industriel, contrat, pouvoir, achat, milliards, millions, investissement, relance, reprise, consommation).

Le deuxième facteur oppose la droite des années 1970 (Chirac 1974; Barre 1976 et 1978) à la gauche des années 1980-1990 (Fabius 1984; Rocard 1988; Bérégovoy 1993). Les deux premiers discours de P. Mauroy constituent une sorte de transition tout en relevant davantage du schéma des années 1970 que de celui des années 1980.

Au bas de l'axe 2 (vertical) c'est le style inaugural du discours de politique générale qui prévaut pendant près d'une décennie en évacuant les individus pour ne livrer que des faits économiques (prix, revenus, prestations, inflation, contrats, échanges, concurrence, nationalisation, industriel, industriels) et des acteurs sociaux (gouvernement, groupes, organisations, travailleurs, syndicales, professionnelles). La conjugaison est à l'infinitif ou au futur (conduire, maintenir, poursuivra, restera), a recours à des adjectifs marquant l'intensité (croissant, profonde) et, à l'exception de la question de l'énergie (énergie, énergétique), les thèmes sont assez généraux (vie, responsabilité, politique, transformation, relations, actions, internationale, coopération, progrès, effort). La rupture avec ce style a déjà été soulignée par le premier facteur avec le rôle de P. Mauroy lors de son deuxième discours en 1983.

Le style de la gauche des années 1984-1993 (partie haute de l'axe 3) va renforcer la pronominalisation (je, j', on, mes, me, m') et l'implication des sujets dans le discours, tant de la source (sais, ai, suis, pense, crois, entends), que de la cible (messieurs, mesdames, députés, vous, avez). La précision économique est abandonnée au profit de programmes généraux (modernisation, avenir, chemin) et des problèmes sociaux (chômage, insécurité, exclusion, intégration, logements), fortement teintés d'intentions d'action (faut, faudra, défendre, urgence). Les deux facteurs réunis présentent une évolution, qui pour être chronologique, n'en est pas pour autant hiérarchique, ainsi que nous avions pu en faire l'hypothèse, et nous n'observons pas réellement d'effet Guttman.

L'analyse factorielle associée à l'analyse des spécificités chronologiques (Salem 1993) permet d'observer quatre époques:

- un discours inaugural du genre et relativement homogène de J. Chirac 1974, R. Barre 1976 et 1978 et P. Mauroy 1981, qui expose des intentions d'action. Il est rendu par les termes: entend conduire, poursuivra, restera, maintenir, transformation, et valorise des aspects relationnels: échanges, concurrence, relations, coopération, internationaux (internationale) et nationaux (organisations professionnelles et syndicales);

- une première rupture avec le deuxième et le troisième discours de P. Mauroy en 1983 et 1984, abandonne les références au progrès et à la France, pour développer un bilan technique des actions: en 19XX, nous avons, pourcent, était, industriel, formation, temps partiel, entreprises, contrat, millions, milliards. Ce bilan s'accompagne, en 1984, de l'introduction clairement militante de termes renvoyant au groupe politique au pouvoir: nous, majorité, gauche;

- une deuxième rupture initiée par L. Fabius en 1984, renforce, au détriment des références au gouvernement, l'auto-implication ébauchée par P. Mauroy, en la personnalisant: je, je pense, je souhaite, je crois, et en l'opposant aux auditeurs: vous avez, vous, mesdames et messieurs les parlementaires, mais en abandonnant les pourcentages, les millions et les milliards, pour revenir à des thèmes généraux: insécurité, libertés, modernisation. Ce genre se retrouve peu ou prou tant chez J. Chirac en 1987 qui, dans ses deux discours, insiste davantage sur un "nous" plus global (nous avons, notre pays, notre société) tout en gardant l'usage du je (je suis), que chez P. Bérégovoy en 1992 qui utilise davantage le "je" mais garde la référence à des thèmes généraux: argent, chômage, intégration, insécurité. Le discours de J. Chirac en 1986 est un peu isolé; il pourrait se présenter comme un retour aux sources du genre. En fait, il s'organise autour de deux résultats: l'évitement des références au président de la République, mais aussi de la forme je, et l'introduction de thèmes nouveaux: terrorisme, défense, police, loi, projets, bataille, sécurité … On retrouve aisément ici deux aspects très conjoncturels que constituent, d'une part la première cohabitation entre un président de la République et un Premier ministre issus de formations politiques opposées, d'autre part la menace terroriste qui a pesé sur le pays à cette époque;

- la quatrième période est inaugurée par M. Rocard 1988, et voit l'abandon progressif des références de J. Chirac au gouvernement, à la majorité à la politique et à l'économie, ainsi qu'à la forme nous, pour revenir d'abord à un discours plus proche de celui de L. Fabius en 1984, puis évoluer vers un genre moins informatif et plus communicatif: M. Rocard introduit l'idée d'un "nouvel espoir", ainsi que quelques thèmes nouveaux: la langue, les logements, le tiers monde. Avec E. Cresson en 1991 apparaissent, dans un discours fortement engagé (je, je sais, à mes yeux, détermination), les thèmes de l'environnement, l'industrie, l'Europe, la communauté, la construction européenne. E. Balladur en 1993 reste assez proche à une exception près: l'introduction extrêmement significative du segment monsieur le ministre, et la référence à des principes. Avec A. Juppé 1995, apparaissent les notions d'exclusion, contrat, bataille pour, emploi, forces vives, union européenne, état, réformer, pacte républicain, logements, PME ainsi que le segment ai demandé au ministre de. Enfin, L. Jospin reste, en 1997, globalement sur le même genre, avec peu de spécificités négatives, la reprise de la notion de pacte et le recours à des concepts tels que démocratie, égalité, publique, nation, législation, républicain, citoyens, justice, immigration, solidarité.

En conclusion, les discours de politique générale trouvent leur origine dans un genre programmatique, qui repose sur les intentions générales du nouveau Premier ministre. La gauche des années 1980 va rompre avec ce genre pour adopter un style plus précis, voire technocratique, qui ne demeurera guère longtemps. Dès la fin des années 1980 apparait une forte personnalisation des discours: le Premier ministre s'engage personnellement mais le contenu de cet engagement tend à perdre en précision. Enfin, les années 1990 sont celles de la communication: si l'engagement personnel persiste, les contenus en sont abstraits et l'invention de nouveaux concepts l'emporte sur la traduction en actes.

 

L'analyse logico-syntaxique

Selon son projet de sens, qui lui-même dépend des caractéristiques du locuteur, de caractéristiques de la situation de communication et de facteurs idéologiques, le sujet va opérer un certain nombre de choix dans sa production discursive. Ceux-ci se traduiront par la mise en œuvre de stratégies qui conduiront le locuteur à utiliser préférentiellement certaines catégories logiques (catégories de pronoms, de verbes, d'adjectifs ...) ou syntaxiques (temps et modes verbaux, catégories de connecteurs, opérateurs ...).

Le logiciel Tropes possède un dictionnaire (800 000 formes fléchies) permettant d'indexer les mots du corpus, et d'extraire un tableau des effectifs de chacune de ces catégories pour chacun des discours. Plus précisément, Tropes reconnait les catégories suivantes:

 

 

Verbes

factifs

expriment des actions : "travailler", "marcher",...

 

statifs

expriment des états ou des notions de possession : "être", "rester",...

 

déclaratifs

expriment une déclaration sur un état, un être, un objet : "dire", "croire",...

 

performatifs

expriment un acte par et dans le langage : "promettre", "exiger",...

Pronoms personnels

sont affichés en genre et en nombre

Joncteurs

condition

"si", "dans l'hypothèse où", "au cas où", ...

 

cause

"parce que", "puisque", "car", "donc", ...

 

but

"pour que", "afin de", ...

 

addition

"et", "ensuite ", "puis"...

 

disjonction

"ou ... ou", "soit ... soit", ...

 

opposition

"mais", "cependant", "toutefois", ...

 

comparaison

"comme", "tel que", "ainsi que", ...

 

temps

"quand ", "lorsque" , "avant que", ...

 

lieu

"où", "jusqu'où", ....

Modalisations

temps

"maintenant", "hier", "demain", ...

 

lieu

"là-bas", "en haut", "ici", ...

 

manière

"directement", "ensemble", ...

 

affirmation

"tout à fait", "certainement", ...

 

doute

"peut-être", "probablement", ...

 

négation

"ne...pas", "ne...guère", "ne...jamais", ...

 

intensité

"très", " beaucoup", "fortement", ....

Adjectifs

objectifs

indépendants du point de vue du locuteur (de couleur )

 

subjectifs

exprimer un point de vue ("intéressant", "gentil", "agréable", ... )

 

numériques

 

Nous avons dressé un tableau croisant les seize discours avec les cinquante catégories repérées par Tropes. La représentation factorielle de ce tableau est assez comparable à l'analyse lexicale précédente, et révèle également un effet globalement chronologique, bien que non-hiérarchique.

Première période (1974-1981): Le genre inaugural est un discours dont les verbes sont essentiellement employés à l'infinitif (entrainer, servir, consolider, poursuivre, développer ...) et au futur (apprendront, laisserons, empêcherons, s'emploiera, contribuera, poursuivra, s'attachera, négligera...), et organisé par des déterminants, d'une part, et des joncteurs, d'autre part, notamment de temps (enfin, quand, au moment où, aussi longtemps que, chaque fois que, lorsque...), de but (pour que, afin de, afin que...) et d'addition (et, puis, aussi, ensuite, en outre...): on retrouve ici un discours fondé sur l'exposé d'un programme, tel qu'il se dégageait déjà des analyses lexicales, et qui persiste là aussi avec R. Barre en 1976 et 1978, ainsi que P. Mauroy en 1981.

Deuxième période: P. Mauroy, en 1983, opère un changement par rapport à son discours de 1981, en passant de l'argumentation à la description, jouant essentiellement sur l'introduction du passé (sommes engagés, avons réalisé, a été réalisé, a bénéficié, avons opéré, avons pris, a permis), de modalisateurs de temps (déjà, toujours, depuis, à partir de, à la veille de...) et de manière (comment, vite, ensemble, naturellement, simplement, notamment, ainsi, grâce à, réellement, conformément...), ainsi que des adjectifs objectifs (national, internationale, social, individuelle, durable, industriel, culturelle, nouvelle, actuelle...) et numériques. On retrouve des caractéristiques congruentes avec l'idée de bilan évoquée plus haut qui évolue avec le dernier discours de P. Mauroy en 1984 par rapport aux années précédentes, en introduisant des pronoms (je, nous, vous, possessifs) marquant la prise en charge par le narrateur, et la mise en scène des auditeurs directs (les députés), et des joncteurs de cause (c'est-à-dire, parce que, donc, en conséquence...), de comparaison (comme, mieux que, plus que, par rapport à, contrairement à...), et des modalisateurs d'affirmation (effectivement, certes, sans doute, bien sûr, oui, d'ailleurs...). Les verbes sont conjugués au conditionnel (si nous refusions, nous aboutirions, nous ne laisserions, je réaliserais, qu'il traduirait...), comme pour traduire une atténuation de la valeur de vérité par une tendance à inscrire le discours dans un monde possible, hypothétique, voire un "anti-univers" (Blanchet 1991).

Troisième période : De la même façon que lors de l'analyse lexicale, on retrouve le fait que L. Fabius en 1984 renforce la tendance initiée par P. Mauroy à l'engagement illocutoire, par la présence significative de pronoms personnels de première personne (je, me, moi), liés à des joncteurs de disjonction (ou, soit), modalisateurs d'intensité (même, tout, toute, très, trop, plus, moins, extrêmement, tout à la fois, massivement, plus encore...), de négation (non, pas, rien), qui renforcent la détermination du locuteur. Les verbes sont volontiers déclaratifs (j'engage, je voulais, expliquer, promettre, dirais, souhaiter, refuser, imaginer, supposer, j'ai pensé...), conjugués au présent et éventuellement au subjonctif (puisse, puissent, puissions, veuille, sache, sachions...). Ce style de discours se rapproche de ceux de M. Rocard en 1988 et surtout de P. Bérégovoy en 1992, mais aussi, bien que d'une manière plus atténuée d'E. Cresson en 1991.

Il faut néanmoins noter qu'une évolution particulière vient briser ce qui pourrait apparaitre comme une chronologie bien ordonnée: les trois discours de J. Chirac entre 1986 et 1987. Loin de rester sur le modèle "Fabius" d'un discours missionnaire dominant, le discours de la première cohabitation est un radical "retour aux sources", sur une structure "programmatique", proche de celle de son discours inaugural de 1974. Le premier discours de 1987 est, en revanche, plus proche du style personnalisé de la gauche de la fin des années 1980, tandis que le dernier discours, précédant l'élection présidentielle, se rapprocherait davantage du style de P. Mauroy.

Quatrième période: Le discours d'E. Balladur en 1993 tend à se démarquer à la fois de la structure "personnalisée" de la gauche de la fin des années 1980, et du style analytique et missionnaire du dernier discours de J. Chirac, pour se rapprocher d'un style "programmatique", assez proche du discours de R. Barre en 1976, évolution qui se confirme avec A. Juppé en 1995, puis L. Jospin en 1997, qui accentuent les marquages impersonnels dans un discours référentiel (structurellement) proche de celui de R. Barre en 1978. Ainsi, si le deuxième facteur de l'analyse lexicale permettait de différencier les premiers discours des derniers, au plan des thématiques évoquées, l'analyse du style logique et syntaxique tend à les rapprocher: à l'instar des années 1970, le discours politique dominant est celui de la désimplication personnelle et du programme.

 

 

L'analyse sémantique

L'intérêt d'une telle analyse est, selon nous, de tester notre hypothèse d'évolution chronologique des discours indépendamment d'un artefact possible dû à des "effets de mode" qui tendraient à présenter un vocabulaire imprégné de l'esprit du temps. En effet, certains mots, courants dans le vocabulaire politique des années 1970, deviennent désuets dans les années 1980, puis 1990, ou inversement. Le logiciel Tropes intègre un réseau sémantique du français (100 000 classifications canoniques), ce qui lui permet d'analyser sémantiquement un corpus en repérant des classes d'équivalents, qui regroupent les mots (noms communs ou noms propres) qui apparaissent fréquemment dans le texte et qui possèdent une signification voisine. Ainsi, la catégorie thématique la plus fréquente dans le corpus global des seize déclarations se rapporte-t-elle au temps, regroupant les mots an, ans, année, années, mois, jour, jours, semaine, semaines, temps, période, avenir, passé, ainsi que tous les noms de mois.

Nous pouvons alors effectuer la représentation factorielle d'un tableau croisant les seize discours avec les cinquante thèmes les plus fréquents.

La première constatation se rapporte à la distribution des discours, assez comparable aux deux précédentes, organisée comme une évolution chronologique, en trois périodes:

- Chirac 1974, Barre 1976 et Barre 1978 développent un discours essentiellement sur le gouvernement, la vie, le chef de l'État, le monde, la société, la politique, la nation (= pays, nation, peuple), la croissance, le commerce (= marché, prix, exportation, importation, concurrence, coût, tarifs, vente, monopole, etc.) et l'action (= action, actions, mesure, mesures). Il n'y est pas spécifiquement question de finance, de temps, d'emploi, d'éducation, ni d'entreprise. On retrouvera, également proche de ces thèmes, Fabius 1984, qui développera en plus l'idée de liberté (= liberté, libertés, indépendance, autonomie, etc.).

- Mauroy en 1983 et 1984, ainsi que Chirac dans ses deux discours de 1987, évoquent essentiellement des notions de temps, ce qui confirme l'aspect bilan évoqué plus haut, et les notions d'effort et de voie (voie, voies, projet, projets, chemin, route). Il est à noter qu'à côté du commerce apparaissent l'économie (= économie, politique économique, économie de marché, système monétaire, inflation, déflation, hausse des prix, balance des paiements, compétitivité, pouvoir d'achat, niveau de vie, protectionnisme, productivité, nationalisation, privatisation, libre échange, choc pétrolier, etc.), et surtout la finance (= capitaux, déficits, monnaie, milliards de francs, finance, fiscalité, épargne, investissement, crédit, plus-value, bénéfices, endettement, argent, franc, dollar, masse monétaire, budget, institutions financières, banque de France, régime fiscal, fonds propre, etc.). Plus spécifiquement, Mauroy, en 1984, introduira les doctrines politiques (= majorité, opposition, socialistes, gauches, communiste, etc.) et les catégories professionnelles (= salariés, main d'œuvre, travailleurs, ouvriers, personnels), et reviendra sur le gouvernement.

- Cresson 1991, Balladur 1993, Juppé 1995 et Jospin 1997 insistent moins sur le commerce, l'économie, la liberté, le gouvernement, ainsi que les catégories professionnelles, pour privilégier essentiellement l'État, l'emploi (= emploi, travail, conditions de travail, temps de travail, demandeurs d'emploi, chômage, chômeurs, contrats à durée déterminée, travail temporaire, embauche, insertion professionnelle, plan social, licenciements, marché du travail, recrutement, contrat de travail, création d'emplois, etc.), les ministres, et l'Europe. Sont à noter également des notions liées au développement (= amélioration, changement, construction, création, développement, évolution, innovation, instauration, modernisation, perfectionnement, redressement, réforme, renouveau, rénovation, transformation).

Au-delà de cette chronologie, quatre discours retiennent également notre attention car ils se positionnent au centre du graphique: Mauroy 1981, Chirac 1986, Rocard 1988 et Bérégovoy 1992. Ces discours sont tenus, soit immédiatement après une élection présidentielle (1981 et 1988), soit après un changement de majorité qui a mené à la première "cohabitation" de la Cinquième République (1986), soit enfin après une période de forte baisse de popularité du gouvernement et de son Premier ministre (1992), Edith Cresson ayant été contrainte à remettre la démission de son gouvernement après quelques mois d'exercice. Ces discours développent essentiellement des considérations de droit (= droit, loi, législation, législateur, motion de censure, réglementation, projet de loi, droit commun, droit de vote, projet de loi, proposition de loi, amendement, décret, code du travail, droit du travail, code pénal, code de la nationalité, loi d'orientation, loi-cadre, etc.), de sentiment (= volonté, espoir, espérance, émotion, respect, amitié, inquiétude, détermination, enthousiasme, attachement, responsabilité, satisfaction, dignité, confiance, optimisme, fierté, etc.), de liberté, de santé, de comportement (= courage, égoïsme, générosité, indifférence, loyauté, paresse, patience, persévérance, obstination, résignation, solidarité, etc.), et de français (= français, compatriotes, citoyens, concitoyens), en insistant moins sur les questions d'État, de monde, de choix, de temps, d'action, de politique et de croissance.

 

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Nous voudrions, dans un premier temps, souligner la convergence des trois analyses, opérant sur des unités radicalement différentes, puisque la première AFC porte sur des formes graphiques brutes, la seconde sur des indexations logico-syntaxiques, et la troisième sur une catégorisation sémantique; ce qui confirme l'idée selon laquelle les stratégies énonciatives investissent autant le fond (le lexique ou les thématiques) que la forme (la syntaxe). La constance, par exemple, avec laquelle le discours de Chirac 1986 tend à se positionner au centre de l'analyse est tout à fait remarquable. Nous avons déjà eu l'occasion d'invoquer à ce propos le statut particulier de ce discours inaugurant la première cohabitation et ayant à faire face à une vague terroriste.

On remarquera également, à titre interprétatif, qu'aucune analyse n'apparait structurée par l'idéologie de référence (droite vs gauche) du Premier ministre qui s'adresse à l'Assemblée, et à l'exception des deuxième et troisième discours de P. Mauroy, qui présentent des caractéristiques spécifiques de technicisation, les textes de droite et de gauche ne sont pas discriminés par nos traitements. La dynamique essentielle à l'œuvre dans ces discours est une évolution globalement chronologique:

- première période (1974-1981): Un discours inaugural programmatique, qui est un exposé d'intentions d'action du gouvernement, mais qui reste un discours de politique générale. Il ne rentre pas dans les aspects techniques: s'il y a de l'économie, de la croissance, du commerce et de l'action, il n'y est pas question de finance. S'il y a du politique, il n'y a pas de doctrine politique;

- deuxième période: P. Mauroy en 1983 et 1984 développe un style tout à fait particulier, fondé sur le bilan et faisant volontiers appel à la technicisation (la finance remplace l'économie) et aux doctrines politiques. Il s'agit donc d'un discours à la fois analytique et militant, introduisant des pronoms personnels, des références partisanes qui marquent l'engagement politique, mais aussi du conditionnel comme pour chercher à convaincre, quitte à brandir des menaces, dans un style qu'on pourrait qualifier de "missionnaire";

- troisième période: L. Fabius en 1984 inaugure le discours auto-impliqué qui abandonne la précision des bilans chiffrés, ainsi que les références au gouvernement, pour revenir à des thèmes généraux: insécurité, libertés, modernisation, et introduire l'idée de liberté. Il s'agit d'un discours personnalisé, qui va être le discours dominant de la fin des années 1980 et du début des années 1990;

- la quatrième période est celle de la communication consensuelle. Inaugurée par le nouvel espoir de M. Rocard 1988, cette communication consensuelle trouve son expression aboutie dans le pacte républicain d'A. Juppé et L. Jospin où il s'agit ici moins d'expliquer que de séduire. À propos de thèmes aussi généraux que l'Europe, l'emploi, l'exclusion…, il semble qu'on cherche davantage à montrer qu'on compte s'en préoccuper que d'exposer les solutions concrètes. E. Cresson affirme sa détermination, E. Balladur expose ses principes, A. Juppé développe le contrat, la bataille, les forces vives, et L. Jospin en appelle aux valeurs de démocratie, égalité, justice et solidarité.

Cette évolution chronologique, pour être transversale aux trois analyses, n'est pourtant pas hiérarchique: on a ainsi pu observer des infléchissements sous l'effet de contextes socio-politiques particuliers. Le discours de J. Chirac en 1986 et ceux qui ont suivi les élections présidentielles de 1981 et 1988 se rapprochent alors d'un style programmatique, plus engagé et privilégiant des aspects législatifs. Ce phénomène ne s'observe plus en 1993, 1995 et 1997. On peut dès lors se demander si l'uniformisation des discours de politique générale n'a pas atteint son point culminant depuis les dernières élections présidentielles pour laisser la place à un discours édulcoré et consensuel: l'hypothèse habermassienne de la technicisation du discours politique ne semble ainsi plus être d'actualité, au moins en ce qui concerne ce type particulier de discours qu'est la déclaration de politique générale.

 

Résumé / Abstract / Compendio

 

LES "DISCOURS DE POLITIQUE GÉNÉRALE" FRANÇAIS: LA FIN DES CLIVAGES IDÉOLOGIQUES?

Seize discours de politique générale prononcés par les Premiers ministres français entre 1974 et 1997 ont été analysés en ordinateur. Les résultats montrent une distribution essentiellement chronologique: après être passé par des phases marquées par l'engagement idéologique et l'analyse technique, le discours politique tend à l'uniformisation vers des notions génériques et consensuelles.

Mots clés: discours de politique générale, statistique textuelle, analyse automatique du contenu

 

FRENCH "SPEECHES OF GENERAL POLITICS": THE END OF IDEOLOGICAL DIVISION?

Sixteen speeches of general politics given by the French prime ministers between 1974 and 1997 were computer analysed. The results show a largely chronological distribution: after passing through periods characterised by ideological engagement and technical analysis, the political speech moves towards a homogenisation of general and consensual ideas.

Key words: speech of general politics, textual statistic, automatic analysis of content

 

LOS "DISCURSOS DE POLITICA GENERAL" FRANCESES: ¿ EL FIN DE LAS DIFERENCIACIONES IDEOLOGICAS?

Dieciseis discursos de política general pronunciados por los Primer ministros franceses entre 1974 y 1997 fueron informatizados. Los primeros resultados muestran una distribución esencialmente cronológica: despues de haber pasado por fases marcadas por la implicación ideológica y el análisis técnico, el discurso político se uniformiza utilizando nociones genéricas y consensuales.

Palabras claves: discursos de política general, estadística textual, análisis automático del contenido