ANALYSE STATISTIQUE DES TEXTES LITTÉRAIRES
L'EXEMPLE DE DRISS CHRAÏBI
Ilham 0uazzani
Bases, Corpus et Langage.
UPRESA 6039 - CNRS, INaLF
Université de Nice
98 bd E. Herriot B.P. 209, 06204 Nice cedex 3.
Abstract
In this article, we are tring to portiray a moroccan writer in french expression, Driss Chraïbi, though some of his texts which illustrate his litterary itinerary and the evolution of his writing and his ideology.
In the same way, we are also trying to show how the association between statisties and litterary text studies could be efficient. So, we have opted for factoriel correspondances analysis as a statistical tool which leads to very interesting interpretations above all if we master the variables that influence our object of study.
La langue française appartient à qui la parle, la lit, l'écrit. Ainsi on voit, au Maghreb, en Afrique noire, aux Caraïbes, dans les îles de l'océan indien une multitude de romans, poèmes, nouvelles, pièces de théâtres écrits en français. Certes, des points communs unissent ces écrits, venus d'horizons divers, qui se distinguent de par leur thématique et leur rapport à la langue d'expression, des textes de la littérature française.
Pour les écrivains du Maghreb, l'oralité joue un rôle important, qu'il s'agisse d'une recherche de type ethnographique ou une volonté de donner la parole à l'histoire arabo-musulmane. Des textes contemporains, par une démarche poétique spécifique, usent souvent du fantastique, de l'onirique, de l'irréel, de la fable pour stigmatiser un présent qu'ils rejettent.
Dans ce contexte, nous avons choisis quelques textes, qui nous ont semblé susceptibles de présenter l'itinéraire littéraire d'un auteur, Driss Chraïbi, dont l'uvre, fidèle aux préoccupations du moment, est considérée parmi les uvres majeures de la littérature maghrébine de langue française.
Né à El Jadida en 1926, Chraïbi, fils de bourgeois, fréquente l'école française à l'âge de dix ans et s'installe à Paris dès 1947. Il fait tous les métiers, fréquente les travailleurs immigrés comme les intellectuels français. Son premier roman, Le Passé simple, paraît en 1954. Il est très bien accueilli par la critique française, mais au Maroc il fait l'objet d'attaques sévères de la part de certains intellectuels traditionalistes, à tel point que l'auteur rédige une lettre de reniement qu'il regrettera après. La carrière littéraire de Chraïbi se poursuit brillamment. Son uvre au contenu incisif compte actuellement (1997) dix huit romans aux thèmes variés et dont l'écriture, chaque fois, sait épouser les contours de son histoire pour la raconter tantôt sous la forme de la révolte et de la contestation, tantôt avec humour et beaucoup de verve.
Pour certains critiques, l'intérêt de l'uvre de Driss Chraïbi réside, en fait, dans ce combat entre les valeurs de l'Islam et les valeurs d'une civilisation mécanicienne à laquelle son pays natal doit bon gré s'adapter. En effet apparaît, dans chacun de ses textes, ce débat de l'ancien et du nouveau.
Le Passé Simple (1954), dès sa parution, fait l'objet d'une véritable levée de boucliers au Maroc. On reproche à l'écrivain d'avoir fait le jeu du protectorat en cette période mouvementée de l'histoire franco-marocaine. Ce roman autobiographique raconte l'opposition d'un fils, formé à l'école française, à la tutelle d'un père féodal, " le seigneur ", représentant d'une théocratie musulmane. Le roman dit la contestation et la révolte avant le grand départ pour la France. Chraïbi s'est arraché à l'image du père pour courir vers une Europe de mirage. C'est l'expérience amère de la France qui a invité Chraïbi à réestimer la société et la tradition qu'il avait rejetées. Il en est venu à penser que la notion du progrès est dangereuse, sinon dépourvue de sens, et qu'il est très difficile de s'en servir pour ordonner les sociétés humaines.
Ainsi, comme si Chraïbi voulait rétablir un équilibre entre deux civilisations qui s'opposent mais qui sont condamnées à s'accepter, son deuxième roman Les Boucs (1955) vient rappeler que l'occident, comme le Maghreb, n'a pas encore mis en harmonie ses principes avec sa pratique sociale.
Dans ce roman profondément humain, un intellectuel marginal interroge ses concitoyens en France et tente de décrire ce regard à la fois amer et pitoyable que porte sur eux une société trop tournée sur elle-même. Mais par-delà l'examen froid d'une situation terrible, Les Boucs reste le récit d'une quête d'amour et de réconciliation des hommes où qu'ils soient. Ainsi, si l'occident est mis en accusation, le Maghreb n'est pas enjolivé, lui qui fabrique ces affamés pour les envoyer chercher refuge ailleurs. Ce roman, écrit au moment où les pays de l'Afrique du nord entament leur lutte pour l'indépendance ou y accèdent, constitue une réflexion sur le statut de l'immigration en France.
À partir des Boucs, la thématique de l'uvre romanesque de Chraïbi va couvrir un large spectre, touchant tous les problèmes de l'heure : les luttes pour l'indépendance, le masque des illusions, le retour au pays, où, par-delà la mort, se poursuit le dialogue avec le père. La critique sociale se sert de l'humour, de la polémique et de la provocation.
Dans Succession ouverte (1962), le héros choisit de repartir en France, de s'exiler plutôt que de se perdre. Dans ce retour au pays natal, l'écrivain renoue directement avec le souvenir du père et en même temps redécouvre un pays que l'indépendance encore jeune n'a pas réussie à faire sortir de sa léthargie. C'est dans ce livre que renoue avec émotion le dialogue avec le père, dialogue momentanément interrompu à la fin du Passé simple. En s'envolant pour la France, Driss, le héros, peut lire le message éternel que lui a laissé son père : " Le puits, Driss, creuse un puits et descends à la recherche de l'eau. La lumière n'est pas à la surface, elle est au fond, tout au fond. Partout, où que tu sois, et même dans le désert, tu trouveras toujours de l'eau. Il suffit de creuser. Creuse, Driss, creuse. "
La Civilisation, ma mère ! (1972) nous ramène au Maroc et raconte l'histoire d'une femme à la conquête de sa liberté. Ce livre, consacré à l'émancipation de la femme, est également un hommage au père, puisqu'il témoigne du changement radical de celui-ci et démontre que le changement politique nécessite une mutation dans les mentalités.
Le lecteur peut également découvrir toute une tranche d'histoire contemporaine du Maroc, les événements politiques caractérisant la période qui a précédé la deuxième guère mondiale, en suivant l'aventure de la mère.
Après les années quatre-vingt, Chraïbi reste actif et continu sa production. Ses trois romans : Une Enquête au pays (1980), La Mère du printemps (1981) et Naissance à l'aube (1986) abordent le problème des minorités berbères et leurs rapports aux puissances dominatrices, leur lutte aussi bien contre les conquérants musulmans d'autrefois que les représentants du pouvoir d'aujourd'hui. Dans le récit constitué par ces textes, l'écrivain n'hésite pas à mêler les versets coraniques et les mythes païens, à faire appel à des personnages historiques qui entrent dans la légende.
Dans l'humour, la caricature et l'ironie, Une Enquête au pays dénonce une politique à courte vue héritée de l'ancien envahisseur auquel le nouveau pouvoir s'est substitué.
Pour la première fois dans l'uvre de Chraïbi, le roman situe toute son action en pays berbère. Les personnages principaux sont deux policiers, représentants de l'ordre venus de la ville, qui font l'expérience de la résistance des villageois berbères (les Aït Yafelman). La réussite du roman tient en particulier au langage mêlé de français déformé, d'arabe et de berbère, que l'auteur fait parler à ses personnages et dont il tire des effets comiques parfaitement adaptés pour démystifier l'autorité.
Dans La Mère du printemps et Naissance à l'aube, les Aït Yafelman ou fils de l'eau, ancêtres de la tribu d'Une enquête au pays, sont imaginés à l'époque précédant l'arrivée des Arabes, au VIIe S. Chraïbi a inscrit l'action dans un espace montagnard, le Haut Atlas oriental, qui compte parmi les principaux châteaux d'eau du Maroc.
Si l'Islam n'est en rien contesté, dans ces textes, la présence berbère et la lutte des habitants de la montagne pour la préservation de leur eau et de leur patrimoine culturel, en particulier de leur langue, sont à bien des égards reconnus et soutenus. C'est d'ailleurs dans la reconnaissance des autres que l'Islam, selon l'auteur, peut s'imposer comme religion de tolérance.
Ainsi après le reniement de soi, la révolte contre la tradition, l'idéalisation de l'occident et sa critique, Driss Chraïbi, fait enfin la synthèse et revient aux valeurs d'une culture dépouillée, cosmique, spirituelle, celle de la tribu, de la mémoire. l'avenir est le passé. L'auteur fait l'apologie de ce qui est toujours pour lui l'essentiel : la terre, l'eau, et la lumière.
Pour résumer ce que nous avons exposé antérieurement, nous tentons d'associer la statistique à la littérature. Disciplines habituellement éloignées mais dont le rapprochement peut être fructueux. La raison est que les moyens statistiques pourraient rendre plus explicites et aussi légitimer certaines conclusions.
L'outil statistique utilisé sera l'analyse factorielle des correspondances, calcul multidimensionnel qui permet de tenir compte simultanément de plusieurs facteurs, qui sont classés automatiquement par ordre d'importance décroissant. Ces correspondances sont présentées sous forme de graphique dans lequel les variables sont distribuées autour de deux axes orthogonaux : l'axe horizontal symbolise le premier facteur de distribution, l'axe vertical le second.
Le premier graphique représente la correspondance entre les textes d'une part et les mots "terre, lumière et eau".
Ainsi, l'eau est étroitement associée aux romans de la trilogie à l'exception d'Une Enquête au pays, où la lumière est plus présente puisque c'est pendant l'été où se passe l'action, dans ce roman : " Le chef de police arriva au village par un midi de juillet. [ ] le ciel était blanc, flambant de milliard de soleil. "
Par contre, l'eau ne manque pas dans La Mère du printemps, le nom d'un grand fleuve au Maroc (L'Oum er Bia), qui est choisi comme titre à ce roman.
De même dans Naissance à l'aube, il est toujours question de la lutte des habitants de la montagne, les Aït Yafelman (fils de l'eau), pour la préservation de leur eau et de leur terroir.
Le tableau atteste donc l'affirmation de Chraïbi : " Ma biographie est simple : j'ai toujours la folie de la lumière et de l'eau."
Le deuxième graphique, où les variables thématique et stylistique influencent la disposition des textes du corpus, permet une vue générale et synthétise nos propos. Ainsi, l'axe vertical du facteur deux divise les textes en deux clans. À gauche se rassemble la trilogie formée par Une Enquête au pays, Naissance à l'aube et La Mère du printemps. Effectivement, sur le plan stylistique, ces textes se caractérisent par un style relâché proche de l'oral et sont aussi truffés de mots et expressions de la langue maternelle.
Les autres textes, où l'action est loin du monde rural et de la tribu des Aït Yafelman, se placent à droite.
L'attraction entre Le Passé simple, Succession ouverte et La Civilisation, ma mère ! s'explique par le fait que Succession ouverte est une continuation du Passé simple et que c'est dans ce roman où Chraïbi renoue le dialogue, interrompu à la fin du Passé simple, entre Driss et le père. De même, c'est la présence du thème du père qui permet à La Civilisation, ma mère ! de se rapprocher des ces deux textes.
Références
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Khatibi, A. (1989). Francophonie et idiomes littéraires. Rabat : Diffusion.
Lanly, A. (1975). Le Français d'Afrique du nord. Sherbrooke : Naaman.
Muller, Ch. (1973). Initiation aux méthodes de la statistique linguistique. Paris : Hachette.
Molinié, G. (1989). La stylistique. Paris : P.U.F.
Salem, A., Lebart, L. (1994). Statistique textuelle. Paris : Dunod.