Maurice Tournier
ENS St Cloud
Les nouveaux mots du décalogue
L'Eglise catholique devant le monde
d'aujourdhui. Comment a-t-elle évolué, de son propre aveu,
depuis la charte écrite à Trente par la Contre-réforme,
Pie 4, Charles Borromée et revisitée par Pie 5? Il faut pour
cela interroger le catéchisme lui-même, au coeur de la tradition
la plus raide des textes régisseurs de la foi et de la règle.
Des siècles ont passé depuis le concile de Trente; aucun
pape ne s'était risqué à rajeunir, malgré la
venue de nouveaux dogmes ou l'adaptation de certains résumés
comme celui de Pie 10, le contenu d'un "manuel classique" consacré
par le temps, sacré par la tradition. Mais le livre intangible vient
de bouger. L'Eglise catholique en diffuse depuis un an une version totalement
renouvelée.
Notre propos ici ne sera pas d'en analyser
le fond mais le contenant, au simple niveau des formes du vocabulaire et
de leurs fréquences. Quels renouvellements apparaissent? Il faut
pour cela interroger deux documents comparables.
Le catéchisme romain est traditionnellement
composé de quatre parties, que l'on peut résumer par quatre
clés : le crédo, l'Eglise, la morale, la prière. De
Trente (1566) à Vatican (1992), le plan général ne
varie guère que dans les titres de ces parties, ainsi rénovés1
:
Crédo Eglise Morale
Prière
catéchisme "Du symbole "Des
Sacrements "Du Décalogue" "De la Prière"
de Trente des Apôtres"
catéchisme "La profession "La
célébration "La vie dans "La prière
du Vatican de la foi" du mystère
le Christ" chrétienne"
chrétien" ("2e section :
Les dix commandements")
Ce plan mène de la foi à l'espérance
en passant successivement par les deux domaines de la vie chrétienne,
au dedans et au dehors de l'Eglise : les célébrations ecclésiales
et l'action du chrétien dans la cité. Ce dernier point est
tout particulièrement propice à comparaison, tant la structure
des chapitres et articles y est rigoureuse : on y récite en effet
les "dix commandements". Car, de Trente à Vatican, des gloses de
même type s'échelonnent tout au long de ces préceptes
de l'éthique imposée à chaque croyant, selon l'ordre
établi par Augustin et suivi par les catholiques comme par les luthériens,
l'ordre des formules rimées popularisées au 15e siècle.
Une différence saute dès l'abord aux
yeux, dans la structure de cette troisième partie. Ses rédacteurs
d'aujourdhui ont choisi de faire précéder le récitatif
et le commentaire du Décalogue non pas d'une simple présentation
de 7 pages, d'ailleurs en partie conservée, mais de toute une "première
section", entièrement nouvelle, de 3 chapitres et 14 articles comprenant
58 pages (dans l'édition Mame). L'intérêt de ses accents
novateurs est évident : on trouve là affirmées et
définies des valeurs "humaines", voire "naturelles", la "dignité
de la personne", la "communauté" – un article parle de "justice
sociale" etc. Pourtant, nous bornerons la comparaison textuelle faite ici
aux gloses propres aux dix commandements, les deux ensembles de commentaires
s'ajustant parfaitement l'un à l'autre.
Deux traductions françaises à imprimatur,
seules tenues de nos jours pour officielles, nous y autorisent :
- celle de Marbeau et Charpentier (imprimatur en
date du 17 juillet 1923), refaite sur le texte latin promulgué par
Pie 5 en 1566
- celle de "Mame Librairie éditrice Vaticane"
à Paris, qui reprend la version française directement tirée
du "texte latin typique" approuvé par Jean-Paul 2 le 25 juin 1992,
promulgué le 11 octobre 1992 (Constitution apostolique Fidei
depositum) et publié la même année par la Librairie
Vaticane.
Ces textes de longueur presque égale ont été
soumis à des comparaisons lexicométriques en ordinateur.
Deux approches ont été tentées, la première
divisant le corpus en deux sous-ensembles (Trente/Vatican), la seconde
s'appuyant sur une partition en vingt textes, dix pour chaque sous-ensemble2.
La totalité du corpus cumule 80 555 occurrences de 7674 formes différentes.
Comparons.
Une mutation systématique
Appliquée sur le découpage du corpus
en vingt parties, une analyse factorielle des correspondances (AFC) montre
qu'il ne s'agit pas de changements partiels ou locaux, affectant l'un mais
non l'autre des dix commandements, mais d'une évolution qui a atteint
le système même du lexique. Il suffit d'examiner les colonnes
du premier facteur de l'analyse, lequel porte à lui seul 16,4% de
l'information statistique (très au delà de l'aléa
sur 19 axes qui est de 5,2%).
--------------------------------------------------------------------
! J1 ! QLT POID INR! 1°F COR
CTR! 2°F COR CTR! 3°F COR CTR!
---------------------------------------------------------------------
T! 0 ! 102 30 31! 300 96 18! -75
6 2! 8 0 0!
T! 1 ! 260 82 38! 316 242 56! -24
1 1! 82 16 8!
T! 2 ! 382 63 49! 442 278 83! 72
7 4! -261 97 62!
T! 3 ! 539 54 53! 391 170 55! -536
319 178! 212 50 34!
T! 4 ! 350 58 41! 304 143 36! 97
14 6! 352 192 103!
T! 5 ! 255 49 35! 360 202 43! 184
53 19! 27 1 1!
T! 6 ! 165 32 26! 299 119 19! 176
41 11! -64 5 2!
T! 7 ! 281 61 42! 340 185 47! 184
54 24! 163 42 23!
T! 8 ! 277 56 39! 334 178 42! 200
63 26! -151 36 18!
T! 9 ! 220 47 46! 379 164 46! 209
50 24! -71 6 3!
V! 10 ! 276 31 67! -267 36 15! -637
205 144! -264 35 31!
V! 11 ! 210 55 45! -266 95 26! -217
63 30! -195 51 30!
V! 12 ! 290 21 54! -126 7 2! -337
48 27! -747 235 165!
V! 13 ! 654 29 59! -198 22 8!-1059
617 382! 163 15 11!
V! 14 ! 649 58 72! -564 284 125!
55 3 2! 636 362 338!
V! 15 ! 336 66 63! -478 264 101!
250 72 48! -7 0 0!
V! 16 ! 404 67 75! -555 303 138!
299 88 69! -118 14 13!
V! 17 ! 239 59 58! -437 212 75! 31
1 1! 154 27 20!
V! 18 ! 274 46 58! -400 141 50! 39
1 1! -386 132 100!
V! 19 ! 112 38 50! -247 51 16! 59
3 2! -264 58 38!
---------------------------------------------------------------------
! ! 1000! 1000! 1000! 1000!
---------------------------------------------------------------------
On constate que toutes les valeurs positives placées
sur le 1er axe (1°F) appartiennent au catéchisme de Trente (de
0 à 9) et toutes les valeurs négatives au catéchisme
de Vatican (de 10 à 19); sans exception. Ce n'est qu'au second plan
(voir l'axe 2, porteur de 9,5% d'information) qu'une différence
de contenu oppose les textes qui portent sur les devoirs envers Dieu (de
0 à 3 et de 10 à 13) à ceux qui envisagent l'homme
dans la famille et dans le monde (de 4 à 9 et de 14 à 19).
Une observation semblable peut être tirée
des leçons de l'axe 1. Prolongeons en effet le jeu de l'AFC, à
la recherche, au sein de la mutation générale qu'il dessine,
d'un maximum des différences. Il suffit pour cela d'additionner
les valeurs absolues portées sur cet axe par les vingt positions,
à gauche et à droite du zéro d'équilibre. On
s'aperçoit que les quatre premiers textes de Trente et les textes
correspondants de Vatican (introduction et commandements 1, 2 et 3) ont
entre eux des distances de l'ordre de 500; que les trois derniers (commandements
7, 8 et 9-10) des distances de l'ordre de 700; tandis que les commandements
restants éloignent davantage encore leurs textes l'un de l'autre
avec des distances respectives de 868 (pour le 4e commandement), 838 (pour
le 5e) et 854 pour le 6e. L'opposition la plus forte passe évidemment
par eux. Elle concerne les devoirs envers les parents et autrui, envers
le mariage. C'est donc sur le plan familial et social que le vocabulaire
est le plus ébranlé.
Superposons les fréquences à plus forte
distorsion de chaque couple de commandements. Voici les principaux contrastes
de formes observés (entre f < 5 et f >= 10) :
|
formes |
T |
V |
|
formes |
T |
V |
4e cdt
6e cdt |
vous
on
dit
encore
très
car
votre
devons
pères
votre
honneur
point
grand
ton
personnes
devoir
société
communauté
éducation
foi
liberté
droits
dit
contre
ceux
elle
vie
homme
personne
humaine
mariage
chasteté
dignité
entre
don
acte
union
conjugal
sexualité
sexuelle |
24
16
15
16
11
11
14
14
19
14
11
14
10
0
2
2
0
0
1
1
0
0
16
13
13
1
4
3
2
0
2
3
1
1
1
1
1
0
0
0 |
3
3
0
1
0
1
1
1
1
1
4
1
1
12
14
14
14
16
11
10
14
10
4
2
2
40
30
39
25
21
30
35
15
21
18
16
15
14
10
10 |
5e cdt |
point
précepte
notre
dit
votre
personne
humaine
respect
droit
personnes
morale
droits
humain
légitime
contraire
paix
grave
gravement
guerre
scandale
conception
conditions |
21
11
16
16
11
4
0
0
4
1
0
0
1
1
2
3
3
0
1
0
0
0
|
1
2
3
4
1
20
25
17
19
14
17
12
17
11
14
18
16
14
15
10
10
10
|
Ce tableau restreint intrigue au moins à deux
titres : il semble d'une part que tout un ensemble d'outils grammaticaux
disparaisse d'un texte à l'autre (cf. en particulier le 4e commandement)
et d'autre part que de fortes mutations de type thématique imposent
un renouvellement en mots à fort sémantisme (cf. commandements
5 et 6). Pour commenter ces deux remarques, revenons maintenant à
l'ensemble du corpus.
Une mutation stylistique
Acquis déjà ancien mais première
différence générale entre les deux textes, à
l'imitation des protestants et des anglicans ("Our Father, who art
in Heaven, Hallowed be thy Name", disait-on en vieil anglais), on
s'est mis au tutoiement redoublé, de Dieu à l'homme, de l'homme
à Dieu. Jusque dans les citations traduites. Prenons le verset initial
du Décalogue (Exode, 20, 1) et le début des premiers commandements
tels que cités dans les gloses (à cinq exceptions près)
:
Trente (T) Vatican (V)
Je suis le Seigneur votre Dieu Je suis le Seigneur,
ton Dieu
Vous ne ferez point d'images taillées Tu ne
te feras aucune image sculptée
Vous ne prendrez point en vain le nom Tu ne prononceras
pas le nom
du Seigneur votre Dieu du Seigneur ton Dieu à
faux
Souvenez-vous de sanctifier le jour du Sabbat Souviens-toi
du jour du sabbat
Honorez votre Père et votre mère...
Honore ton père et ta mère...
Vous ne tuerez point etc. Tu ne tueras pas etc.
Différence de politesse? Volonté de
rapprochement, perceptible dans le "tu" français? Peut-être
mais recoupées par une opposition bien plus fondamentale, celle
du pluriel et du singulier. Le commentaire de Vatican insiste sur ce point
: "Dans tous les commandements de Dieu, c'est un pronom personnel singulier
qui désigne le destinataire. En même temps qu'à tout
le peuple, Dieu fait connaitre sa volonté à chacun en particulier"
(V. p. 427). En conséquence l'ordinateur nous livre le décompte
suivant, parmi les fréquences supérieures à 30 :
n° |
0 |
1 |
2 |
3 |
4 |
5 |
6 |
7 |
8 |
9-10 |
TU |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
0 |
2 |
1 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
Vatican |
26 |
18 |
7 |
14 |
3 |
9 |
5 |
4 |
5 |
7 |
TON |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
0 |
2 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
Vatican |
19 |
11 |
3 |
11 |
12 |
2 |
1 |
2 |
3 |
8 |
VOUS |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
8 |
25 |
22 |
29 |
24 |
33 |
16 |
41 |
11 |
12 |
Vatican |
14 |
8 |
3 |
4 |
3 |
5 |
7 |
20 |
1 |
5 |
VOTRE |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
3 |
7 |
6 |
13 |
14 |
11 |
2 |
5 |
2 |
2 |
Vatican |
1 |
0 |
1 |
1 |
1 |
1 |
0 |
3 |
1 |
1 |
L'intrusion du tutoiement généralisé
perturbe le système des premières personnes : si le je
présente un profil parfaitement stable (c'est le Je divin),
le nous en revanche et, curieusement, le on sortent déséquilibrés
de la comparaison :
n° |
0 |
1 |
2 |
3 |
4 |
5 |
6 |
7 |
8 |
9-10 |
NOUS |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
28 |
89 |
73 |
88 |
101 |
75 |
27 |
35 |
53 |
92 |
Vatican |
9 |
19 |
7 |
5 |
9 |
9 |
13 |
13 |
7 |
24 |
NOTRE |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
8 |
19 |
16 |
20 |
17 |
16 |
5 |
8 |
8 |
13 |
Vatican |
4 |
9 |
3 |
5 |
8 |
3 |
1 |
4 |
0 |
1 |
NOS |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
3 |
14 |
5 |
6 |
32 |
7 |
5 |
11 |
6 |
15 |
Vatican |
1 |
2 |
1 |
0 |
8 |
1 |
1 |
1 |
0 |
2 |
ON |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
6 |
33 |
32 |
6 |
16 |
10 |
6 |
26 |
17 |
17 |
Vatican |
4 |
6 |
4 |
0 |
3 |
17 |
8 |
10 |
4 |
5 |
Retour aux contextes : ce n'est pas la désignation du locuteur-Dieu
qui change d'un catéchisme à l'autre, c'est l'adresse de
l'Eglise au chrétien. Certes les pasteurs qui catéchisent
sont évoqués par le concile de Trente à la troisième
personne ("Que le Pasteur s'efforce de...", "Le Pasteur fera remarquer...");
mais c'est l'Eglise enseignante qui, derrière eux, se désigne
par nous : "nous le voyons dans la sainte Ecriture", "nous avons une excellente
raison de penser", "nous nous rangeons au sentiment de St-Augustin", etc.
Le tutoiement, dans la rédaction Vaticane, aurait-il atteint ce
nous de l'Eglise?
Celui-ci est complexe. Examinons, par exemple, le Deuxième
commandement : à son propos, nous chute de 73 occurrences à
7. Pourquoi? La prose de Trente, dans sa traduction de 1923, élabore
des phrases longues où se mêlent le nous des clercs et le
nous des fidèles : "Le premier Commandement, que nous venons d'expliquer,
et qui nous ordonne [...] renferme nécessairement le Commandement
dont nous avons à parler maintenant [...] Dieu, pour nous faire
comprendre la grandeur du devoir qu'Il nous impose ici, a voulu nous prescrire,
sur l'honneur qui doit environner la sainteté de son Nom divin,
un précepte spécial" (T., p. 363). Rien de cela dans le catéchisme
de 1992. Les phrases sont courtes ou de type descriptif, quasi objectif
: "Le deuxième commandement prescrit de respecter le nom du Seigneur.
Il relève, comme le premier commandement, de la vertu de religion
et règle plus particulièrement notre usage de la parole dans
les choses saintes" (V., p. 441). De rares nous ou notre, nos n'évoquent
dans V. que l'ensemble des chrétiens ou des hommes. Le nous majestueux
de l'Eglise a disparu.
Qu'en est-il du on ? Devenu rare lui aussi dans V, qu'exprimait-il
donc dans T? Le diable? Revenons au texte qui concerne le second commandement
(on passe de 32 à 4 occ.) : "Il est des hommes tellement aveuglés
par l'erreur qu'ils [...] ont l'audace et la témérité
d'avilir la Majesté divine par leurs blasphèmes [...] Qui
ne voit en effet qu'on affirme tout avec serment, qu'on met des imprécations
et des exécrations partout?" (T., p. 364). Nous et on pouvaient
représenter, dans Trente, la confrontation de l'homme sauvable et
de l'homme en perdition : "Dieu lui-même vient nous dire [...] Ce
précepte nous défend de jurer à faux [...] Or on jure
à faux non pas seulement quand on jure qu'une chose est vraie, sachant
bien qu'elle est fausse, mais quand on affirme [...]" (T., p. 373). Cette
dichotomie du nous et du on est remplacée dans V. par une équivalence
des désignations. La commutation des deux pronoms y est toujours
possible : "Faire serment ou jurer, c'est prendre Dieu à témoin
de ce que l'on affirme [...] La discrétion du recours à Dieu
dans le langage va de pair avec l'attention respectueuse à sa présence,
attestée ou bafouée, en chacune de nos affirmations" (V.,
p. 443). Aussi voit-on, sur la distorsion d'emploi des seuls pronominaux,
se profiler, derrière des variations rhétoriques, quelque
chose comme un changement de regard sur les actants du texte.
La simple confrontation des chiffres rend évidents bien d'autres
phénomènes "stylistiques". De pure forme souvent : la négation
par pas se substitue à celle par point et surtout l'appareil argumentatif
de T. se découvre beaucoup plus lourd que celui de V. Pèsent
sur sa balance des copules et adverbes suremployés comme mais, plus,
si, comme, ni, ainsi, car, très, dont, parce que, encore, en effet,
seulement, donc, enfin, or, puisque, surtout, nécessairement, absolument,
lors, par conséquent, voilà pourquoi, etc.
Par rapport à cette surcharge, le texte du Vatican est témoin
d'un effort indéniable d'allégement : phrases plus courtes,
recours plus rare au style indirect, élimination de nombreux morphèmes
grammaticaux, parataxes, variété lexicale, disparition d'invocations
("Puisse..."). Mais, avec d'autres termes, toujours dans les fréquences
supérieures à 30, il ne s'agit plus d'époussetage
ni de changement de style. Le changement de regard décale ou trouble
certaines visions.
Une mutation thématique
Comparons ces deux listes de vocabulaire (à F >= 10). La première
regroupe les formes suremployées dans T, la seconde les formes suremployées
dans V. :
Trente : loi, dit, dire, hommes, faut, péché, précepte,
paroles, fidèles, père, chose, choses, pasteur, pasteurs,
grand, grande, saints, sainte, vol, voleurs, apôtre, mal, devons,
Ecriture, défend, défendu, âme, honneur, nécessaire,
ordonne, piété, coupables, coupable, colère, maux,
observer, parler, prophète, expliquer, comprendre, honorer, crime,
pères, zèle, utile, comprendre, prêtres, rapine, concupiscence,
remarquer, pensée, termes, jure, exhorter, honorons, injures, etc.
Vatican : homme, église, personne, personnes, respect, justice,
humain, humaine, dignité, grave, chasteté, société,
mariage, travail, droits, droit, communauté, chrétien, chrétienne,
famille, morale, moralement, don, sociale, acte, action, légitime,
paix, créateur, création, prière, mesure, gravement,
grâce, interdit, alliance, liberté, faute, envie, intégrité,
éducation, relation, relations, etc.
Il faut sans doute concéder une part, dans l'usage de ces
termes plus spécifiques de l'un que de l'autre des catéchismes,
à l'évolution des usages ecclésiaux de la langue pendant
70 années : on passe ainsi de défend et défendu à
interdit, de péché à faute, de piété
à prière, de tellement à tant, de culte à communauté,
de peuple à société, de précepte à exigences,
d'aumône(s) à solidarité... Il faut surtout lire dans
ces différences d'emploi les "signes" de mutations plus profondes
qui affectent les thèmes mêmes du message catéchistique,
pourtant rivé au carcan immuable du Décalogue.
"Signe", que la chute d'emploi de certaines dénominations
ecclésiales : pasteur, pasteurs, fidèles, père, pères,
apôtre, prophètes, Ecriture, Deutéronome, âme,
culte, zèle, prêtres, remèdes, et de leurs adjectifs
accompagnateurs traditionnels : saints, saint(e), grand(e), divine, vain...
"Signe", corrélatif au premier, que la chute de nombreux noms
propres, antiques porteurs d'exemples invoqués par la tradition
des commentaires : St-Paul (T : 29 occ./V : 8 occ.), David (27/1), Moïse
(19/1), St-Augustin (17/3), Egypte (12/6), Juifs (13/0), St-Jean (11/1),
Roi (10/1), Rois (9/1). Le plus curieux à constater est le remplacement
fréquent de Jésus-Christ (39/12) par Christ (5/52) et surtout
par Jésus (0/49), comme si cette appellation, qui sonne comme un
prénom, rendait Le Seigneur moins roi et plus proche.
"Signe" aussi, que la disparition non de la faute mais de la prégnance
de la loi et du mal. Jugeons-en d'après les profils suivants :
n° |
0 |
1 |
2 |
3 |
4 |
5 |
6 |
7 |
8 |
9-10 |
LOI |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
35 |
13 |
5 |
10 |
8 |
10 |
3 |
3 |
3 |
14 |
Vatican |
14 |
1 |
0 |
5 |
4 |
17 |
8 |
5 |
1 |
13 |
PÉCHÉ |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
1 |
7 |
7 |
4 |
0 |
8 |
9 |
10 |
9 |
17 |
Vatican |
3 |
4 |
1 |
1 |
0 |
7 |
4 |
2 |
2 |
6 |
PRÉCEPTE |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
1 |
7 |
11 |
20 |
4 |
11 |
2 |
2 |
11 |
8 |
Vatican |
1 |
0 |
0 |
11 |
3 |
2 |
1 |
0 |
1 |
3 |
FAUT |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
2 |
5 |
15 |
6 |
7 |
3 |
6 |
17 |
15 |
7 |
Vatican |
0 |
1 |
0 |
0 |
3 |
8 |
6 |
6 |
3 |
2 |
DEVONS |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
2 |
5 |
0 |
7 |
14 |
5 |
0 |
2 |
1 |
4 |
Vatican |
0 |
4 |
1 |
0 |
1 |
1 |
0 |
1 |
0 |
0 |
ORDONNE |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
1 |
1 |
3 |
2 |
3 |
3 |
0 |
3 |
5 |
2 |
Vatican |
0 |
1 |
0 |
0 |
1 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
CRIME |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
0 |
1 |
9 |
0 |
2 |
5 |
3 |
5 |
6 |
1 |
Vatican |
0 |
0 |
1 |
0 |
0 |
2 |
0 |
0 |
0 |
0 |
MAL |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
1 |
3 |
3 |
0 |
0 |
10 |
2 |
1 |
12 |
4 |
Vatican |
0 |
0 |
1 |
1 |
1 |
6 |
2 |
1 |
3 |
2 |
CHÂTIMENTS |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
2 |
7 |
1 |
1 |
1 |
1 |
3 |
2 |
1 |
0 |
Vatican |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
Dans Vatican, la dichotomie du mal et du bien tend
à s'atténuer. S'effondre, par exemple, l'usage des adjectifs
formés sur mauvais (32/9) et sur bon (29/18), les
maux (27/5) comme la bonté (20/6). Ce basculement
semble se produire en faveur d'une morale définie en d'autres termes
que les termes de tradition. Certains, d'emploi tout neuf ou presque, montent
d'un coup aux hautes fréquences (à F >= 20).
n° |
0 |
1 |
2 |
3 |
4 |
5 |
6 |
7 |
8 |
9-10 |
HOMME |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
4 |
4 |
3 |
6 |
3 |
11 |
3 |
1 |
7 |
1 |
Vatican |
13 |
22 |
3 |
9 |
10 |
15 |
39 |
22 |
15 |
12 |
PERSONNE |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
2 |
4 |
4 |
0 |
0 |
4 |
2 |
5 |
8 |
1 |
Vatican |
4 |
4 |
3 |
0 |
6 |
20 |
25 |
7 |
1 |
5 |
PERSONNES |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
0 |
1 |
2 |
0 |
2 |
1 |
2 |
4 |
6 |
0 |
Vatican |
0 |
1 |
1 |
0 |
14 |
14 |
11 |
12 |
6 |
2 |
RESPECT |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
0 |
2 |
3 |
0 |
9 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
Vatican |
0 |
5 |
7 |
2 |
18 |
17 |
6 |
12 |
9 |
2 |
JUSTICE |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
3 |
6 |
6 |
1 |
1 |
2 |
0 |
2 |
9 |
0 |
Vatican |
2 |
2 |
2 |
0 |
5 |
4 |
2 |
26 |
13 |
2 |
HUMAIN(E) |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
1 |
5 |
2 |
0 |
0 |
1 |
0 |
1 |
0 |
0 |
Vatican |
3 |
6 |
2 |
3 |
12 |
42 |
26 |
11 |
7 |
8 |
DIGNITÉ |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
1 |
4 |
0 |
1 |
2 |
1 |
1 |
1 |
0 |
0 |
Vatican |
0 |
3 |
2 |
0 |
5 |
13 |
15 |
8 |
3 |
3 |
MORALE |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
0 |
0 |
0 |
3 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
Vatican |
3 |
4 |
0 |
1 |
2 |
17 |
11 |
3 |
6 |
3 |
MORALEMENT |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
Vatican |
0 |
0 |
0 |
0 |
3 |
10 |
5 |
8 |
1 |
1 |
DROITS |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Trente |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
Vatican |
1 |
0 |
0 |
1 |
10 |
12 |
4 |
9 |
3 |
0 |
Il serait, bien entendu, caricatural d'affirmer que
le catéchisme de Trente ignorait les "droits" et que celui du Vatican
ignore les "châtiments", et pourtant... On saisit bien, sur le vif
lexical, des différences qui vont au-delà de l'aveu. Tout
se passe statistiquement comme si l'Eglise avait redécouvert l'"humain",
la "liberté", la "dignité", la "solidarité" et, mot
d'ordre clé de Vatican, le "respect" des "droits de l'homme". La
racine majeure est MORAL: cf. morale (3/50), moralement (0/28),
morales (0/15), moral (0/15), moralité (0,8).
L'Eglise suivrait-elle le Siècle? "Nous vivons dans une société
où les termes religieux n'ont plus de sens, dit Eugen Drewermann....
Alors on va chercher des termes de la morale...".
Le registre est, en fait, plus complexe. Tandis que
l'on constate une parfaite stabilité fréquentielle des trois
mots-pleins les plus fréquents du corpus (avec homme) : Dieu,
Seigneur et amour, il se produit à leur côté
la quasi disparition du "ciel" (mais non des "cieux"), des "anges", de
la "divinité", de la "majesté", des "maux", du "malheur",
de la "concupiscence" et des "ténèbres". Apparait, en revanche,
tout un nouveau vocabulaire éthico-religieux. Parmi les termes de
ce type aux fréquences les plus contrastées, mentionnons
: chasteté (3/41), liberté (1/36), commun
(5/35), communauté (0/27), grâce (4/22), alliance
(1/25), spirituelle (4/16), communion (1/19), responsabilité
(0/19), intégrité (1/17), beauté (2/14),
envie (1/15), espérance (2/13), vocation (0/15),
conscience (1/14), révélation (1/14), baptême
(0/14), conception (0/14), exigences (0/14), fondamentaux
(0/14), religieuse (0/14), tradition (2/12), mystère
(1/12), scandale (0/13), adoration (1/11), existence
(1/11), volontaire (0/12), proscrit (0/11), solidarité
(0/11), appel (0/10), athéisme (0/10), pudeur
(0/10), etc.
Au centre de ce vocabulaire renouvelé, où
valeurs morales et religieuses se mêlent, un déplacement de
pôle est perceptible dans le frémissement des fréquences.
La liberté et la responsabilité tendent à prendre
la place de la nécessité et de la culpabilité. Qu'on
en juge d'après les distributions du tableau suivant :
Nécessité et culpabilité
Liberté et responsabilité
nécessité : 10/8 liberté : 1/36
nécessaire(s) : 39/16 libre(s) : 6/11
nécessairement : 11/1 librement : 0/6
coupable : 22/4 responsabilité : 0/19
coupables : 18/6 responsable(s) : 0/17
Enfin, l'aspect le plus important de ce renouvellement
lexical est le déferlement de la société civile. Le
texte du Vatican se caractérise quantitativement par l'apport de
nombreuses désignations des réalités modernes extérieures
à l'Eglise. A F >= 10 on trouve, par exemple : société,
sociétés, sociale, mariage, famille, familiale, époux,
enfant, conjugal(e), travail, humain(e,s), économique, citoyens,
politique, pouvoirs, propriété, pratiques, humanité,
moral(es), civile, sexuelle, sexualité, publique, public(s), privée,
procréation, information, éducation, êtres, activité,
relations, relation, communication, développement, santé,
sécurité... La société (4/39) fait
irruption de tous bords. Les préoccupations de la guerre
(3/16) et de la paix (5/26) se marquent davantage. Moins fréquents,
mais totalement nouveaux, apparaissent des termes inouïs, tels avortement,
contraception, drogue, euthanasie, grève, inceste, transplantation,
ou des locutions inédites telles "vie sexuelle", "union libre",
"régulation des naissances", "agir humain", "course aux armements"
ou "responsabilité de l'Etat". Il n'est (presque) plus de termes
et de problèmes tabous. Le Catéchisme fait face aux mots
du Siècle.
L'Homme au singulier
Dans cette société si abondamment évoquée
par Vatican, l'homme pourrait se perdre, anonyme, dissous dans la masse.
Il n'en est rien. Bien au contraire, la société n'est que
le cadre obligatoire et varié de l'action individuelle. L'homme
est au service des autres, mais les autres ne doivent pas empiéter
sur son intégrité (1/17). Tel est le caractère
majeur de Vatican que nous livrent les comparaisons de chiffres. Le tutoiement
généralisé dans les deux sens, le rapprochement du
Christ, le passage du lemme homme(s) (318 occurrences au total)
de sa réalisation plurielle (71/44) à sa réalisation
au singulier (43/160), la multiplication des lexies terminées par
le complément de nom de l'homme ou l'adjectif humain(e,s)
(161 occ.), en particulier "droits de l'homme" et "dignité humaine",
montrent qu'une bonne part des mutations de surface que nous venons de
décrire convergent vers une observation de fond : "totalitaire"
à partir du 13e siècle au dire de Simone Weil3, l'Eglise
catholique met aujourdhui l'accent sur la singularité.
Singularité prise sous son triple aspect :
d'une part l'égalité en dignité (11/52) de
tout individu, l'Homme à majuscule initiale, imposant le respect
(5/78) qui lui est dû; d'autre part la totalité des hommes
vivant en communauté (0/27) et aspirant à la communion
(1/19); enfin la particularité personnelle (1/9) de chacun
(11/28) et de chaque (7/14) cas. Au delà de traditions
d'expression inchangées transmises par "l'Eglise une, sainte, catholique
et apostolique" (Notre Seigneur, la Très Sainte Vierge Marie,
la Sainte Trinité, la divine Providence...) et en dépit
du fait que le Décalogue structure à l'identique cette 3e
partie du Catéchisme romain, on peut inférer au minimum,
de la comparaison des fréquences entre 1923 et 1992, un déplacement
important des effets d'insistance, comme si l'Eglise s'y donnait pour tâche
non seulement de "garder le dépôt de la Foi" mais, au terme
de six années passées en murissement, de neuf versions consécutives
et de la consultation de tous les évêques, de rapprocher de
l'individu un Dieu et une église devenus par trop dogmatiques. Aurait-elle
compris, pour reprendre la question centrale d'Eugen Drewermann4, que la
religion n'est pas faite pour Dieu mais pour les hommes?
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