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MOTS / Lexicometrica
Numéro spécial, 2001

Présentation

 

 

La vie politique et parlementaire fait une large place au discours. Le moment fort que constitue toujours la tenue d'élections législatives ou présidentielles dans un régime démocratique a amené les spécialistes de l'analyse du discours politique à se pencher sur les déclarations électorales. La relation "directe" qu'a permis d'instaurer la radiodiffusion d'abord, la télévision ensuite fut à l'origine d'un autre type de discours, important surtout dans les systèmes présidentiels, ceux où le chef de l'État s'adresse au peuple par la voie des moyens de communication de masse.

Ces discours-là ont aussi été analysés [Labbé 1990; Tournier 1995].

Par contre, la manière dont les gouvernements s'adressent aux représentants du peuple présents au Parlement a plutôt été délaissée.

 

 

La déclaration gouvernementale

Sur ce sujet, les études sont assez rares. Il est vrai que la matière est moins brillante, que ce type de discours semble coulé dans un moule relativement immuable. Pourtant, c'est là que se révèle le programme du gouvernement et que s'ouvre la discussion de programme qui aboutira à le faire approuver par ceux qui possèdent la souveraineté en délégation. Nous ne sommes plus au temps des parlements de l'éloquence, où la rhétorique et la force de conviction pouvaient entrainer l'adhésion de parlementaires peu enclins à subir une discipline de parti stricte [Rousselier 1997]. Dès lors, il pouvait effectivement sembler que, perdant la nécessité de convaincre, le discours du Gouvernement au Parlement n'était plus que ce que Henri Janne appelait une survivance fonctionnelle, sans autre "fonction" que de rappeler pro memoria une situation dépassée. Pourtant ces discours de gouvernement et spécialement les discours faits en vue d'obtenir la confiance ou l'investiture d'une assemblée survivent à la démocratie de parti, à l'affaiblissement des parlements, à la multiplication des moyens de faire connaitre un programme politique. Car ils ont conservé des effets politiques et des effets juridiques. Ainsi ces discours renforcent-ils la cohésion du Gouvernement puisqu'il s'agit le plus souvent d'un pacte entre partis ou entre "tendances" à l'intérieur du parti lorsque il est possible de former un gouvernement seul. L'effet politique souvent décrit par les journalistes comme l'état de grâce est la conséquence de la constatation qu'il a été possible de rédiger un programme malgré les dissensions que révèlent toujours les élections. Le minimum de consensus pour gouverner est atteint ou dépassé et les tensions de la lutte électorale dues à la compétition peuvent être mises en veilleuse. Les effets juridiques sont importants aussi puisque les constitutions, par un mécanisme ou par un autre, prévoient toujours qu'un gouvernement n'est parfait qu'après l'approbation de son programme par l'organe de contrôle élu. Autant de raisons de se pencher sur le discours de programme gouvernemental.

Il en est une autre encore plus importante et qui tient à la nature même du discours politique: l'autojustification de la politique. Le Bart [1998], faisant le point sur le discours politique, souligne clairement cette disposition particulière du politique à renvoyer sans cesse à lui-même. Cette activité auto-justificative du discours comme action est présente dans tout discours politique. Les études présentées dans ce numéro de Mots montrent que, dans le discours de gouvernement en particulier, elle est centrale: agir en l'occurrence c'est parler ou mieux, lire à haute voix; agir c'est proclamer que le Gouvernement est nécessaire à la direction de la société, que le Gouvernement et le Parlement, ensemble, vont donner un sens au vivre en commun. Loin des effets de rhétorique, des effets de manche et même loin de "bon mots" pour la presse, le contenu des déclarations gouvernementales se nourrit d'un lexique convenu, commun, variant peu d'un gouvernement à l'autre.

 

 

Contenu de l'enquête: Belgique, Espagne, France, Québec, Europe

Les articles réunis ici concernent trois pays "souverains" (la Belgique, l'Espagne, la France), une entité fédérée (le Québec) et un organisme politique régional dont le statut sui generis pose encore de nombreux problèmes de classification (l'Union européenne).

Les aspects les plus remarquables mis en évidence concernent la tension qui existe entre une tendance à l'homogénéité des vocabulaires des gouvernements successifs et une tendance à user du discours gouvernemental pour introduire un lexique partisan. L'aspect de chronique textuelle des ensembles de textes étudiés semble fournir la structure principale de constitution du vocabulaire; elle est en effet ce qui permet la meilleure interprétation du premier axe factoriel d'une analyse des correspondances d'un tableau lexical (Belgique, Espagne, France) ou de la formation des groupes d'une classification automatique des discours en fonction des fréquences de vocabulaire (Québec).

L'expression partisane n'est pas absente mais elle est quelque peu noyée dans le flux commun du vocabulaire gouvernemental.

Même si les différents auteurs de ce dossier ne donnent pas tous le même poids à cette interprétation "chronologique", tous la signalent. Encore faudrait-il lui donner un contenu ! Le temps est ici un concept sans signification propre.

Pour lui donner une signification, il faut faire un petit détour par d'autres aspects de ces discours. Tout d'abord une certaine convergence du vocabulaire utilisé du moins dans les formes de hautes fréquences qui conforte l'idée qu'il y a dans les conditions de production du discours des contraintes fortes sur les sujets choisis. Ensuite, il y a cette caractéristique de l'analyse factorielle de ces corpus rarement soulignée: l'inertie expliquée par les premiers axes factoriels est faible; la structure dégagée par l'AFC semble se former sur un fond "bruité". En somme, le vocabulaire mobilisé varie peu d'un discours à l'autre. La recherche d'une signification de l'aspect chronique lexicale bénéficie d'outils intéressants. Les techniques d'étude de l'accroissement de vocabulaire, mais on pourrait plus précisément parler de renouvellement de vocabulaire, proposées par D. Labbé et mises en œuvre dans l'article sur l'Espagne permettent de définir avec précision le moment de changement de vocabulaire. On ne peut passer sous silence non plus les méthodes d'analyse de chroniques lexicales proposées par André Salem dans le prolongement de l'analyse des "spécificités". Dans mon article sur la Belgique, je développe un troisième type d'approche basé sur des méthodes classiques de la classification automatique. On le voit, le moment de la découverte de l'effet chronique est dépassé, des méthodes se développent pour comprendre et donner sens à ce phénomène discursif, pour en mettre au jour les processus générateurs sous-jacents.

L'unité du dossier n'est pas seulement le fait du choix d'un type particulier de genre de discours politique mais ressort aussi d'un choix stratégique: l'analyse porterait sur le lexique gouvernemental sans interdire d'autres approches et prendrait comme unité de référence le discours et non la phrase, le paragraphe, la période ou tout autre découpage envisageable. Ce triple choix nous permet d'envisager la comparaison des univers lexicaux gouvernementaux tout en laissant aux chercheurs le choix de leur méthode de travail. Ainsi, certains ont privilégié comme unité lexicale la forme graphique, c'est-à-dire le mot dans la forme même où il apparait dans le texte (comptant donc pour deux formes distinctes être et sont), d'autres ont recouru à la mise sous forme canonique (comptant être et sont comme deux occurrences de être). La prise en compte d'éléments morphologiques ou syntaxiques caractérise aussi l'approche de P. Marchand et L. Monnoyer, sans oublier que quatre des contributions complètent l'étude des éléments simples par celle des polyformes ou segments répétés, enrichissant l'analyse. Encore une fois, le choix de l'unité d'analyse et de la méthode doit être guidé par le type de données dont on dispose et par le problème de recherche que l'on se fixe. C'est d'ailleurs ce qui rend passionnant chaque article mais complexe et dangereuse la comparaison; heureusement le minimum d'éléments communs que nous nous étions fixés pour chacune des contributions l'autorise cependant.

Nous pouvons ajouter à ce paysage varié, le choix des méthodes d'analyse des données: de l'analyse factorielle des correspondances du tableau lexical, à la classification automatique, en passant par l'analyse des "spécificités". L'intérêt de chacune des méthodes n'est en rien exclusif de celui des autres d'autant que le retour aux données, c'est-à-dire en l'occurrence, le retour à la matière textuelle bénéficie de l'appui des index et des concordances. L'analyse factorielle des correspondances du tableau qui croise les différents discours du corpus et les éléments lexicaux (formes, polyformes, lexèmes) fournit l'approche la plus globale. En effet les rapports entre usages des différentes formes par chacun des discours se représentent sur un plan, une carte qui nous signale les affinités entre mots voisins et les usages qui s'excluent entre mots très éloignés sur la carte; de même nous avons globalement une vue des proximités entre les différents discours selon qu'il mobilisent ou non avec une intensité similaire le même vocabulaire. C'est sur les plans factoriels que se dessine souvent avec clarté la succession chronologique des discours. Cependant dans une analyse de ce type, les rapports entre mots et discours doivent s'appréhender globalement; il est utile et éclairant d'essayer de définir plus strictement des ensembles de mots ou de discours partageant des caractéristiques d'usage communes, c'est là le domaine des méthodes de classification automatique qui tracent des frontières entre les mots ou entre les discours, là où la carte de l'AFC laissait encore un certain continuum. L'avantage est clair: la mise en relation des classes de mots et des classes de discours précise la signification à donner à chacune de ces classes car il devient possible d'énumérer le vocabulaire. Là où l'AFC affiche des tendances, la classification fige des regroupements. Enfin, la méthode des "spécificités" affine encore l'approche, car elle associe à chaque discours un vocabulaire caractéristique tout en nous permettant de juger de cette "spécificité" par une mesure probabiliste. Si l'on ajoute à cela l'extension de la méthode des "spécificités" aux segments répétés et à l'étude des chroniques textuelles, l'éventail des méthodes semble très ouvert, allant du plus général au plus particulier. Les différents auteurs puisent dans cet ensemble de méthodes selon les besoins de chaque projet de recherche. Ils expriment ainsi une certaine diversité des approches qui tient aussi aux champs disciplinaires d'origine des chercheurs qui vont de la statistique à la linguistique en passant par la science politique ou la sociologie.

Toutes ces divergences font aussi la richesse de l'approche et appellent une constatation importante et rassurante: bien utilisées, les différentes stratégies d'analyse mises en œuvre aboutissent à des résultats convergents même sous des éclairages différents. Il n'y a pas de stratégie d'analyse universelle. Mais les différents outils disponibles doivent faire l'objet d'un choix raisonné en fonction des objectifs de recherche, de la forme des données disponibles, des connaissances déjà acquises et de leur capacité à s'intégrer harmonieusement dans un ensemble stratégique.

Dans ce cas-ci, les différentes stratégies choisies par les auteurs pointent toutes cette tension entre le discours partisan, d'une part, et le discours de la continuité de l'action gouvernementale, qui apparait comme une chronologisation de l'usage lexical, d'autre part. Nous pensons que cette tension définit un genre littéraire contraint où la nécessité de s'affirmer comme gouvernement d'une société que l'on ne peut changer ou ne veut transformer trop rapidement entrave l'expression proprement politique et détermine le choix d'un vocabulaire balisé, emprunté aux prédécesseurs.

La périodisation des déclarations gouvernementales apparait dans chacun des corpus comme une obligation, une évidence. Pourtant une lecture de l'ensemble souligne le peu de coordination apparente de ces périodisations même au sein de l'Union européenne. Les dates de passage ne correspondent pas.

Tableau 1.

Périodisations selon le vocabulaire des déclarations gouvernementales

Belgique

44-50

50-61

65-77

78-92

 

Espagne

79-82

82-86

86-89

93

96->

France

74-81

83

84-92

93->

 

Québec

45-59

60-76

77-85

85-94

94->

 

 

L'influence de l'organisation des régimes politiques et du calendrier électoral est primordiale; le type de scrutin et le type de régime gouvernemental qui en découlent souvent ont aussi leur importance. Enfin, la maturité du régime démocratique intervient auss, que l'on pense en particulier au cas espagnol, dont nous analysons les discours de retour à la démocratie, alors que dans le cas de la Belgique, il s'agit d'un ensemble de déclarations comprenant certes le retour à la démocratie en 1944-1945, mais aussi en quelque sorte un régime de transformation lente du système parlementaire qui s'apparente à un régime stationnaire.

Les parentés mises en évidences par les analyses globales nous engagent à chercher les marqueurs lexicaux du genre "déclaration gouvernementale". Il reste à élargir l'enquête à d'autres pays, d'autres langues et à lever l'obstacle de la différence de langue qui deviendrait très préoccupant le jour où s'intégrerait au chantier le discours gouvernemental finnoi ou hongrois.

Le discours de la Commission européenne est présenté par C. Gobin du point de vue de la désignation et d'abord de l'auto-désignation. Cependant, il importe de saisir aussi que chacune des contributions sur les pays membres de l'Union européenne porte la marque du discours européen. Nous avons souligné la discordance qui existe entre les différentes périodisations proposées, nous pouvons maintenant signaler l'extraordinaire convergence du vocabulaire des dernières périodes qui reprend le discours européen sur la libéralisation. Le vocabulaire circule. La contrainte européenne s'ajoute aux autres contraintes qui déjà façonnaient la déclaration gouvernementale; depuis la "renaissance" européenne liée au lancement du projet de "Grand marché" par Jacques Delors, il est exclu que les programmes européens, les choix de politiques européennes, les contraintes budgétaires, les pactes pour l'emploi, etc., proposés par la Commission et approuvés par les Conseils européens ne trouvent pas leur place dans les politiques nationales.

L'étude des déclarations gouvernementales est un choix. Bien d'autres textes peuvent rendre compte des politiques et des stratégies gouvernementales (l'exposé des budgets, les discours annuels faits devant les Chambres, etc.), il nous a semblé qu'il s'agissait de textes exemplaires qui trouvent leur origine dans l'instauration réelle du système parlementaire avec le suffrage universel (au moins masculin). Mais l'effet des contraintes diverses et des stratégies discursives qui mènent au discours apparemment peu "informatif" de la déclaration gouvernementale doit pouvoir être généralisé à d'autres types de déclarations importantes qui structurent l'espace politique et social. Ces discours contraints, et contraignants, nous avons choisi de les nommer discours institutionnels [Deroubaix, Gobin 1994]. Outre les discours politiques émanant d'organes autres que les partis politiques, dans lesquels se range la déclaration gouvernementale, nous y regrouperions tous les textes produits par les administrations et qui non seulement préparent les décisions politiques mais aussi instituent une circulation de mots et de concepts qui façonnera la manière de penser le politique. La déclaration gouvernementale arrive très en aval de ces textes et rapports administratifs mais elle annonce publiquement, elle officialise ces concepts longtemps muris à l'ombre du pouvoir. À l'opposé du brio de la déclaration électorale, les discours institutionnels charrient tous les thèmes à venir de la pensée sociale et politique. L'étude de ce type de corpus permet de rendre sensible l'effet structurant à long terme de l'amoncellement de discours et de textes que produisent ceux qui contrôlent le monde.

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Il est important que ce corpus de discours gouvernementaux ne soit que le noyau d'un ensemble plus vaste qui comprendrait d'autres déclarations gouvernementales telles que les répliques gouvernementales aux débats parlementaires, les discours de bilan de l'Union européenne, les programmes de l'OCDE, les résolutions syndicales nationales [Hetzel, Lefèvre, Mouriaux, Tournier 1998] et internationales [Gobin 1993], les documents patronaux, etc.

Il y a du pain sur la planche ! Les méthodes sont disponibles, il reste à investir du temps pour l'étude et la coordination. Le dossier sur la déclaration gouvernementale préfigure ce que pourrait donner un réseau européen d'étude du discours institutionnel, un réseau d'étude de la part d'idéologie que secrètent les institutions à l'abri de la scène politique démocratique.

Alors même que le secret de la démocratie est de dévoiler aux hommes qu'ils sont collectivement les créateurs de leur société, que ce qui commande la politique est l'imagination créatrice, la politique et son discours se font conformistes, ne reproduisent plus que du déjà institué, ne ressassent qu'un vocabulaire convenu qui fait la part belle à l'évidence de l'existant, c'est-à-dire à l'évidence d'une société où le pouvoir échappera toujours aux citoyens car rien ne peut s'opposer à la Providence divine ou à la naturalité de la contrainte économico-financière. Et quand le vocabulaire évolue, c'est encore pour changer peu pour que rien d'essentiel ne change. En montrant les sources du vocabulaire politique, en rendant visibles les processus de fabrication du discours du pouvoir, la recherche sur le discours peut contribuer à démythifier le rapport au politique.

 

Jean-Claude Deroubaix