Sommaire des JADT 1998   

LE SUIVI DES ITINÉRAIRES PROFESSIONNELS DES COUPLES

PAR LES MÉTHODES DE LA STATISTIQUE TEXTUELLE.

Lecture des parcours professionnels des couples

 

Daniel Courgeau, France Guérin-Pace

Institut National d’Études Démographiques

27 rue du Commandeur, 75014 Paris, France

Summary

The analysis with textual methods of occupational careers of couples is compared here with an event history analysis. The first one permits to include a large variety of trajectories and to consider all kinds of changes between different states. The second one is useful to estimate parameters for the understanding of occupational mobility.

Les techniques statistiques d’analyse des données textuelles peuvent être d’une grande utilité pour l’étude d’itinéraires, recueillis dans les enquêtes (Hauesler L., Mérimanis M., 1991). Elle constitue une utilisation détournée de la statistique textuelle dans la mesure où les mots analysés sont artificiels. On considère une séquence d’états (emploi, statut professionnel, lieux de résidence..) comme une suite de mots qui constituent une phrase. Comparé à des corpus littéraires, le vocabulaire du corpus est nécessairement pauvre mais il correspond à une diversité de situations importante. L’intérêt majeur de l’utilisation de ces méthodes, réside dans la possibilité de considérer des phrases de longueur variable, c’est à dire de comparer des parcours dans lesquels les personnes n’ont pas effectué le même nombre d’étapes.

1. Les itinéraires professionnels des couples

Le parcours professionnel d’un individu est marqué par l’expérience et la mémoire qu’il garde à tout moment de son histoire passée sur le marché du travail. Qui plus est, lorsque l’individu vit en couple, on peut penser que les deux conjoints partagent leur expérience passée et utilisent l’information qu’ils en tirent pour assurer au mieux leur situation professionnelle. Ainsi le fait que l’homme ait connu de nombreuses périodes de chômage antérieures, va rendre plus improbable le passage à l’inactivité de sa conjointe, même si elle a de nombreux enfants. A l’inverse si l’homme a un contrat à durée indéterminée depuis de nombreuses années, cela rendra plus probable le passage à l’inactivité de sa conjointe lorsqu’elle aura un enfant. Pour mettre en évidence de tels effets, l’enquête sur l’emploi de l’INSEE permet, depuis 1990, le suivi mensuel de la situation principale vis-à-vis de l’emploi pour chacun des membres du ménage vivant dans le logement enquêté, pendant une durée maximale de trois ans. Nous allons suivre ici les couples dont l’homme a entre 25 et 54 ans, observés dans les tiers entrant de 1990 à 1992, dont au moins un membre a connu un changement de situation entre l’activité, le chômage et l’inactivité, au cours des trois ans d’observation. C’est à partir de ce premier changement que l’on suivra en longitudinal les changements suivants.

Divers types d’analyse des parcours professionnels sont possibles et peuvent conduire à des résultats complémentaires. Une première approche consiste en une analyse biographique de ces trajectoires couplées. On considère les durées de séjour dans les divers états et on cherche à les expliquer par un certain nombre de caractéristiques des membres du couple ou du couple lui-même : états antérieurs dans lesquels le couple a vécu dans le passé ; situation familiale, localisation spatiale au début du séjour ; changements observés dans cette situation tout au long du séjour (variables dépendant de la durée). C’est l’approche suivie par Courgeau et Meron (1996) sur le même échantillon. Rappelons ici les hypothèses nécessaires dans ce cas.

Huit situations d’activité sont observées mensuellement : "à son compte ou aidant un membre de sa famille dans son travail" (CT), "salarié pour une durée non limitée" (CI), "contrat à durée déterminée" (CD), "stage de formation professionnelle, élève, étudiant militaire du contingent" (EM), "au chômage" (CH), "inactif" (IN). On remarque facilement que pour un couple, on dispose de 64 (8x8) situations possibles et que lors de la première étape seulement il faudrait étudier séparément 4032 (64x63) durées de séjour ! Etant donnée la taille de l’échantillon il devient nécessaire de réduire ces possibilités pour pouvoir réaliser une analyse biographique. Les auteurs ont ainsi réduit le nombre de situations individuelles, à trois états (actif occupé, au chômage, inactif), ce qui conduit déjà à neuf situations du couple, sont six ont été finalement privilégiées. En dépit de ce fait, cela contraint déjà à considérer pour la première étape trente durées de séjour (6x5). Même dans ce cas il n’est guère possible de suivre tous les types de trajectoires, et l’on doit considérer séparément chaque étape, quitte à faire intervenir dans les caractéristiques explicatives des situations antérieures.

Ce type d’analyse, utile par la variété des caractéristiques individuelles qu’il peut faire intervenir, intègre difficilement l’articulation complexe entre les différentes situations qui jalonnent le parcours d’un couple. Il est dès lors nécessaire d’utiliser d’autres approches qui prennent mieux en compte cette richesse. Nous allons montrer en quoi l’utilisation détournée de l’analyse des données textuelles permet d’éviter l’écueil précédent, en prenant en compte simultanément la notion de durée attachée à chaque étape et le phénomène d’enchaînement qui existe entre ces diverses étapes.

2. L’analyse textuelle pour l’étude d’itinéraires

On peut cependant privilégier des informations différentes. Soit on ne considère que les suites d’étapes sans tenir compte de la durée dans chacune d’elles, soit on considère la durée et on répète l’état autant de fois que l’unité de temps retenue. Selon l’objectif poursuivi, il existe différentes façons de constituer le corpus de données. On peut envisager en premier lieu de ne considérer que les suites d’étapes sans tenir compte de la durée de chacune d’elles et effectuer une description typologique des trajectoires individuelles, en un nombre limité d’itinéraires significatifs (Houzel, Levaillant, 1994). L’inconvénient de cette démarche est d’ignorer l’ordre chronologique des différentes étapes. Il est alors nécessaire de recourir à l’étude des segments répétés qui met en évidence les suites ordonnées des états se produisant le plus fréquemment.

Une autre façon de retranscrire les itinéraires est de tenir compte de la durée dans chacune des étapes, en répétant l’état autant de fois qu’il est présent, en fonction de l’unité de temps retenue. On obtient ainsi des phrases qui contiennent plusieurs fois les mêmes mots et on privilégie alors le temps sur les changements qui interviennent au sein des trajectoires. Comme le souligne L. Haeusler (1993), il est nécessaire de construire un codage approprié des données selon le type de résultats que l’on désire obtenir. En effet, le mode de transcription des itinéraires en textes, selon que l’on fait intervenir la durée ou non, selon le choix de l’unité de temps, donnent des résultats sensiblement différents. On pourra se reporter à d’autres travaux qui ont été effectués dans cet esprit (Jalaudin C., Moreau G., 1995).

Les itinéraires étant formés d’une suite ordonnée d’étapes, on peut reconstituer un ensemble d’étapes professionnelles du couple. Un itinéraire est comparable à une phrase, comme suite ordonnée de mots. On s’intéresse ici à l’analyse des trajectoires en termes qualitatifs, ce qui nous amène à ne pas faire usage des pondérations de l’enquête. En effet, nous ne présentons pas d’estimation d’effectifs dans telle ou telle situation mais nous cherchons davantage à comprendre l’élaboration des trajectoires individuelles.

L’analyse textuelle au contraire, va considérer simultanément les diverses étapes connues par un couple. Le temps peut dès lors intervenir de deux façons différentes. En premier lieu l’ordre temporel des événements est celui de la lecture du texte que l’on a créé. On pourrait également faire intervenir la durée de chaque étape, en mettant par exemple le nombre de mois de chacune d’entre elles à la suite de sa dénomination. Mais cela introduirait des différences dans le vocabulaire qui ne correspondent pas du tout à celles des trajectoires. Dans la mesure où la durée totale d’observation était courte (36 mois) et où le nombre d’étapes connues par le couple donne une information non négligeable sur la durée de chacune, nous avons choisi ici de ne prendre en compte que l’ordre temporel des événements, laissant de côté les durées de séjour. Cette analyse permet dès lors de mettre en évidence les principaux types de trajectoires rencontrées et de les relier aux diverses caractéristiques des couples considérés. Elle ouvre également des possibilités de classification des diverses trajectoires, guère possibles avec une analyse biographique.

A partir du premier fichier, on peut s’intéresser d’une part à la cooccurrence entre les états indépendamment de leur ordre (ASPAR), soit considérer la suite ordonnée des états qui se produisent le plus fréquemment avec l’étude des segments répétés (Lafon et Salem, 1983), un segment répété étant une suite de mots rencontrés. On observe ainsi un ensemble de sous-itinéraires qui se produisent fréquemment ou non. On regarde si ces morceaux d’itinéraires sont spécifiques d’une population donnée (MOCAR).

Une première approche des itinéraires

Une première approche des trajectoires des couples consiste à étudier les différentes étapes qui les composent. On constitue à partir des trajectoires un lexique des différentes étapes recensées et on observe leur fréquence. On peut ainsi comparer les fréquences d’apparition des différentes étapes entre l’enquête de 1990 et celle de 1992. Quelle que soit l’enquête, l’état où l’homme et la femme ont un contrat à durée indéterminée est le plus fréquent. Au moment du premier passage, l’étape pour laquelle la femme est inactive est plus fréquente que celle où la femme est au chômage. Au moment du dernier passage de l’enquête, c’est l’inverse. Plus généralement, on observe une augmentation de la proportion des premières étapes aux dépends des secondes. On remarque aussi que toutes les étapes pour lesquelles l’un des deux membres du couple est au chômage augmentent en proportion. Ceci traduit en partie une dégradation du marché de l’emploi entre la première période d’observation qui s’étend de 1990 à 1993 et la seconde, de 1992 à 1995. Il faut cependant garder en mémoire que l’on ne travaille que sur les couples dont au moins un membre a connu une transition entre les trois états : actif occupé, chômeur ou inactif. Par ailleurs, le nombre moyen d’étapes connu par les individus du second échantillon est plus élevé que celui du premier. Il passe en moyenne de 3,46 à 3,54 étapes et indique une plus grande instabilité des trajectoires.

L’analyse suivante est faite à partir d’un tableau lexical dont les lignes sont les différents états qui existent dans les trajectoires (par exemple CI CD ou CH EM) et les colonnes, les trajectoires de chacun des couples à la première enquête. Si l’état i figure dans la trajectoire j alors dans la case (i,j) du tableau figure le nombre de fois où cet état est présent dans la trajectoire. On ne tient pas compte de l’ordre d’apparition des étapes dans les trajectoires mais on cherche à repérer les étapes qui se produisent conjointement. Ici le nombre de mots est limité par le nombre d’états possibles et un mot peut être répété plusieurs fois dans la phrase, dans la mesure où un état peut figurer à plusieurs reprise dans une trajectoire. Une analyse factorielle des correspondances sur ce tableau, montre les différenciations les plus importantes entre les trajectoires, en fonction des états qu’elles contiennent.

L’opposition la plus marquée s’effectue entre les trajectoires dans lesquelles la femme est à son compte et l’homme dans les autres situations. De même l’axe 2 oppose les hommes travaillant à leur compte aux autres états. Ceci peut s’interpréter par le fait que lorsque un des deux conjoints est à son compte, les trajectoires de l’autre conjoint varient entre les différents états. La situation où les deux conjoints sont simultanément à leur compte se trouve en position intermédiaire. Il existe peu de trajectoires où les conjoints sont alternativement à leur compte. Les deux axes suivants marquent une opposition aussi nette entre les trajectoires dans lesquelles l’homme est inactif, quelle soit la situation de la femme, et tous les autres états (axe 3). Cette opposition se reproduit à l’identique, avec le statut "femme inactive". L’axe 5 oppose les étapes où les hommes sont inactifs et la femme a un emploi précaire, à celles dans lesquelles les hommes ont un emploi précaire (chômage, étudiant, service militaire) quel que soit le statut professionnel de la conjointe. Enfin l’axe 6 singularise les étapes pour lesquelles les deux conjoints sont à leur compte par rapport à celles où seul un conjoint l’est.

Cette analyse des trajectoires en fonction des étapes qu’elles contiennent montre le rôle prépondérant de certains états du couple. Il en est ainsi du fait que l’un des conjoints soit à son compte ou inactif. Le fait que l’homme possède un emploi précaire ou pas d’emploi donne des trajectoires spécifiques. En revanche, le fait que les deux conjoints aient un contrat à duréee non limité (CI CI) ne constitue pas une étape structurante des trajectoires. Cet état est toujours proche de l’origine pour tous les axes considérés ici. La même analyse effectuée sur les données de la troisième enquête montre peu de changements. L’observation de l’évolution entre les deux périodes montre que la différenciation la plus importante des trajectoires s’effectue toujours en fonction du statut "à son compte". En revanche, le troisième axe est déterminé cette fois par les étapes où la femme a un contrat à durée indéterminée et l’homme alterne entre les autres états. Une autre opposition s’effectue entre les étapes dans lesquelles les hommes sont inactifs et les autres états, puis une autre opposition entre étapes dans lesquels l’homme est inactif et celles ou la femme est inactive.

3. Des itinéraires et des catégories sociales

Une approche du type de trajectoire selon les catégories sociales consiste à structurer le corpus des trajectoires en fonction des variables descriptives des couples. On construit un tableau de contingence dans lequel figure en lignes l’ensemble des états possibles et en colonne, les variables individuelles. Une analyse des correspondances multiples montre quelles sont les variables qui structurent le plus les trajectoires et les plus fortes oppositions. Pour cette analyse, nous avons conservé les variables : âge de l’homme, différence d’âge du couple, catégorie socio-professionnelle homme et femme, travail dans le public ou le privé de chacun, nombre et âge des enfants du couple, niveau d’éducation et horaire de travail de la femme.

Segments répétés caractéristiques

Observons d’abord pour chaque segment répété et diverses sous-populations, si la fréquence observée dans la catégorie considérée diffère de manière significative de la fréquence dans l’ensemble de la population. La valeur test mesure l’écart existant entre la fréquence relative d’un mot dans la classe avec sa fréquence relative globale, calculée sur l’ensemble des individus. On désigne comme significatifs les segments dont les valeurs-tests correspondantes sont supérieures à 2, et dont le nombre de répétitions est au moins égal à 40.

Selon la profession de chaque conjoint, on voit apparaître divers types de trajectoires privilégiées, de longueurs différentes, les plus longues pouvant être cycliques. Nous proposons de donner ici une vue graphique de ces trajectoires, qui mette bien en évidence leur évolution en passant des cohortes suivies à partir de 1990 à celles suivies à partir de 1992. Un trait plein indique une trajectoire privilégiée stable d’une cohorte à l’autre, un tireté indique une trajectoire privilégié pour la cohorte 1990 et un pointillé pour la cohorte 1992. Lorsque l’on a une trajectoire cyclique, les traits sont recourbés en leur extrémité pour indiquer plusieurs allers et retours entre les deux situations. Enfin les trajectoires des femmes sont portées à droite et celles des hommes à gauche : il peut y avoir des parties communes entre ces trajectoires, et nous avons essayé de distinguer cinq niveaux selon que les deux conjoints sont actifs ; l’un est chômeur, l’autre actif ; l’un est inactif, l’autre actif ; les deux sont chômeurs ; un est inactif et un est chômeur. Les trajectoires privilégiées des agricultrices et des agriculteurs sont les plus stables au cours du temps.



Pour les agriculteurs, l’homme reste toujours à son compte, tandis que la femme peut passer soit d’une occupation (à son compte ou en CDI) à l’inactivité ou l’inverse, soit d’une occupation (en CDI ou en CDD) au chômage ou l’inverse. Pour les agricultrices, au contraire, les trajectoires privilégiées les conduisent à l’inactivité, que leur conjoint soit à son compte ou en CDI. Toutes ces trajectoires sont courtes et ne font apparaître aucun cycle.

Les trajectoires privilégiées des commerçantes et des commerçants sont très proches de celles des agriculteurs, mais sont moins stables au cours du temps (Figure 2). A nouveau les commerçants restent toujours à leur compte, tandis que leurs conjoints suivent des trajets identiques aux femmes d’agriculteurs. Pour les commerçantes, en dehors des trajets identiques à ceux des agricultrices, on voit apparaître en 1990 des couples dont la femme peut connaître le chômage, l’homme étant à son compte, sans doute commerçant lui aussi. Mais ces trajectoires disparaissent en 1992.

Ces trajectoires sont toujours courtes et sans cycles. Il est intéressant de passer ensuite aux trajectoires privilégiées des employées et employés, qui vont ressembler aux précédentes, si l’on remplace l’individu à son compte par un individu en CDD ou en CDI, pour les hommes, mais devenir plus complexes pour les femmes.

Ainsi pour les employés, l’homme reste toujours en CI, tandis que la femme peut passer soit d’une occupation (en CI ou en CD) au chômage ou l’inverse, soit d’un CI à l’inactivité ou l’inverse. Ce qui est nouveau pour les femmes d’employés en CI ou les employées dont le conjoint a un CI, c’est l’apparition de trajectoires cycliques les faisant passer de CD au chômage et réciproquement : nous avions déjà mis en évidence de telles trajectoires (Courgeau et Meron, 1996), mais nous ne pouvions pas alors les rattacher à une catégorie socio-professionnelle. Nous verrons plus loin qu’elles se retrouvent également pour les cadres de sexe masculin. Pour les employées, les trajectoires privilégiées deviennent plus complexes et conduisent plus souvent au chômage, surtout en 1992, qu’à l’inactivité. La position de départ centrale est celle où les deux conjoints sont en CI, l’un ou l’autre pouvant devenir chômeur ou passer en CD pour la femme, ou devenir inactif pour l’homme. Deux nouvelles trajectoires apparaissent en 1992, avec l’aggravation du chômage qui va toucher essentiellement les employées d’une part, les ouvriers et ouvrières d’autre part : celles où les femmes restent toujours employées ayant un CI mais dont le conjoint alterne de nombreuses périodes de CD et de chômage ; celles où l’homme reste à son compte et où la femme passe de CI en chômage. L’examen des professions intermédiaires montre l’apparition de nouvelles trajectoires pour les couples dont les hommes sont dans ces professions en 1992, alors que les femmes marquent une grande stabilité (Figure 4). Ainsi les femmes qui ont une profession intermédiaire la conservent en permanence tandis que leurs conjoints vont avoir des trajectoires cycliques entre CD ou CI et chômage. C’est la deuxième catégorie de trajectoires cycliques que nous avions déjà mis en évidence (Courgeau et Meron, 1996) et que nous pouvons toujours rattacher aux conjoints de ces femmes. Les hommes dans cette profession y restent toujours stables en CI, mais c’est leur conjointe qui, dès 1992, va passer de CD ou CI au chômage, ou l’inverse, et de CI, ou à son compte, à l’inactivité, ou l’inverse.

C’est donc bien l’apparition de situations d’instabilité des femmes dont le conjoint a une profession intermédiaire, que l’on met ainsi en évidence. Voyons maintenant ce qu’il en est des cadres.

Deux grands cycles apparaissent dans les couples dont l’homme est cadre, qui restent inchangés en 1990 et 1992. Bien entendu l’homme reste toujours en CI, tandis que sa conjointe alterne des périodes de CD et de chômage ou au contraire alterne des périodes de CI ou d’inactivité. Nous avons déjà indiqué le premier cycle qui apparaissait pour les employés, le second est propre aux cadres. Les couples dont la femme est cadre sont très peu nombreux, mais on voit y apparaître en 1992 un cycle dans lequel le conjoint alterne périodes de CD et de chômage. Voyons enfin le cas des ouvriers et des ouvrières qui vont suivre des trajectoires très différentes de celles que nous avons vues antérieurement (Figure 6).

Chez les ouvriers, deux nouveaux grands cycles apparaissent, inchangés d’une période à l’autre. Le premier correspond au couple traditionnel où la femme reste inactive, tandis que l’homme alterne CD et chômage. Le second correspond au couple où la femme reste active en CI tandis que l’homme alterne toujours CD et chômage. Une situation nouvelle apparaît en 1992 où les deux membres du couple se retrouvent simultanément au chômage, montrant clairement l’aggravation de la situation de l’emploi entre 1992 et 1994. Pour les couples dont la femme est ouvrière, un nouveau cycle apparaît, inchangé d’une période sur l’autre : celui où la femme alterne CI et chômage alors que son conjoint reste stable en CI. Certains cycles qui existaient en 1990 disparaissent en 1992, ceux où l’homme alterne CI ou CD et chômage, de nouveaux apparaissent en 1992 où c’est au contraire la femme qui va alterner CD et chômage.

Analyse faisant intervenir simultanément les diverses caractéristiques

Il serait bien entendu possible de répéter une telle analyse pour tous les sous-groupes que l’on peut distinguer. Nous préférons cependant prendre maintenant une approche plus synthétique, de type multivarié, qui fasse intervenir simultanément les diverses caractéristiques, certaines pouvant être actives dans la détermination des axes factoriels, d’autres étant illustratives, avec cependant la possibilité de les placer par rapport à ces axes. Les caractéristiques actives ont été déterminées comme les plus pertinentes à faire intervenir, à partir d’analyse des segments répétés pour chaque sous-groupe. Ces caractéristiques sont ici : la catégorie socio-professionnelle de chaque conjoint, le nombre et l’âge des enfants du couple distingués en 8 catégories, le niveau d’éducation de la femme et son type d’horaire habituel de travail (temps complet, temps partiel), le caractère public ou privé de l’établissement dans lequel travaille chaque conjoint.

Les cinq premiers axes de cette analyse des correspondances représentent 74,2 % de la variance en 1990 et 76,9 % en 1992. Le premier axe oppose les femmes inactives avec un conjoint ouvrier et ayant 3 enfants ou plus, quels que soient leurs âges, aux femmes ayant des professions intermédiaires, aux employées et aux ouvrières qui travaillent à temps complet tant dans le privé que dans le public. Cependant pour la cohorte 1992, les ouvrières disparaissent de ce groupe, qui voit en revanche apparaître des femmes cadres de niveau d’éducation élevé. Les trajectoires des couples dont la femme est inactive peuvent être très longues, en particulier lorsque les hommes alternent CD et chômage, ou plus courtes, lorsqu’ils alternent CI et chômage. Les trajectoires du groupe opposé sont beaucoup plus courtes, les femmes restant en CDI alors que les hommes peuvent connaître le chômage.

Il est intéressant de considérer simultanément les 2ème et 3ème axes qui concernent tous les deux les hommes ou les femmes, agriculteurs(rices) ou commençants(es). Le second axe oppose en bloc ces quatre groupes aux hommes ouvriers travaillant dans le public et aux ouvriers. Le troisième axe va, lui, opposer les femmes agricultrices ou commerçantes aux hommes agriculteurs ou commerçants dont la femme est employée. Les trajectoires de ces couples comportent bien entendu au moins un des conjoints à son compte, et sont en général courtes, sauf lorsque l’autre membre alterne de nombreuses périodes de CD et de chômage. Ces deux axes restent inchangés lorsque l’on passe de la cohorte 1990 à 1992.

En revanche la signification du quatrième axe va se modifier légèrement lorsque l’on passe d’une cohorte à l’autre. Pour la première cohorte il oppose les couples dont l’homme est ouvrier et la femme en profession intermédiaire dans le public, qui ont trois enfants, ou plus, de plus de trois ans, aux couples dont l’homme est employé ou cadre dans le public et dont la femme est employée à temps complet, qui ont 2 enfants de plus de trois ans. Pour la deuxième cohorte, l’effet des enfants du couple disparaît. Les trajectoires des hommes ouvriers y sont marquées par l’alternance de nombreuses périodes de chômage et de CD, alors que leur femme a un CI stable. A l’inverse les trajectoires des hommes employés ou cadres les montrent comme ayant un CI stable alors que leur conjointe va alterner de nombreuses périodes de CDI ou de CD et de chômage.

De même, la signification du cinquième axe va légèrement se modifier d’une cohorte à l’autre. Pour la première cohorte il oppose les couples dont au moins un conjoint est ouvrier, de niveau CEP et deux ou trois enfants de plus de 3 ans, aux couples dont au moins un conjoint est cadre de niveau d’éducation élevé (supérieur ou baccalauréat plus 2 ans), dont la femme travaille à temps partiel dans le public et ayant 3 enfants dont au moins un a moins de 3 ans. Pour la seconde cohorte il oppose toujours les couples dont au moins un conjoint est ouvrier, ayant le CEP, mais étant en grande partie sans enfant aux couples dont l’homme est soit cadre, soit en profession intermédiaire et la femme en profession intermédiaire, de niveau d’éducation élevé, dont la femme travaille à temps partiel dans le public et ayant 3 enfants dont au moins un a moins de 3 ans. Les trajectoires de ces couples sont généralement assez courtes, l’un des membres restant en permanence en contrat à durée non limitée.

Une classification des diverses trajectoires

Une classification en cinq grands groupes est satisfaisante. De plus ces groupes sont pratiquement inchangés en passant d’une période à la suivante. La première classe la plus représentée, mais dont l’importance décroît de 1990 à 1992, concerne les couples dont l’homme reste stable en CI, la femme alternant des périodes d’activité en CI ou en CD et de chômage ou même d’inactivité. La seconde classe, dont l’importance reste la même au cours du temps, concerne les couples dont la femme reste inactive tandis que son conjoint alterne, périodes d’activité en CI ou en CD et de chômage. Les trois classes suivantes voient leur importance croître en passant de 1990 à 1992. L’une va concerner les femmes qui restent stables en CI, tandis que le conjoint va alterner périodes d’activité en CI ou en CD et de chômage. Les deux derniers correspondent au couples dont respectivement l’homme ou la femme restent stables à leur compte. Dans le premier cas la femme pourra alterner CD et chômage, CI et inactivité et pourra même devenir inactive alors qu’elle était à son compte. Dans le second cas, l’homme alterne essentiellement des périodes de CD et de chômage.

Conclusions

Pour analyser la complexité des trajectoires professionnelles des couples, l’analyse textuelle nous a permis une approche plus qualitative et plus détaillée que l’analyse biographique. Cette dernière en effet n’avait considéré que les passages entre les trois états : actif, au chômage et inactif (Courgeau et Meron, 1996). L’analyse textuelle en revanche permet de faire intervenir une bien plus grande variété de trajectoires, en considérant tous les passages entre les huit états donnés dans l’introduction.

La prise en compte du temps va également être différente dans les deux approches. L’analyse biographique va considérer séparément chaque étape, et privilégier la durée de séjour dans chacun des états occupés par le couple. Elle pourra alors faire intervenir diverses caractéristiques des conjoints, mesurées en début de séjour, qui peuvent donc inclure les divers états antérieurs connus par le couple. On a dans ce cas la possibilité de montrer comment l’effet multiplicatif d’une caractéristique sur les quotients va dépendre de l’étape considérée. Cette analyse a montré que cet effet dépendait peu de l’étape et restait toujours dans la même direction : ainsi, par exemple, le fait que l’homme ait connu une ou plusieurs périodes de chômage, va fortement réduire les chances de passage de sa conjointe à l’inactivité, même si elle a de nombreux enfants, etc.

Bien qu’elles travaillent sur un objet commun, la trajectoire des divers couples, les deux approches apparaissent clairement complémentaires. L’approche biographique permet de bien saisir la succession des diverses périodes, en faisant intervenir l’effet de diverses caractéristiques individuelles sur leur durée. Mais les types de périodes devront être peu nombreux, pour que l’analyse soit réalisable avec des effectifs suffisants. En revanche, l’analyse textuelle permet de prendre en compte une grande diversité de périodes, pour mettre en évidence des grands types de trajectoires, que l’on peut relier aux caractéristiques individuelles. Dans ce cas, on prendra essentiellement en compte la succession des diverses périodes, sans pouvoir faire intervenir explicitement leur durée.

Références

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