RYTHME ET UNIVERS LEXICAUX CHEZ CORNEILLE ET RACINE
Valérie Beaudouin
Centre National dÉtudes des Télécommunications / EHESS
38-40, rue du Général Leclerc
- 92794 Issy-les-Moulineaux cedex 9
Résumé
The complete works of Corneille and Racine (46 plays, 80 000 verses) have been parsed, tagged, translated into phonetic and metric representation by a specific tool for studying rhythm, the "metrometre". This paper first quickly describes the distribution of rhythm patterns within the corpus.
The corpus, broken into small context units (4 to 6 verses) is analysed by Alceste ; this yields 8 lexical universes : "love hazards", "war", "guilt & pain", etc. Lexical profile analysis shows significant differences between Corneille (heterogeneous in style) and Racine (homogeneous). It then shows that names (characters, places) in Racine, are the most important factor of lexical variation, they tune the rhyme ; there are strong clues this effect is deliberate.
Finally, links between the rhythm structure and the content of verses are unveiled. Some lexical classes are significantly associated with specific rhythmic patterns.
Inutile de rappeler la place que Corneille et Racine occupent dans notre patrimoine littéraire. Un seul indice suffira : la Comédie-Française a consacré, depuis sa création en 1680, 9000 représentations à des pièces de Racine, 7000 à des pièces de Corneille. Ces pièces de théâtre organisées en tours de parole sont faites de séquences de mots qui se prêtent aux traitements de statistique textuelle, mais elles ont en plus la particularité dêtre écrites en vers, avec une très large domination de lalexandrin (97 % des vers). La structure rythmique du vers est-elle indépendante de ce qui est dit ?
A partir dindices lexicaux et rythmiques, nous allons montrer quil y a, au contraire, une mobilisation des effets rythmiques du vers pour renforcer les effets de sens.
En combinant des outils consacrés à lanalyse de la structure métrique et rythmique du vers et des outils de statistique textuelle, nous essayons déclairer les particularités stylistiques liées aux genres et aux auteurs. Ensuite, en nous limitant aux tragédies centrales de Racine, qui présentent un degré dhomogénéité considérable, nous chercherons à mettre en évidence quelques éléments de la structure densemble.
1. Le métromètre : outil danalyse de la structure métrico-rythmique
Nous avons mis au point un outil informatique danalyse du vers classique, le métromètre (Beaudouin et Yvon, 1994), qui construit à partir de tout vers une représentation phonétique, où sont délimitées les positions, ou syllabes, métriques du vers. Le métromètre sappuie sur des outils dingénierie linguistique : un analyseur syntaxique et un phonétiseur, respectivement développés par Patrick Constant (1991) et François Yvon (1995). Lanalyse syntaxique est un préalable à la transcription phonétique en ce quelle permet de lever de nombreuses ambiguïtés lexicales, mais elle intervient aussi dans lélaboration de la structure rythmique du vers grâce à lidentification des catégories syntaxiques. Le phonétiseur transcrit la séquence de graphèmes en phonèmes. Cette transcription est sensible au registre de langue que lon souhaite représenter. La "diction" du vers, contrainte par la mesure, est en effet soumise à des règles précises. Il nous a donc fallu adapter le phonétiseur aux particularités du vers (Roubaud, 1986 ; Milner et Regnault, 1987) : les points qui ont requis un traitement particulier sont les suivants : le décompte du e muet, la question de la diérèse et de manière moins essentielle celle de la liaison.
Ainsi, le métromètre est-il capable de "découper" correctement les vers suivants :
Et/ que/ j' en/ten/de/ di/re aux/ peu/ple/s in/di/ens
Racine, Alexandre le Grand, vers 11
Hé/ bien/ ! je/ l' a/voue/rai/, que/ ma/ jus/te/ co/lère
Racine, Alexandre le Grand, vers 233
Il donnera du premier vers la transcription phonétique suivante :
(e)(k ™)(j §A)(t §A)(d ™f)(d i r)(o)(p )(p l ™lz)(ô)(d i)(ô)§
A ce niveau de découpage en positions métriques, nous avons une suite "dévénements élémentaires" qui peuvent être soumis à des "procédés de marquage" (Lusson, 1973). Ceux-ci permettent de construire la ou les figures métrico-rythmiques de lalexandrin. Le Tableau 1 présente la représentation du vers que produit le métromètre (transcription phonétique et marquages).
Vers |
De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ? |
Transcription phonémique |
(d ™)(s ´)(t ™)(n ¥ i)(f e)(n i s)(å)(t y)(v y)(l å)(s p l §A)(d r) |
Nombre de syllabes |
12 |
Repérage des fins de mots |
1 0 1 1 0 1 1 1 1 1 0 1 |
Catégories syntaxiques |
7 6 6 0 4 4 1 6 2 6 0 0 |
Marquage accentuel |
0 0 0 1 0 1 0 1 1 0 0 1 |
Clef de lecture
: La cinquième syllabe métrique correspond à la séquence phonémique /f e/, elle n'est pas située en fin de mot (cf. marquage des fins de mots = 1) et appartient à un nom propre (cf. catégorie syntaxique = 4). zl : indique un s de liaisonMarquage des fins de mot : 0 = syllabe interne ; 1 = syllabe finale.
Catégories syntaxiques : 0 = Nom ; 1 = Verbe ; 2 = Adjectif ; 3 = Adverbe ; 4 = Nom propre ;
6 = Déterminant, pronom ; 7 = Préposition ; 8 = Conjonction ; 9 = Pronom relatif.
Marquage accentuel : 0 = syllabe ne porte pas daccent ; 1 = syllabe porte un accent de mot.
Tableau 1 : La représentation produite par le métromètre
Cest en particulier à travers la marque accentuelle que lon cherche à appréhender la structure rythmique de lalexandrin. Nous avons choisi de marquer la dernière position dun mot, ou lavant-dernière si le mot finit par un e muet. Ce marquage na été appliqué quaux mots pleins (noms, verbes, adjectifs et adverbes). Pour être conforme aux théories actuelles (cf. Vaissière, 1991), il aurait fallu marquer la fin des mots phonologiques ou groupes de souffle, et non pas la fin des mots pleins : il y aurait en effet un "effacement" des accents de mots internes au groupe de souffle. La complexité de la structure syntaxique des vers ne nous permet pas, pour le moment, davoir une bonne identification des groupes.
Sur la base de ce simple marquage (0 = position non marquée ; 1 = position marquée), nous avons pu construire, à partir des alexandrins de Corneille et Racine, la figure globale de ce vers. On visualise avec une netteté extrême le phénomène classique de la césure. On remarquera la symétrie entre les deux hémistiches (cf. Figure 1).
Clef de lecture : 11 % des vers sont "marqués" sur leur première position
Figure 1 : Répartition des "marques accentuelles" sur CORRAC
Sur chacun des segments métriques, ou hémistiche, les figures accentuelles les plus fréquentes sont les suivantes :
Premier hémistiche |
% |
Second hémistiche |
% |
001001 |
24,0 |
001001 |
31,8 |
010001 |
16,0 |
010001 |
19,0 |
000101 |
14,5 |
000101 |
14,7 |
010101 |
6,5 |
010101 |
4,9 |
Total |
61,0 |
Total |
70,4 |
Autres figures |
39,0 |
Autres figures |
29,6 |
Tableau 2 : Les profils prosodiques dhémistiches les plus fréquents
Ce sont ces figures qui vont nous servir dindices stylistiques. Nous avons choisi de les regrouper comme suit : 010101, 010001, 000101 par H_010101 ; 001001 par H_001001 et toutes les autres dans la catégorie H_autre, ce qui permet de distinguer les formes régulières, marquées soit sur les positions paires, soit sur les positions multiples de trois, et les figures plus irrégulières. Nous verrons que ce regroupement est pertinent dans la mesure où justement il coïncide avec dautres faits stylistiques. Nous pouvons déjà observer que le second hémistiche est plus régulier que le premier (70 % de figures régulières contre 61 % pour le premier).
2. La notion de genre : convergence dindices stylistiques
Nous avons analysé avec Alceste (Reinert, 1993), les 46 pièces de Corneille et Racine. Celles-ci ont été découpées en unités de quatre à six vers. Par une classification descendante, lensemble de ces unités a été dabord scindé en deux groupes qui opposent les tragédies aux comédies et à certaines pièces classées dans la catégorie "divers". On voit ainsi que lunique comédie de Racine, Les Plaideurs, est très proche par son profil lexical des comédies de Corneille. Ensuite, lanalyse distingue les tragédies de Racine de celles de Corneille, dune part, et les comédies des pièces diverses. Rappelons que le classement se fait de manière aveugle sans tenir compte de lappartenance des fragments à une pièce donnée et quil a été fait en ne tenant pas compte des mots grammaticaux, ni des noms de lieux et de personnages. Cette analyse montre donc en premier lieu une différenciation très nette des genres et des auteurs.
Nous avions vu précédemment que le vocabulaire spécifique de chaque genre mettait en évidence des registres de langue très éloignés, à travers le mode dénonciation (tutoiement et interjections sont le propre de la comédie) et la qualité des actants (Monsieur versus Seigneur et Madame ; pouvoir versus affaire...).
Lanalyse de la figure rythmique des alexandrins selon les genres et auteurs met également à jour des différences stylistiques importantes (cf. Tableau 3). En ce qui concerne les genres, le vers de la comédie est rythmiquement plus irrégulier que celui de la tragédie. Quant aux différences dauteur, le vers des tragédies de Racine sempare avec plus daisance de modèles rythmiques pré-définis : il ny a que 25 % de seconds hémistiches "irréguliers", contre 31 % chez Corneille). Mais cest principalement par lusage de la figure H_001001 que Racine se distingue de Corneille (39 % de H2_001001 chez Racine contre 30 % chez Corneille). Autre fait remarquable, alors que le traitement du vers nest pas très différent selon les genres chez Corneille, Racine maximise les écarts entre tragédie et comédie, en utilisant dans Les Plaideurs un taux de vers "irréguliers" particulièrement élevé (50 % de H1_autre dans sa comédie contre 35 % dans ses tragédies).
Tragédies de Corneille |
Tragédies de Racine |
Comédies de Corneille |
Pièces diverses de Corneille |
Comédie de Racine |
Ensemble |
|
H1_001001 |
23 |
26 |
23 |
23 |
16 |
24 |
H1_010101 |
37 |
39 |
36 |
36 |
34 |
37 |
H1_autre |
40 |
35 |
41 |
41 |
50 |
39 |
Total |
100 |
100 |
100 |
100 |
100 |
100 |
H2_001001 |
30 |
39 |
29 |
30 |
24 |
32 |
H2_010101 |
39 |
36 |
39 |
40 |
36 |
39 |
H2_autre |
31 |
25 |
32 |
30 |
40 |
30 |
Total |
100 |
100 |
100 |
100 |
100 |
100 |
Clef de lecture : 24 % des premiers hémistiches des tragédies de Corneille sont de type H_001001.
Tableau 3 : Types dhémistiches selon les genres et les auteurs
Revenons à lanalyse avec Alceste de lensemble des pièces. Elle nous a montré que chaque genre et chaque auteur avaient une écriture cohérente. Mais cette analyse conduit à des résultats plus fins. En effet, huit champs lexicaux ont été identifiés que nous baptiserons sommairement : "les aléas de lamour", "les affaires", "hymen et pouvoir", "amour et ingratitude", "la logique de lhonneur", "la guerre", "culpabilité et souffrance", "lailleurs (lunivers des dieux et les éléments naturels, loin de lespace tragique)". Lexamen du profil des pièces, cest-à-dire de la répartition des différentes thématiques dans chaque pièce, montre que les deux premiers champs constituent lessentiel du contenu des comédies, les quatre suivants sont très présents dans les tragédies et autres pièces de Corneille (les deux derniers principalement dans les tragédies "pures"), enfin que "culpabilité et souffrance" ainsi que "lailleurs" sont très caractéristiques, voire presque exclusifs, des tragédies de Racine.
Lexamen des profils des classes montre que les tragédies de Racine sont très homogènes dans leur structure tandis que Corneille, dune pièce à lautre, renouvelle davantage les thématiques et la tonalité densemble. Ainsi nhésite-t-il pas dans certaines pièces, comme Clitandre ou Lillusion comique, à mêler le tragique à la comédie, ce qui est impensable chez Racine où les deux univers sont disjoints.
On a dun côté, un Corneille prolixe, diversifiant ses expériences décriture, variant lintensité dramatique de ses pièces, de lautre un Racine dont la production est assez réduite et qui semble finalement navoir cessé de récrire la même pièce. A vrai dire, cela est particulièrement vrai des pièces centrales dAndromaque à Phèdre. En effet, les deux premières, La Thébaïde et Alexandre le Grand, portent lempreinte cornélienne, et les deux dernières, par leur inspiration chrétienne, constituent une nouvelle étape dans lécriture tragique. Les différences dans les pièces centrales proviennent principalement des personnages, de la situation géographique et de lhistoire. Par exemple, lancrage ottoman de Bajazet nest quune façade : en dehors de ce cadre la psychologie de lamour y est la même. Chez Racine, toute lécriture est tendue vers la perfection du vers, seule manière de sublimer la violence et la souffrance liées à la passion amoureuse. La régularité du vers tragique racinien constitue un effet de sourdine supplémentaire par rapport à ceux quavait identifiés Leo Spitzer, qui produit un sentiment de retenue et de distance par rapport au pathos.
3. La logique du nom dans les tragédies de Racine
Les pièces centrales de Racine, dAndromaque à Phèdre, celles qui ont le mieux contribué à sa gloire, ont donc un profil lexical extrêmement proche, une fois que lon ne tient plus compte des marqueurs de lieux et des noms de personnages.
Tout se passe comme si chacune des tragédies était la réécriture dun même modèle dont le principe de variation serait dicté par lonomastique. Nous avons pu déceler quelques preuves de limportance accordée aux noms propres par Racine. Premièrement, dans le discours des vers, les mots les plus spécifiques de chaque pièce correspondent aux noms de lieux et de personnages. Ainsi, les mots les plus caractéristiques de Bérénice relativement aux autres tragédies (repérés par un module dHyperbase (Brunet, 1993)) sont : Titus, Bérénice, Paulin, Rome, Arsace, Phénice, reine, sénat, Orient, adieux, je, déclarer, moment, partir, pleurs, adieu, amoureux, constance, moments, prince, seigneur, séparer. Certes ces noms napparaissent que dans la pièce qui les met en scène (jamais un nom nest repris dune pièce à lautre) et cest une des raisons qui les rend spécifiques dune pièce donnée. Mais en plus ces noms reviennent régulièrement au fil des vers prononcés, plus fréquemment que ne limposerait une situation de dialogue "ordinaire". Leo Spitzer a précisément montré comment lemploi du nom propre à la place du pronom personnel contribuait à établir "leffet de sourdine", le maintien dune distance avec lémotion. Ainsi quand un personnage expose sa souffrance préférera-t-il le faire comme si elle était vécue par un tiers, introduisant une distance entre lénonciation de la souffrance et son vécu. Ainsi, Bérénice sadressant à Titus dira :
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence, et que le jour finisse,
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?
Racine, Bérénice, vers 1113-1117
Lusage du nom propre est aussi un moyen de créer, ou plutôt de cristalliser le mythe autour du nom. Les dialogues ne requièrent pas, pour la compréhension, un tel usage des noms de personnages.
Ce nest pas seulement pour donner consistance à ces "êtres de papier" que sont les noms de personnages à louverture dune pièce (ils sont déjà largement chargés dhistoire), ni pour maintenir une distance, que reviennent régulièrement les noms de personnages. Cest aussi une des composantes rythmiques des pièces, puisque les sonorités de ces noms constituent, à la rime, la matière sonore spécifique de chaque pièce. A partir de lensemble des couples de vers rimant ensemble, nous avons constitué des "rimèmes" ou groupes de mots-rimes qui riment ensemble : ainsi, Alidor(4) Hector(10) Médor(1) Nicanor(1) Rosidor(2) encor(20) mogor(1) or(3) trésor(6) constituent-ils le groupe des mots-rimes en or. Sur la base de ce classement de toutes les terminaisons de vers, nous avons, à laide dun "tamis" (développé par Christian Derquenne (1992)), recherché les groupes les plus spécifiques de chaque tragédie. Il apparaît dune manière très claire que les rimèmes qui contiennent les noms des héros sont significativement plus présents dans la pièce. Ainsi, pour reprendre lexemple de Bérénice, il y a significativement plus de vers finissant en ice ou isse dans Bérénice, que dans les autres tragédies. Quasiment tous les personnages principaux de chaque pièce, sauf Phèdre qui napparaît jamais à la rime, voient la sonorité finale de leur nom devenir, dans leur pièce, un trait distinctif de la rime. Les rimèmes les plus caractéristiques dAndromaque par ordre de significativité décroissante sont : or (Hector) ; one (Hermione ; Cléone) ; oie ; este (Oreste) ; aque (Andromaque) ; vé ; is ; armes ; ade (Pylade) ; arde ; us (Pyrrhus) ; ui (entre parenthèses les noms de personnages correspondants).
Les sonorités qui distinguent chaque pièce correspondent aux finales des noms de personnages. Cela tient à la fréquence dapparition élevée des noms, mais aussi à la recherche dune qualité sonore particulière. Ainsi même lorsque lon ne tient pas compte, dans les calculs, des noms des personnages, les rimes qui correspondent à leur nom sont caractéristiques de la pièce (sauf dans Bérénice).
Le choix des noms par Racine ne relève pas non plus du hasard. Si le nom des héros est imposé par lhistoire, il nen est pas de même pour les confidents. Or dans quasiment chaque pièce, le nom dun confident rime avec celui du héros : ainsi en est-il dHermione et de Cléone, de Bérénice et Phénice, de Mithridate et dArbate, de Monime et Phaedime... Racine évite la facilité qui consisterait à faire rimer deux vers successifs avec cette paire de noms, mais le fait que les confidents aient une sonorité proche de celle des héros renforce la coloration sonore de la pièce.
Il ne sagit pas dun effet de sonorité gratuit, cette composante rythmique renvoie à la sémantique des personnages dont a parfaitement rendu compte Daniel Mesguish dans sa dernière mise en scène de Bérénice. En effet, Bérénice et Phénice portaient le même costume, tout comme Titus et Paulin, et toute la mise en scène jouait sur le double. Écho sonore et miroir sont deux métaphores du dédoublement. Ces figures du double nous disent que héros et confident sont les deux faces dune même unité, et quon est face à une simulation de dialogue, qui serait plus proche du débat intérieur.
4. La variation comme composante du plaisir
Le souci principal de Corneille comme de Racine est le plaisir du spectateur : "la principale Règle est de plaire et toucher. Toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette première" écrit Racine dans la préface de Bérénice. La variation dans le rythme et dans les thématiques est une des composantes de ce plaisir. Si le même niveau dintensité dramatique était maintenu tout au long de la pièce, la pièce serait intenable.
Sur les tragédies dAndromaque à Phèdre, nous avons mené deux types danalyses. Dans la première, chaque vers a été considéré comme une unité textuelle et lensemble du vocabulaire (y compris les mots-outils) a été pris en compte. Dans la seconde, les unités textuelles sont définies par les couples de vers rimant ensemble, et seuls les mots pleins ont été considérés comme variables actives, les noms propres ont été traités en variables illustratives.
Pratiquement toutes les classes de vers, constituées sur la base de lensemble de leur vocabulaire, sont caractérisées par un type de rythme spécifique. Ainsi, observe-t-on deux classes de vers intéressantes où les hémistiches "irréguliers" sont particulièrement nombreux. La première regroupe des vers où les mots les plus spécifiques sont Madame, Seigneur, Hé bien, puisque, il faut, vous. Ce sont les vers qui portent lintensité tragique à son paroxysme dans la confrontation des héros, victimes dun il faut qui les dépasse. La majorité de ces vers, riches en interjections, est prise en charge par plusieurs personnages :
Ah ! que proposez-vous, Madame ? / Hé quoi, seigneur ? (Bajazet, vers 451)
Adieu. / Prince... / On m'attend, madame, il faut partir.(Britannicus, vers 1561)
Ces vers découpés ont une mesure particulièrement irrégulière. Ainsi, alors quen moyenne 14 % des vers sont marqués sur la première position, il y en a dans cette classe 22 %. Les hémistiches irréguliers sont particulièrement bien représentés (38 % contre 30 % en moyenne). La seconde classe regroupe des vers qui correspondent à la confrontation directe du je avec tu ou vous et qui sont construits sur le mode de la négation, sous le signe de limpuissance.
Non, tu ne mourras point : je ne le puis souffrir. (Andromaque, vers 1036)
J'ai fait ce que j'ai dû : je ne m'en repens pas. (Bajazet, vers 804)
Là encore, le taux dhémistiches irréguliers est particulièrement élevé (37 %).
Sur la simple analyse des vers, on observe un lien fort entre lirrégularité rythmique telle quelle a été sommairement codée et la tension tragique.
Sur les couples de vers, en ne tenant compte que des mots pleins, ce sont les moments de confrontation directe entre les héros - de doute autour de la question de la parole (faut-il ou non avouer ?) et de celle du départ (faut-il rester ou partir ?) - qui sont associés aux couples de vers les plus "irréguliers" (32 % contre 30 % en moyenne).
Inversement, lévocation de la position de pouvoir passée, présente ou désirée et de la lignée correspond à un vers plus majestueux et régulier ("J'ai choisi dès longtemps pour digne compagnon, / L'héritier de mon sceptre, et surtout de mon nom." (Mithridate, vers 617-618) ; "Tout ce peuple, ces rois à mes ordres soumis, / Et l'empire d'Asie à la Grèce promis :" (Iphigénie, vers 76-77)). De même, lévocation dun ailleurs, hors de lespace tragique délimité par la scène, apaise le vers : lévocation de la mer, de lair, des rives et bords, des forêts et même de la foule le rend plus régulier. On passe du registre du dialogue à celui du récit ("Déjà dans les vaisseaux la voile se déploie, / Déjà sur sa parole ils se tournent vers Troie." (Iphigénie, vers 841-842) ; "Moi-même, il m'enferma dans des cavernes sombres, / Lieux profonds, et voisins de l'empire des ombres." (Phèdre, vers 965-966). Dans ces vers on a 73 % dhémistiches "réguliers" contre 70 % en moyenne).
Dans chacune des pièces, le taux de vers réguliers varie dune scène à lautre : des moments dintensité tragique maximale, pendant lesquels le vers est très haché, alternent avec des moments plus calmes : scènes dexposition, de dénouement où domine le récit. Cest la succession de ces rythmes qui construit le rythme de chacune de ces tragédies.
Références
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Brunet, E.(1993). "Un hypertexte statistique : Hyperbase". In S. J. Anastex (eds.), (1993). JADT 1993. Paris : TELECOM.
Constant, P. (1991). Analyse syntaxique par couche. Doctorat ENST, Paris.
Derquenne, Ch. (1992). Caractérisation statistique dune typologie : principales méthodes et présentation du programme "Qualicls". Note technique, EDF-DER.
Lusson, P. (1973). "Notes préliminaires sur le rythme". Cahiers de poétique comparée, vol I- fasc. 1, Publications Langues' O, pp. 30-54.
Milner, J-C., Regnault, F. (1987). Dire le vers. Court traité à l'intention des acteurs et des amateurs d'alexandrins. Paris : Seuil.
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Roubaud, J. (1988). "DYNASTIE II", Cahiers de poétique comparée, n°16, pp. 41-60.
Vaissière, J. (1991). "Rhythm, accentuation and final lengthening in French". In : Sundberg J., Nord L., Carlson R. (eds) (1991). Music, Language, Speech and Brain. Wenner-Gren International Symposium Serie, vol. 59, pp. 108-120.
Yvon, F. (1996). Prononcer par analogie : motivation, formalisation et évaluation. Thèse de lENST, Paris.