Sommaire des JADT 1998

 

RYTHME ET UNIVERS LEXICAUX CHEZ CORNEILLE ET RACINE

 

Valérie Beaudouin

Centre National d’Études des Télécommunications / EHESS

38-40, rue du Général Leclerc - 92794 Issy-les-Moulineaux cedex 9

 

Résumé

The complete works of Corneille and Racine (46 plays, 80 000 verses) have been parsed, tagged, translated into phonetic and metric representation by a specific tool for studying rhythm, the "metrometre". This paper first quickly describes the distribution of rhythm patterns within the corpus.

The corpus, broken into small context units (4 to 6 verses) is analysed by Alceste ; this yields 8 lexical universes : "love hazards", "war", "guilt & pain", etc. Lexical profile analysis shows significant differences between Corneille (heterogeneous in style) and Racine (homogeneous). It then shows that names (characters, places) in Racine, are the most important factor of lexical variation, they tune the rhyme ; there are strong clues this effect is deliberate.

Finally, links between the rhythm structure and the content of verses are unveiled. Some lexical classes are significantly associated with specific rhythmic patterns.

Inutile de rappeler la place que Corneille et Racine occupent dans notre patrimoine littéraire. Un seul indice suffira : la Comédie-Française a consacré, depuis sa création en 1680, 9000 représentations à des pièces de Racine, 7000 à des pièces de Corneille. Ces pièces de théâtre organisées en tours de parole sont faites de séquences de mots qui se prêtent aux traitements de statistique textuelle, mais elles ont en plus la particularité d’être écrites en vers, avec une très large domination de l’alexandrin (97 % des vers). La structure rythmique du vers est-elle indépendante de ce qui est dit ?

A partir d’indices lexicaux et rythmiques, nous allons montrer qu’il y a, au contraire, une mobilisation des effets rythmiques du vers pour renforcer les effets de sens.

En combinant des outils consacrés à l’analyse de la structure métrique et rythmique du vers et des outils de statistique textuelle, nous essayons d’éclairer les particularités stylistiques liées aux genres et aux auteurs. Ensuite, en nous limitant aux tragédies centrales de Racine, qui présentent un degré d’homogénéité considérable, nous chercherons à mettre en évidence quelques éléments de la structure d’ensemble.

1. Le métromètre : outil d’analyse de la structure métrico-rythmique

Nous avons mis au point un outil informatique d’analyse du vers classique, le métromètre (Beaudouin et Yvon, 1994), qui construit à partir de tout vers une représentation phonétique, où sont délimitées les positions, ou syllabes, métriques du vers. Le métromètre s’appuie sur des outils d’ingénierie linguistique : un analyseur syntaxique et un phonétiseur, respectivement développés par Patrick Constant (1991) et François Yvon (1995). L’analyse syntaxique est un préalable à la transcription phonétique en ce qu’elle permet de lever de nombreuses ambiguïtés lexicales, mais elle intervient aussi dans l’élaboration de la structure rythmique du vers grâce à l’identification des catégories syntaxiques. Le phonétiseur transcrit la séquence de graphèmes en phonèmes. Cette transcription est sensible au registre de langue que l’on souhaite représenter. La "diction" du vers, contrainte par la mesure, est en effet soumise à des règles précises. Il nous a donc fallu adapter le phonétiseur aux particularités du vers (Roubaud, 1986 ; Milner et Regnault, 1987) : les points qui ont requis un traitement particulier sont les suivants : le décompte du e muet, la question de la diérèse et de manière moins essentielle celle de la liaison.

Ainsi, le métromètre est-il capable de "découper" correctement les vers suivants :

Et/ que/ j' en/ten/de/ di/re aux/ peu/ple/s in/di/ens

Racine, Alexandre le Grand, vers 11

Hé/ bien/ ! je/ l' a/voue/rai/, que/ ma/ jus/te/ co/lère

Racine, Alexandre le Grand, vers 233

Il donnera du premier vers la transcription phonétique suivante :

(e)(k )(j §A)(t §A)(d f)(d i r)(o)(p œ)(p l lz)(ô)(d i)(ô)§

A ce niveau de découpage en positions métriques, nous avons une suite "d’événements élémentaires" qui peuvent être soumis à des "procédés de marquage" (Lusson, 1973). Ceux-ci permettent de construire la ou les figures métrico-rythmiques de l’alexandrin. Le Tableau 1 présente la représentation du vers que produit le métromètre (transcription phonétique et marquages).

Vers

De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ?

Transcription phonémique

(d )(s ´)(t )(n ¥ i)(f e)(n i s)(å)(t y)(v y)(l å)(s p l §A)(d œ r)

Nombre de syllabes

12

Repérage des fins de mots

1 0 1 1 0 1 1 1 1 1 0 1

Catégories syntaxiques

7 6 6 0 4 4 1 6 2 6 0 0

Marquage accentuel

0 0 0 1 0 1 0 1 1 0 0 1

Clef de lecture : La cinquième syllabe métrique correspond à la séquence phonémique /f e/, elle n'est pas située en fin de mot (cf. marquage des fins de mots = 1) et appartient à un nom propre (cf. catégorie syntaxique = 4). zl : indique un s de liaison

Marquage des fins de mot : 0 = syllabe interne ; 1 = syllabe finale.

Catégories syntaxiques : 0 = Nom ; 1 = Verbe ; 2 = Adjectif ; 3 = Adverbe ; 4 = Nom propre ;
6 = Déterminant, pronom ; 7 = Préposition ; 8 = Conjonction ; 9 = Pronom relatif.

Marquage accentuel : 0 = syllabe ne porte pas d’accent ; 1 = syllabe porte un accent de mot.

Tableau 1 : La représentation produite par le métromètre

C’est en particulier à travers la marque accentuelle que l’on cherche à appréhender la structure rythmique de l’alexandrin. Nous avons choisi de marquer la dernière position d’un mot, ou l’avant-dernière si le mot finit par un e muet. Ce marquage n’a été appliqué qu’aux mots pleins (noms, verbes, adjectifs et adverbes). Pour être conforme aux théories actuelles (cf. Vaissière, 1991), il aurait fallu marquer la fin des mots phonologiques ou groupes de souffle, et non pas la fin des mots pleins : il y aurait en effet un "effacement" des accents de mots internes au groupe de souffle. La complexité de la structure syntaxique des vers ne nous permet pas, pour le moment, d’avoir une bonne identification des groupes.

Sur la base de ce simple marquage (0 = position non marquée ; 1 = position marquée), nous avons pu construire, à partir des alexandrins de Corneille et Racine, la figure globale de ce vers. On visualise avec une netteté extrême le phénomène classique de la césure. On remarquera la symétrie entre les deux hémistiches (cf. Figure 1).

Clef de lecture : 11 % des vers sont "marqués" sur leur première position

Figure 1 : Répartition des "marques accentuelles" sur CORRAC

Sur chacun des segments métriques, ou hémistiche, les figures accentuelles les plus fréquentes sont les suivantes :

Premier hémistiche

%

Second hémistiche

%

001001

24,0

001001

31,8

010001

16,0

010001

19,0

000101

14,5

000101

14,7

010101

6,5

010101

4,9

Total

61,0

Total

70,4

Autres figures

39,0

Autres figures

29,6

Tableau 2 : Les profils prosodiques d’hémistiches les plus fréquents

Ce sont ces figures qui vont nous servir d’indices stylistiques. Nous avons choisi de les regrouper comme suit : 010101, 010001, 000101 par H_010101 ; 001001 par H_001001 et toutes les autres dans la catégorie H_autre, ce qui permet de distinguer les formes régulières, marquées soit sur les positions paires, soit sur les positions multiples de trois, et les figures plus irrégulières. Nous verrons que ce regroupement est pertinent dans la mesure où justement il coïncide avec d’autres faits stylistiques. Nous pouvons déjà observer que le second hémistiche est plus régulier que le premier (70 % de figures régulières contre 61 % pour le premier).

2. La notion de genre : convergence d’indices stylistiques

Nous avons analysé avec Alceste (Reinert, 1993), les 46 pièces de Corneille et Racine. Celles-ci ont été découpées en unités de quatre à six vers. Par une classification descendante, l’ensemble de ces unités a été d’abord scindé en deux groupes qui opposent les tragédies aux comédies et à certaines pièces classées dans la catégorie "divers". On voit ainsi que l’unique comédie de Racine, Les Plaideurs, est très proche par son profil lexical des comédies de Corneille. Ensuite, l’analyse distingue les tragédies de Racine de celles de Corneille, d’une part, et les comédies des pièces diverses. Rappelons que le classement se fait de manière aveugle sans tenir compte de l’appartenance des fragments à une pièce donnée et qu’il a été fait en ne tenant pas compte des mots grammaticaux, ni des noms de lieux et de personnages. Cette analyse montre donc en premier lieu une différenciation très nette des genres et des auteurs.

Nous avions vu précédemment que le vocabulaire spécifique de chaque genre mettait en évidence des registres de langue très éloignés, à travers le mode d’énonciation (tutoiement et interjections sont le propre de la comédie) et la qualité des actants (Monsieur versus Seigneur et Madame ; pouvoir versus affaire...).

L’analyse de la figure rythmique des alexandrins selon les genres et auteurs met également à jour des différences stylistiques importantes (cf. Tableau 3). En ce qui concerne les genres, le vers de la comédie est rythmiquement plus irrégulier que celui de la tragédie. Quant aux différences d’auteur, le vers des tragédies de Racine s’empare avec plus d’aisance de modèles rythmiques pré-définis : il n’y a que 25 % de seconds hémistiches "irréguliers", contre 31 % chez Corneille). Mais c’est principalement par l’usage de la figure H_001001 que Racine se distingue de Corneille (39 % de H2_001001 chez Racine contre 30 % chez Corneille). Autre fait remarquable, alors que le traitement du vers n’est pas très différent selon les genres chez Corneille, Racine maximise les écarts entre tragédie et comédie, en utilisant dans Les Plaideurs un taux de vers "irréguliers" particulièrement élevé (50 % de H1_autre dans sa comédie contre 35 % dans ses tragédies).

Tragédies de Corneille

Tragédies de Racine

Comédies de Corneille

Pièces diverses de Corneille

Comédie de Racine

Ensemble

H1_001001

23

26

23

23

16

24

H1_010101

37

39

36

36

34

37

H1_autre

40

35

41

41

50

39

Total

100

100

100

100

100

100

H2_001001

30

39

29

30

24

32

H2_010101

39

36

39

40

36

39

H2_autre

31

25

32

30

40

30

Total

100

100

100

100

100

100

Clef de lecture : 24 % des premiers hémistiches des tragédies de Corneille sont de type H_001001.

Tableau 3 : Types d’hémistiches selon les genres et les auteurs

Revenons à l’analyse avec Alceste de l’ensemble des pièces. Elle nous a montré que chaque genre et chaque auteur avaient une écriture cohérente. Mais cette analyse conduit à des résultats plus fins. En effet, huit champs lexicaux ont été identifiés que nous baptiserons sommairement : "les aléas de l’amour", "les affaires", "hymen et pouvoir", "amour et ingratitude", "la logique de l’honneur", "la guerre", "culpabilité et souffrance", "l’ailleurs (l’univers des dieux et les éléments naturels, loin de l’espace tragique)". L’examen du profil des pièces, c’est-à-dire de la répartition des différentes thématiques dans chaque pièce, montre que les deux premiers champs constituent l’essentiel du contenu des comédies, les quatre suivants sont très présents dans les tragédies et autres pièces de Corneille (les deux derniers principalement dans les tragédies "pures"), enfin que "culpabilité et souffrance" ainsi que "l’ailleurs" sont très caractéristiques, voire presque exclusifs, des tragédies de Racine.

L’examen des profils des classes montre que les tragédies de Racine sont très homogènes dans leur structure tandis que Corneille, d’une pièce à l’autre, renouvelle davantage les thématiques et la tonalité d’ensemble. Ainsi n’hésite-t-il pas dans certaines pièces, comme Clitandre ou L’illusion comique, à mêler le tragique à la comédie, ce qui est impensable chez Racine où les deux univers sont disjoints.

On a d’un côté, un Corneille prolixe, diversifiant ses expériences d’écriture, variant l’intensité dramatique de ses pièces, de l’autre un Racine dont la production est assez réduite et qui semble finalement n’avoir cessé de récrire la même pièce. A vrai dire, cela est particulièrement vrai des pièces centrales d’Andromaque à Phèdre. En effet, les deux premières, La Thébaïde et Alexandre le Grand, portent l’empreinte cornélienne, et les deux dernières, par leur inspiration chrétienne, constituent une nouvelle étape dans l’écriture tragique. Les différences dans les pièces centrales proviennent principalement des personnages, de la situation géographique et de l’histoire. Par exemple, l’ancrage ottoman de Bajazet n’est qu’une façade : en dehors de ce cadre la psychologie de l’amour y est la même. Chez Racine, toute l’écriture est tendue vers la perfection du vers, seule manière de sublimer la violence et la souffrance liées à la passion amoureuse. La régularité du vers tragique racinien constitue un effet de sourdine supplémentaire par rapport à ceux qu’avait identifiés Leo Spitzer, qui produit un sentiment de retenue et de distance par rapport au pathos.

3. La logique du nom dans les tragédies de Racine

Les pièces centrales de Racine, d’Andromaque à Phèdre, celles qui ont le mieux contribué à sa gloire, ont donc un profil lexical extrêmement proche, une fois que l’on ne tient plus compte des marqueurs de lieux et des noms de personnages.

Tout se passe comme si chacune des tragédies était la réécriture d’un même modèle dont le principe de variation serait dicté par l’onomastique. Nous avons pu déceler quelques preuves de l’importance accordée aux noms propres par Racine. Premièrement, dans le discours des vers, les mots les plus spécifiques de chaque pièce correspondent aux noms de lieux et de personnages. Ainsi, les mots les plus caractéristiques de Bérénice relativement aux autres tragédies (repérés par un module d’Hyperbase (Brunet, 1993)) sont : Titus, Bérénice, Paulin, Rome, Arsace, Phénice, reine, sénat, Orient, adieux, je, déclarer, moment, partir, pleurs, adieu, amoureux, constance, moments, prince, seigneur, séparer. Certes ces noms n’apparaissent que dans la pièce qui les met en scène (jamais un nom n’est repris d’une pièce à l’autre) et c’est une des raisons qui les rend spécifiques d’une pièce donnée. Mais en plus ces noms reviennent régulièrement au fil des vers prononcés, plus fréquemment que ne l’imposerait une situation de dialogue "ordinaire". Leo Spitzer a précisément montré comment l’emploi du nom propre à la place du pronom personnel contribuait à établir "l’effet de sourdine", le maintien d’une distance avec l’émotion. Ainsi quand un personnage expose sa souffrance préférera-t-il le faire comme si elle était vécue par un tiers, introduisant une distance entre l’énonciation de la souffrance et son vécu. Ainsi, Bérénice s’adressant à Titus dira :

 

Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,

Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?

Que le jour recommence, et que le jour finisse,

Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,

Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?

Racine, Bérénice, vers 1113-1117

L’usage du nom propre est aussi un moyen de créer, ou plutôt de cristalliser le mythe autour du nom. Les dialogues ne requièrent pas, pour la compréhension, un tel usage des noms de personnages.

Ce n’est pas seulement pour donner consistance à ces "êtres de papier" que sont les noms de personnages à l’ouverture d’une pièce (ils sont déjà largement chargés d’histoire), ni pour maintenir une distance, que reviennent régulièrement les noms de personnages. C’est aussi une des composantes rythmiques des pièces, puisque les sonorités de ces noms constituent, à la rime, la matière sonore spécifique de chaque pièce. A partir de l’ensemble des couples de vers rimant ensemble, nous avons constitué des "rimèmes" ou groupes de mots-rimes qui riment ensemble : ainsi, Alidor(4) Hector(10) Médor(1) Nicanor(1) Rosidor(2) encor(20) mogor(1) or(3) trésor(6) constituent-ils le groupe des mots-rimes en or. Sur la base de ce classement de toutes les terminaisons de vers, nous avons, à l’aide d’un "tamis" (développé par Christian Derquenne (1992)), recherché les groupes les plus spécifiques de chaque tragédie. Il apparaît d’une manière très claire que les rimèmes qui contiennent les noms des héros sont significativement plus présents dans la pièce. Ainsi, pour reprendre l’exemple de Bérénice, il y a significativement plus de vers finissant en ice ou isse dans Bérénice, que dans les autres tragédies. Quasiment tous les personnages principaux de chaque pièce, sauf Phèdre qui n’apparaît jamais à la rime, voient la sonorité finale de leur nom devenir, dans leur pièce, un trait distinctif de la rime. Les rimèmes les plus caractéristiques d’Andromaque par ordre de significativité décroissante sont : or (Hector) ; one (Hermione ; Cléone) ; oie ; este (Oreste) ; aque (Andromaque) ;  ; is ; armes ; ade (Pylade) ; arde ; us (Pyrrhus) ; ui (entre parenthèses les noms de personnages correspondants).

Les sonorités qui distinguent chaque pièce correspondent aux finales des noms de personnages. Cela tient à la fréquence d’apparition élevée des noms, mais aussi à la recherche d’une qualité sonore particulière. Ainsi même lorsque l’on ne tient pas compte, dans les calculs, des noms des personnages, les rimes qui correspondent à leur nom sont caractéristiques de la pièce (sauf dans Bérénice).

Le choix des noms par Racine ne relève pas non plus du hasard. Si le nom des héros est imposé par l’histoire, il n’en est pas de même pour les confidents. Or dans quasiment chaque pièce, le nom d’un confident rime avec celui du héros : ainsi en est-il d’Hermione et de Cléone, de Bérénice et Phénice, de Mithridate et d’Arbate, de Monime et Phaedime... Racine évite la facilité qui consisterait à faire rimer deux vers successifs avec cette paire de noms, mais le fait que les confidents aient une sonorité proche de celle des héros renforce la coloration sonore de la pièce.

Il ne s’agit pas d’un effet de sonorité gratuit, cette composante rythmique renvoie à la sémantique des personnages dont a parfaitement rendu compte Daniel Mesguish dans sa dernière mise en scène de Bérénice. En effet, Bérénice et Phénice portaient le même costume, tout comme Titus et Paulin, et toute la mise en scène jouait sur le double. Écho sonore et miroir sont deux métaphores du dédoublement. Ces figures du double nous disent que héros et confident sont les deux faces d’une même unité, et qu’on est face à une simulation de dialogue, qui serait plus proche du débat intérieur.

4. La variation comme composante du plaisir

Le souci principal de Corneille comme de Racine est le plaisir du spectateur : "la principale Règle est de plaire et toucher. Toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette première" écrit Racine dans la préface de Bérénice. La variation dans le rythme et dans les thématiques est une des composantes de ce plaisir. Si le même niveau d’intensité dramatique était maintenu tout au long de la pièce, la pièce serait intenable.

Sur les tragédies d’Andromaque à Phèdre, nous avons mené deux types d’analyses. Dans la première, chaque vers a été considéré comme une unité textuelle et l’ensemble du vocabulaire (y compris les mots-outils) a été pris en compte. Dans la seconde, les unités textuelles sont définies par les couples de vers rimant ensemble, et seuls les mots pleins ont été considérés comme variables actives, les noms propres ont été traités en variables illustratives.

Pratiquement toutes les classes de vers, constituées sur la base de l’ensemble de leur vocabulaire, sont caractérisées par un type de rythme spécifique. Ainsi, observe-t-on deux classes de vers intéressantes où les hémistiches "irréguliers" sont particulièrement nombreux. La première regroupe des vers où les mots les plus spécifiques sont Madame, Seigneur, Hé bien, puisque, il faut, vous. Ce sont les vers qui portent l’intensité tragique à son paroxysme dans la confrontation des héros, victimes d’un il faut qui les dépasse. La majorité de ces vers, riches en interjections, est prise en charge par plusieurs personnages :

Ah ! que proposez-vous, Madame ? / Hé quoi, seigneur ? (Bajazet, vers 451)

Adieu. / Prince... / On m'attend, madame, il faut partir.(Britannicus, vers 1561)

Ces vers découpés ont une mesure particulièrement irrégulière. Ainsi, alors qu’en moyenne 14 % des vers sont marqués sur la première position, il y en a dans cette classe 22 %. Les hémistiches irréguliers sont particulièrement bien représentés (38 % contre 30 % en moyenne). La seconde classe regroupe des vers qui correspondent à la confrontation directe du je avec tu ou vous et qui sont construits sur le mode de la négation, sous le signe de l’impuissance.

Non, tu ne mourras point : je ne le puis souffrir. (Andromaque, vers 1036)

J'ai fait ce que j'ai dû : je ne m'en repens pas. (Bajazet, vers 804)

Là encore, le taux d’hémistiches irréguliers est particulièrement élevé (37 %).

Sur la simple analyse des vers, on observe un lien fort entre l’irrégularité rythmique telle qu’elle a été sommairement codée et la tension tragique.

Sur les couples de vers, en ne tenant compte que des mots pleins, ce sont les moments de confrontation directe entre les héros - de doute autour de la question de la parole (faut-il ou non avouer ?) et de celle du départ (faut-il rester ou partir ?) - qui sont associés aux couples de vers les plus "irréguliers" (32 % contre 30 % en moyenne).

Inversement, l’évocation de la position de pouvoir passée, présente ou désirée et de la lignée correspond à un vers plus majestueux et régulier ("J'ai choisi dès longtemps pour digne compagnon, / L'héritier de mon sceptre, et surtout de mon nom." (Mithridate, vers 617-618) ; "Tout ce peuple, ces rois à mes ordres soumis, / Et l'empire d'Asie à la Grèce promis :" (Iphigénie, vers 76-77)). De même, l’évocation d’un ailleurs, hors de l’espace tragique délimité par la scène, apaise le vers : l’évocation de la mer, de l’air, des rives et bords, des forêts et même de la foule le rend plus régulier. On passe du registre du dialogue à celui du récit ("Déjà dans les vaisseaux la voile se déploie, / Déjà sur sa parole ils se tournent vers Troie." (Iphigénie, vers 841-842) ; "Moi-même, il m'enferma dans des cavernes sombres, / Lieux profonds, et voisins de l'empire des ombres." (Phèdre, vers 965-966). Dans ces vers on a 73 % d’hémistiches "réguliers" contre 70 % en moyenne).

Dans chacune des pièces, le taux de vers réguliers varie d’une scène à l’autre : des moments d’intensité tragique maximale, pendant lesquels le vers est très haché, alternent avec des moments plus calmes : scènes d’exposition, de dénouement où domine le récit. C’est la succession de ces rythmes qui construit le rythme de chacune de ces tragédies.

 

Références

Beaudouin, V., Yvon, F. (1994). "Le Métromètre et les douze positions alexandrines". Mezura, n°32, Publications Langues’O, 33 p.

Brunet, E.(1993). "Un hypertexte statistique : Hyperbase". In S. J. Anastex (eds.), (1993). JADT 1993. Paris : TELECOM.

Constant, P. (1991). Analyse syntaxique par couche. Doctorat ENST, Paris.

Derquenne, Ch. (1992). Caractérisation statistique d’une typologie : principales méthodes et présentation du programme "Qualicls". Note technique, EDF-DER.

Lusson, P. (1973). "Notes préliminaires sur le rythme". Cahiers de poétique comparée, vol I- fasc. 1, Publications Langues' O, pp. 30-54.

Milner, J-C., Regnault, F. (1987). Dire le vers. Court traité à l'intention des acteurs et des amateurs d'alexandrins. Paris : Seuil.

Muller, Ch. (1967 réed 1979). Étude de statistique lexicale. Le vocabulaire du théâtre de Pierre Corneille. Paris : Slatkine, 1979, (éd. Larousse, 1967).

Reinert, M. (1993). "Les "mondes lexicaux" et leur logique". Langage et société, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, n°66, pp. 5-39.

Roubaud, J. (1986). "DYNASTIE : études sur le vers français, sur l’alexandrin classique", première partie. Cahiers de poétique comparée, n° 13, pp. 47-109.

Roubaud, J. (1988). "DYNASTIE II", Cahiers de poétique comparée, n°16, pp. 41-60.

Vaissière, J. (1991). "Rhythm, accentuation and final lengthening in French". In : Sundberg J., Nord L., Carlson R. (eds) (1991). Music, Language, Speech and Brain. Wenner-Gren International Symposium Serie, vol. 59, pp. 108-120.

Yvon, F. (1996). Prononcer par analogie : motivation, formalisation et évaluation. Thèse de l’ENST, Paris.

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