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Damon MAYAFFRE
CNRS, Nice
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Temps lexical ou temps politique ?
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L'étude du discours et du vocabulaire politiques dans les années 30 (1930-1939), entreprise dans notre thèse, a conduit à traiter par la méthode lexicométrique des corpus diachroniques. Précisément, après avoir analysé de manière synchronique l'identité lexicale permanente du discours communiste (Maurice Thorez), socialiste (Léon Blum), orléaniste (Pierre-Etienne Flandin), et légitimiste (André Tardieu) l'enjeu de notre recherche a été de mesurer l'évolution de chaque courant politique au cours des années 30. En effet, la dernière décennie de la III° République est un moment charnière de l'histoire contemporaine qui se caractérise par une forte instabilité des positions des acteurs politiques, par d'importantes mutations idéologiques au sein des partis, par d'historiques reclassements politiques. Le patriotisme par exemple, dans un étrange chassé-croisé, passe en quelques années de la droite à la gauche. La gauche marxiste qui revendiquait après-Guerre de manière militante son internationalisme prétend avec le Front populaire incarner, seule, la nation face à la menace nazie. Dans le même temps, la droite qui se faisait appeler "nationale", voulait "faire payer l'Allemagne" et s'était accaparée l'héritage patriotique de la Guerre semble prête à beaucoup de concessions envers l'ennemi d'hier au moment de Munich. Les discours des dirigeants des grandes forces politiques enregistrent ces changements de position et il s'agissait d'essayer de les disséquer.
Sans pouvoir reprendre l'appareil scientifique de notre thèse, ni renouer avec l'ensemble de ses conclusions historiques, nous voulons retracer l'évolution particulièrement spectaculaire des vocabulaires de Maurice Thorez et d'André Tardieu grâce à deux analyses factorielles des correspondances. L'objectif ici est double. D'abord observer, à la suite des plus récents travaux de lexicométrie, le fonctionnement particulier des AFC portant sur des corpus diachroniques; ensuite nous interroger sur la signification de la notion de "temps lexical" dans le discours politique, car si le temps impose au locuteur des mutations linguistiques inéluctables dans son discours que devient la liberté politique du dirigeant susceptible de modifier son message et sa ligne ?
Le P.C.F. dans les années 30 : "grand tournant" ou tournant négocié ?
"Le grand tournant" du P.C.F. dans la deuxième partie de l'entre-deux guerres est connu des historiens.
Le parti communiste, en trois virages corrélés et en quelques années, passe d'une politique révolutionnaire subversive contre le régime républicain et le système capitaliste à une politique réformiste de défense républicaine, il passe du défaitisme révolutionnaire à un patriotisme outrancier, il passe enfin d'une politique sectaire de front de classe prolétarien à une politique d'union nationale interclassiste
Etudier l'évolution du discours du premier dirigeant du Parti dans les années 30 -secrétaire national à partir de 1930, puis secrétaire général à partir de 1936 - doit nous instruire sur l'importance de cette mutation. Plus encore, cela doit permettre d'établir une nouvelle périodisation de ce tournant; et celle-ci contredit celle adoptée jusqu'à présent en refusant de se laisser enfermer dans la période trop étroite 1934-1936 au moment du congrès d'Ivry (juin 1934), du message de Staline approuvant la défense nationale française (mai 1935) ou de la grande manifestation patriotique du 14 juillet 1935.
Le corpus des discours politiques de Thorez étudié compte la quasi exhaustivité de sa production discursive (tous ses discours partisans ou parlementaires, tous ses discours de meetings, tous ses articles de journaux) durant les années 30. Ce corpus lourd de 400.000 mots a été segmenté en 10 selon les années de la décennie et selon le calendrier grégorien. Les dix sous-corpus annuels dont on a pris tous les mots sauf les hapax ont été traités, systématiquement comparés par l'ordinateur puis distribués de la sorte sur un graphique pour les deux premiers facteurs.
Analyse factorielle, Axe horizontal (1), Axe vertical (2).
L'analyse factorielle produite est facile à comprendre. Selon les travaux d'André Salem, si le facteur de changement du vocabulaire des discours était uniquement le temps -et non pas la ligne politique, le genre des discours, le statut du locuteur- les sous-corpus annuels se situeraient, par ordre chronologique, sur une parabole que l'on a reproduite schématiquement par une courbe fine sur le graphique. Cet ordonnancement parabolique est en effet celui que l'on retrouve le plus souvent pour les corpus homogènes qui constituent des "séries textuelles chronologiques". Cela signifie grossièrement que du point de vue de son vocabulaire une année donnée -1931 par exemple- a un vocabulaire qui se démarque peu de l'année qui la précède -1930- et annonce sur bien des mots l'année qui lui succède -1932-; à l'inverse deux années éloignées, 1930 et 1939 par exemple, doivent se trouver aux deux extrémités de la parabole pour souligner leur étrangeté lexicale réciproque. Bref, il existe un "temps lexical", qui détermine un ordonnancement régulier et chronologique (et pour des raisons techniques paraboliques) des corpus segmentés en plusieurs périodes.
Dans ce cadre, l'interprétation du graphique devient simple. La mutation du discours communiste est progressive au fil du temps -nos années suivent effectivement et globalement la courbe idéale indiquée. Le temps impose, entre 1930 et 1932 comme entre 1934 et 1936 ou entre 1936 et 1938, une évolution dans le discours. Ainsi il y aurait autant de "tournants" que de segmentations possibles et il devient difficile de parler de rupture, de volte-face soudaine face à cette mutation progressive.
Par exemple si l'on observe l'évolution de l'utilisation de "France" et de "peuple" (symboles de la fièvre patriotique qui transit le discours du P.C.F. au cours des années 30) ou celle d'"ouvriers" (symbole du renoncement à une analyse marxiste voire simplement ouvriériste de la situation), on mesure cette mutation progressive qui loin de se réduire à la période 1934-1936 concerne toute la décennie et affecte totalement les toutes premières années (1930-1933) des années 1930.
Seulement dans ce continuum temporel et lexical que l'AFC révèle, une année se démarque nettement : 1934. Celle-ci aurait dû se trouver sur le graphique de l'analyse factorielle en haut à gauche de la parabole (figurée en petit et en italique) mais elle est attirée par le pôle 1930, 1931, 1932 qui se situe en bas à droite du graphique : la pratique lexicale de 1934 fait fi de la progression enregistrée depuis 1930 et revient sur des pratiques antérieures à 1933; l'évolution de la fréquence de "France", "peuple" ou "ouvriers" l'illustre parfaitement. Historiquement, prendre l'année 1934 comme base de départ pour étudier la mutation frontiste du P.C.F. permet de mieux mettre à jour le "grand tournant", mais caricature en partie le discours communiste. Il y a évidement eu un tournant entre 1934 et 1936, mais celui-ci ne saurait nous cacher la mutation lente du discours depuis 1930 et jusqu'en 1939. Sur le temps long le tournant du discours du Front populaire s'inscrit dans la continuité de l'évolution discursive depuis les premières années de la décennie.
L'explication de ce hiatus chronologique de l'année 1934 est historiquement assez simple à expliquer. Le 6 février, le 9 février le 12 février 1934, loin d'être des moments de prise de décision unitaire, ont été des moments de raidissement sectaire. Tout montre que Thorez qui était allé assez loin dans les concessions patriotiques ou réformistes en 1933, se replie, revient en arrière. Thorez, inquiet de la vague unitaire, patriotique et réformiste qu'il a en partie lui même suscitée en 1932-1933 et qui déferle maintenant sur les militants, se cabre et reproduit comme par réflexe vital des discours marxistes et orthodoxes. Il ne fait aucun doute que le parti communiste est à la croisée des chemins et qu'une réelle tension ou un flou relatif brouillent la ligne à suivre. Les plus symptomatiques sont les rectificatifs ou les démentis que Thorez est obligé de faire dans un style polémique qui ne lui est pas naturel dans les premiers mois de 1934 :
"Afin de combattre la pénétration de l'idéologie chauvine dans les couches de la petite bourgeoisie, nous avons dit ouvertement, non pas comme l'Humanité l'a écrit ce matin par erreur, " nous aimons notre patrie", mais " nous aimons notre pays "."
"Tous les bavardages sur le mariage entre communistes et socialistes sont foncièrement étrangers à l'esprit du bolchevisme. Nous ne voulons pas nous unir à la social-démocratie."
"Dans des articles que publièrent l'Humanité et les Cahiers du bolchevisme, quelques camarades ont exprimé des conceptions erronées qui dénotaient la pression de l'ennemi social-démocrate sur nos rangs."
Ces extraits laissent deviner l'ampleur de la pression unitaire, patriotique au sein du P.C.F. non seulement à sa base, mais sans doute aussi dans ses instances dirigeantes et jusqu'au sein des rédacteurs des Cahiers du bolchevisme, organe très politique du Comité central et du Bureau politique. Dans cette période troublée, Thorez se sent investi de la mission de garder le dogme contre une tendance centrifuge. A la pression de la base et de certains dirigeants comme Cachin lui-même, Thorez répond avec toute sa conviction par une contre-pression. Sa rivalité avec Doriot d'ailleurs pousse à cette raideur, puisque celui-ci sera exclu en juin 1934 pour la ligne d'ouverture qu'il préconisait depuis plusieurs années et qui triomphait enfin. Le P.C.F. semble ne pas contrôler suffisamment, par exemple, le mouvement Amsterdam-Pleyel ou le Comité de Vigilance des Intellectuels antifascistes pour s'abandonner, sans une dernière retenue, dans la ligne unitaire. Ainsi, parce que Thorez sent le parti tout entier attiré depuis le 12 février vers une nouvelle politique, il force le trait de l'orthodoxie marxiste et reprend avec une violence décuplée ses agressions contre le social-fascisme; ceci jusqu'en juin 1934 voire après en ce qui concerne ses dernières réticences patriotiques.
Cette première AFC a donc appris deux choses. Historiquement, que le Front populaire n'est pas né brutalement d'un revirement soudain des communistes à la suite d'une manifestation ou d'une contre-manifestation (celles du 6 et 12 février 1934). Une tendance lourde du discours, comme inexorable, semble menait le parti révolutionnaire depuis 1930 (et déjà de manière très accomplie en 1933) à renoncer à ses positions et son lexique bolcheviques (diminution de "prolétaires", "ouvriers", "prolétariat", "bourgeoisie", "lutte", "grève", "révolutionnaires"...) en amendant sa position et son discours vers plus d'unité et de consensus républicain (augmentation de "peuple", "France", "pays", "gouvernement", "république", "sécurité"). Techniquement ensuite, elle confirme que les nuages de points des AFC portant sur des corpus diachroniques peuvent prendre la forme d'une parabole et que c'est seulement au regard des écarts à cette parabole que se jugent les ruptures ou les évolutions du discours. L'analyse multidimensionnelle du vocabulaire des discours d'André Tardieu au cours de la même période corrobore ce dernier constat.
Une dérive réactionnaire ou les trois vies d'André Tardieu
La trajectoire politique d'André Tardieu a longuement été décrite par ses biographes. Tardieu embrasse successivement durant l'entre-deux-guerres les trois familles politiques de droite. Il glisse de l'orléanisme novateur jusqu'au légitimisme proche de celui de Maurras, en passant par un bonapartisme militant. Son parcours fut si important que les historiens font de l'homme tout à la fois et successivement l'ancêtre de la république moderne et industrialisante de Giscard, le père de la V° république présidentielle gaulliste, l'initiateur du Vichy ruraliste et paternaliste.
Devant un tel parcours, toute étude de Tardieu passe par une approche diachronique. C'est l'option de François Monnet qui distingue trois temps dans sa vie, marqués par trois attitudes différentes successives vis-à-vis de la République. Le premier temps consacré à "aménager la République", le second à la "réformer", enfin le dernier à la "dénoncer".
De là, deux questions nous préoccupent. Ces trois attitudes politiques sécrètent-elles leur propre langage ? Si oui, quelle périodisation adopter pour mettre à jour la trajectoire d'un homme dans le chaos d'une époque ?
L'analyse factorielle donne ici des réponses définitives. Comme pour Thorez, après avoir rassemblé la plupart des discours et articles de Tardieu entre 1928 et 1939, après avoir segmenté ce corpus de 4000.000 mots en 12 tranches quasi-égale selon les années, l'ordinateur a ordonné les sous-corpus annuels de discours en fonction de leur vocabulaire (hapax exclus). Le résultat qui se donne à voir dans le graphique suivant est spectaculaire :
Cette analyse factorielle est un modèle du genre pour ceux qui dissèquent les séquences textuelles chronologiques. Elle confirme l'existence d'un temps lexical dans la pratique discursive. L'ordonnancement des discours de l'homme politique se fait d'abord en fonction du temps écoulé : le nuage de points prend la forme d'une ligne incurvée en son centre autour duquel est distribué chronologiquement l'ensemble des corpus-années; seule 1931 déroge légèrement à la règle. Pour le moins cela signifie qu'il y a évolution chronologique cohérente du vocabulaire et que le chercheur n'aura pas de mal à trouver un vocabulaire diachronique et des transfusions lexicales progressives.
Mais cette analyse factorielle des correspondances est plus encore passionnante pour l'historien qui cherche à appréhender la vie et le discours de Tardieu. Dans la distribution parabolique des années, trois grands pôles se distinguent : non seulement il y a évolution mais il y a, au cours de l'évolution, ruptures ou à-coups. Il existe une parenté des discours entre les années 1928, 1929, 1930 et 1931. Cette parenté s'oppose ou se distingue de celle des discours de 1933, 1934 et 1935. Enfin un troisième pôle montre la similitude du vocabulaire employé en 1936, 1937, 1938 et 1939. La seule difficulté concerne l'année 1932 : elle apparaît comme une année mixte ou une année de transition, à mi-chemin entre le discours orléaniste de la première législature et celui bonapartiste de la seconde.
D'un point de vue discursif, André Tardieu a bien eu trois vies qui génèrent leur vocabulaire propre. La première est née des victoires poincaristes et peut être abordée entre 1928 et 1932. Un Tardieu gestionnaire du régime (ministre, et président du Conseil) y sur-utilise un vocabulaire économique ("prospérité", "intérêt", "production", "économie", "franc"). La seconde est enfantée par la victoire du Cartel et se prolonge jusqu'en 1935. Tardieu conteste le régime et la "république", il mobilise tout le vocabulaire institutionnel, en appelle à la "dissolution", réclame un renforcement de "l'exécutif", dénonce la "tyrannie" du "législatifs et des "Chambres". Enfin, la troisième prend racine durant l'hiver 1936 avec le triomphe annoncé du Front populaire. Tardieu, devenu maurrassien et journaliste, radicalise sa critique et mobilise dans ses articles pour Gringoire un vocabulaire à la fois conjoncturel (essentiellement diplomatique pour traiter de la politique étrangère : "Rome", "Berlin", "traités",...) et conservateur anticommuniste et anti-cégétiste ("CGT", "Blum", "rouge", "Jouhaux"...)
Au long cheminement de la République vers la gauche correspond une radicalisation politique de Tardieu vers la droite. À la dérive socialisante du régime, Tardieu entend opposer une dérive réactionnaire. La segmentation en trois temps adoptée dans notre travail pour traiter du discours de Tardieu, n'est pas un découpage arbitraire ou une reproduction de celle adoptée par F. Monnet, mais nous est imposée par l'analyse factorielle.
Ainsi, dans un travail sur la diachronicité du discours, Tardieu constitue un cas d'école. La périodisation de sa vie politique se retrouve d'une manière tranchée dans son vocabulaire. À chaque législature correspondent des thèmes originaux, des préoccupations particulières, des mots spécifiques. On sait avec André Salem qu'un locuteur ne peut tout à fait à sa guise perdre ses habitudes de langage, et renouveler d'un jour à l'autre son "stock lexical". Pour cette raison, la transfusion est forcément progressive. Mais Tardieu opère des changements politiques radicaux. Surtout, plutôt que se donner à voir en train de tâtonner dans son renouvellement politique, il s'astreint à la réflexion et souvent au silence le temps de mettre au clair ses idées et d'apprivoiser un nouveau vocabulaire. C'est le cas en 1932-1933, avec la campagne puis la défaite électorale et six mois de silence qui accouchent d'un projet de réforme constitutionnelle; d'une manière différente c'est le cas en 1936, où après un relatif silence suite d'abord à des problèmes de santé à l'automne 1934 puis à un retrait de la vie politique à partir de 1935, Tardieu revient avec des résolutions nouvelles -ne plus se présenter à l'Assemblée-, des ambitions nouvelles -être une sorte de Solon d'un régime politique à construire-, un statut nouveau (plus député mais journaliste de Gringoire). Dans le corpus-Tardieu, le renouvellement lexical, parce qu'il a été mûri souvent en silence, est rapide et spectaculaire, comme l'a montré les trois pôles de l'AFC et l'illustre l'évolution de quelques termes.
Néanmoins, l'évolution du discours, les ruptures successives même, qui vont jusqu'à exclure les permanences lexicales, ne sauraient nous cacher la cohérence de la trajectoire. En douze ans, Tardieu a formidablement évolué mais le parcours de l'homme, dans sa dynamique politique et discursive, a une logique interne. Il chemine progressivement durant les trois législatures étudiées du centre républicain vers les rives du traditionalisme politique et religieux.
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Si l'analyse factorielle des correspondances est un outil intéressant pour l'historien qui analyse le discours, il convient pour lui d'en faire un usage contrôlé.
Le chercheur en Histoire en effet est toujours avide de mesurer les évolutions, les ruptures, les discontinuités. C'est pour ainsi dire le sel de son activité. Avec l'analyse factorielle qui lui permet de croiser plusieurs facteurs et de toucher à l'essentiel, l'historien semble être à même de les mettre à jour. Il convient pourtant de prendre une double précaution. D'abord, d'un point de vue technique, il faut admettre que la lecture d'AFC sur des corpus diachroniques ne se fait pas, selon l'usage courant, par l'analyse successive des deux ou trois premiers axes par une lecture horizontale puis verticale des graphiques. Cette lecture ou dissection traditionnelle des graphiques est, comme l'a montré le premier en sciences humaines Antoine Prost, pertinente pour des corpus contrastifs qui opposent différents locuteurs entre eux. Mais elle ne l'est pas forcément pour des corpus chronologiques qui, pour un même locuteur, cherche à enregistrer l'évolution historique d'une pratique lexicale. Tout au contraire, les AFC portant sur des corpus constituant des séquences textuelles chronologiques doivent être regardés dans une vision d'ensemble par la considération de l'harmonie des points d'un alignement incurvé autour du centre de gravité du graphique. Cet ordonnancement parabolique est celui que l'on retrouve sur le corpus diachronique homogène des discours de Mitterrand (1981-1988) comme pour les corpus des discours de Thorez (1930-1939) ou de Tardieu (1928-1939).
Ensuite, il convient pour l'historien de comprendre que le temps impose une évolution "naturelle" du discours qui commande des mutations lexicales. Les choix lexicaux des dirigeants politiques sont en grande partie déterminés à la fois par des habitudes de langage très prégnantes et par une actualité toujours changeante, et il convient de ne pas trop rapidement imputer à une volonté politique du dirigeant des permanences et des changements qui ne sont souvent que des nécessités linguistiques.
Sous ces deux conditions, il devient possible grâce aux AFC de distinguer lorsque le locuteur impose ses choix, lorsque l'histoire s'accélère, lorsque les lignes politiques s'infléchissent. Ainsi par exemple, il est possible d'affirmer que la gestation de la politique du Front populaire est enclenchée de manière évidente dans le discours communiste en 1933; auparavant les tendances lourdes du discours qui mènent à la phraséologie frontiste s'inscrivent dans les années 1930-1931-1932.
Le "grand tournant" est par nécessité linguistique et politique un tournant négocié. La volte-face du parti communiste ne s'est pas faite en deux ans mais en dix (1930-1939), progressivement souvent, parfois de manière spectaculaire. Pratiquement tous les graphiques produits dans notre thèse sur les termes les plus importants de la mutation du parti communiste ("impérialisme", "capitalisme", "ouvriers", "prolétariat", "bourgeoisie", "peuple", "luttes", "révolutionnaires", "nation", "France", "hommes") montrent l'évolution progressive que nous avons décrite ici grâce à l'AFC. Tous surtout laissent comprendre les raisons des conclusions hâtives de l'historiographie : l'irrégularité (le retrait) de l'année 1934, -année que l'on pouvait considérer a priori comme un bon point de départ-, accentue l'impression de grand tournant au moment du Front populaire.
De même la vie politique de Tardieu loin de paraître chaotique offre une belle cohérence même si les changements peuvent paraître radicaux. Sa dérive, en trois temps, suit une logique de marginalisation et de radicalisation réactionnaire qui affecte finalement une grande partie de la droite française à la veille de la guerre et semble mener naturellement à Vichy. Dans cette logique, il apparaît assez clairement que 1932 avec la victoire du Cartel fut une année charnière pour l'homme, pour la droite française défaite aux élections, et pour la troisième République.
Ainsi, temps lexical du locuteur et temps politique du dirigeant s'imbriquent, s'éclairent et se renseignent l'un l'autre, comme pour affirmer que l'analyse du discours politique doit s'appréhender dans une approche pluridisciplinaire où la linguistique de corpus et l'histoire s'allient plus que ne se concurrencent.
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