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Maurice Tournier
ENS St Cloud

Les nouveaux mots du décalogue

L'Eglise catholique devant le monde d'aujourdhui. Comment a-t-elle évolué, de son propre aveu, depuis la charte écrite à Trente par la Contre-réforme, Pie 4, Charles Borromée et revisitée par Pie 5? Il faut pour cela interroger le catéchisme lui-même, au coeur de la tradition la plus raide des textes régisseurs de la foi et de la règle. Des siècles ont passé depuis le concile de Trente; aucun pape ne s'était risqué à rajeunir, malgré la venue de nouveaux dogmes ou l'adaptation de certains résumés comme celui de Pie 10, le contenu d'un "manuel classique" consacré par le temps, sacré par la tradition. Mais le livre intangible vient de bouger. L'Eglise catholique en diffuse depuis un an une version totalement renouvelée. 

Notre propos ici ne sera pas d'en analyser le fond mais le contenant, au simple niveau des formes du vocabulaire et de leurs fréquences. Quels renouvellements apparaissent? Il faut pour cela interroger deux documents comparables.

Le catéchisme romain est traditionnellement composé de quatre parties, que l'on peut résumer par quatre clés : le crédo, l'Eglise, la morale, la prière. De Trente (1566) à Vatican (1992), le plan général ne varie guère que dans les titres de ces parties, ainsi rénovés1 :

Crédo Eglise Morale Prière

catéchisme "Du symbole "Des Sacrements "Du Décalogue" "De la Prière"

de Trente des Apôtres" 

catéchisme "La profession "La célébration "La vie dans "La prière

du Vatican de la foi" du mystère le Christ" chrétienne"

chrétien" ("2e section :

Les dix commandements")

Ce plan mène de la foi à l'espérance en passant successivement par les deux domaines de la vie chrétienne, au dedans et au dehors de l'Eglise : les célébrations ecclésiales et l'action du chrétien dans la cité. Ce dernier point est tout particulièrement propice à comparaison, tant la structure des chapitres et articles y est rigoureuse : on y récite en effet les "dix commandements". Car, de Trente à Vatican, des gloses de même type s'échelonnent tout au long de ces préceptes de l'éthique imposée à chaque croyant, selon l'ordre établi par Augustin et suivi par les catholiques comme par les luthériens, l'ordre des formules rimées popularisées au 15e siècle.

Une différence saute dès l'abord aux yeux, dans la structure de cette troisième partie. Ses rédacteurs d'aujourdhui ont choisi de faire précéder le récitatif et le commentaire du Décalogue non pas d'une simple présentation de 7 pages, d'ailleurs en partie conservée, mais de toute une "première section", entièrement nouvelle, de 3 chapitres et 14 articles comprenant 58 pages (dans l'édition Mame). L'intérêt de ses accents novateurs est évident : on trouve là affirmées et définies des valeurs "humaines", voire "naturelles", la "dignité de la personne", la "communauté" – un article parle de "justice sociale" etc. Pourtant, nous bornerons la comparaison textuelle faite ici aux gloses propres aux dix commandements, les deux ensembles de commentaires s'ajustant parfaitement l'un à l'autre. 

Deux traductions françaises à imprimatur, seules tenues de nos jours pour officielles, nous y autorisent :

- celle de Marbeau et Charpentier (imprimatur en date du 17 juillet 1923), refaite sur le texte latin promulgué par Pie 5 en 1566

- celle de "Mame Librairie éditrice Vaticane" à Paris, qui reprend la version française directement tirée du "texte latin typique" approuvé par Jean-Paul 2 le 25 juin 1992, promulgué le 11 octobre 1992 (Constitution apostolique Fidei depositum) et publié la même année par la Librairie Vaticane.

Ces textes de longueur presque égale ont été soumis à des comparaisons lexicométriques en ordinateur. Deux approches ont été tentées, la première divisant le corpus en deux sous-ensembles (Trente/Vatican), la seconde s'appuyant sur une partition en vingt textes, dix pour chaque sous-ensemble2. La totalité du corpus cumule 80 555 occurrences de 7674 formes différentes. Comparons. 

Une mutation systématique

Appliquée sur le découpage du corpus en vingt parties, une analyse factorielle des correspondances (AFC) montre qu'il ne s'agit pas de changements partiels ou locaux, affectant l'un mais non l'autre des dix commandements, mais d'une évolution qui a atteint le système même du lexique. Il suffit d'examiner les colonnes du premier facteur de l'analyse, lequel porte à lui seul 16,4% de l'information statistique (très au delà de l'aléa sur 19 axes qui est de 5,2%).

--------------------------------------------------------------------

! J1 ! QLT POID INR! 1°F COR CTR! 2°F COR CTR! 3°F COR CTR!

---------------------------------------------------------------------

T! 0 ! 102 30 31! 300 96 18! -75 6 2! 8 0 0!

T! 1 ! 260 82 38! 316 242 56! -24 1 1! 82 16 8!

T! 2 ! 382 63 49! 442 278 83! 72 7 4! -261 97 62!

T! 3 ! 539 54 53! 391 170 55! -536 319 178! 212 50 34!

T! 4 ! 350 58 41! 304 143 36! 97 14 6! 352 192 103!

T! 5 ! 255 49 35! 360 202 43! 184 53 19! 27 1 1!

T! 6 ! 165 32 26! 299 119 19! 176 41 11! -64 5 2!

T! 7 ! 281 61 42! 340 185 47! 184 54 24! 163 42 23!

T! 8 ! 277 56 39! 334 178 42! 200 63 26! -151 36 18!

T! 9 ! 220 47 46! 379 164 46! 209 50 24! -71 6 3!

V! 10 ! 276 31 67! -267 36 15! -637 205 144! -264 35 31!

V! 11 ! 210 55 45! -266 95 26! -217 63 30! -195 51 30!

V! 12 ! 290 21 54! -126 7 2! -337 48 27! -747 235 165!

V! 13 ! 654 29 59! -198 22 8!-1059 617 382! 163 15 11!

V! 14 ! 649 58 72! -564 284 125! 55 3 2! 636 362 338!

V! 15 ! 336 66 63! -478 264 101! 250 72 48! -7 0 0!

V! 16 ! 404 67 75! -555 303 138! 299 88 69! -118 14 13!

V! 17 ! 239 59 58! -437 212 75! 31 1 1! 154 27 20!

V! 18 ! 274 46 58! -400 141 50! 39 1 1! -386 132 100!

V! 19 ! 112 38 50! -247 51 16! 59 3 2! -264 58 38!

---------------------------------------------------------------------

! ! 1000! 1000! 1000! 1000!

---------------------------------------------------------------------

On constate que toutes les valeurs positives placées sur le 1er axe (1°F) appartiennent au catéchisme de Trente (de 0 à 9) et toutes les valeurs négatives au catéchisme de Vatican (de 10 à 19); sans exception. Ce n'est qu'au second plan (voir l'axe 2, porteur de 9,5% d'information) qu'une différence de contenu oppose les textes qui portent sur les devoirs envers Dieu (de 0 à 3 et de 10 à 13) à ceux qui envisagent l'homme dans la famille et dans le monde (de 4 à 9 et de 14 à 19). 

Une observation semblable peut être tirée des leçons de l'axe 1. Prolongeons en effet le jeu de l'AFC, à la recherche, au sein de la mutation générale qu'il dessine, d'un maximum des différences. Il suffit pour cela d'additionner les valeurs absolues portées sur cet axe par les vingt positions, à gauche et à droite du zéro d'équilibre. On s'aperçoit que les quatre premiers textes de Trente et les textes correspondants de Vatican (introduction et commandements 1, 2 et 3) ont entre eux des distances de l'ordre de 500; que les trois derniers (commandements 7, 8 et 9-10) des distances de l'ordre de 700; tandis que les commandements restants éloignent davantage encore leurs textes l'un de l'autre avec des distances respectives de 868 (pour le 4e commandement), 838 (pour le 5e) et 854 pour le 6e. L'opposition la plus forte passe évidemment par eux. Elle concerne les devoirs envers les parents et autrui, envers le mariage. C'est donc sur le plan familial et social que le vocabulaire est le plus ébranlé. 

Superposons les fréquences à plus forte distorsion de chaque couple de commandements. Voici les principaux contrastes de formes observés (entre f < 5 et f >= 10) :
 

  formes T V   formes T V
4e cdt
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

6e cdt

vous

on 

dit

encore

très 

car

votre

devons

pères

votre

honneur

point

grand

ton

personnes 

devoir

société

communauté

éducation 

foi

liberté

droits

dit

contre

ceux

elle

vie

homme

personne

humaine

mariage

chasteté

dignité

entre

don

acte 

union

conjugal

sexualité

sexuelle

24

16

15

16

11

11

14

14

19

14

11

14

10

0

2

2

0

0

1

1

0

0

16

13

13

1

4

3

2

0

2

3

1

1

1

1

1

0

0

0

3

3

0

1

0

1

1

1

1

1

4

1

1

12

14

14

14

16

11

10

14

10

4

2

2

40

30

39

25

21

30

35

15

21

18

16

15

14

10

10

5e cdt point

précepte

notre

dit

votre

personne

humaine

respect

droit

personnes

morale

droits

humain

légitime

contraire

paix

grave

gravement

guerre

scandale

conception

conditions

21

11

16

16

11

4

0

0

4

1

0

0

1

1

2

3

3

0

1

0

0

0

 

1

2

3

4

1

20

25

17

19

14

17

12

17

11

14

18

16

14

15

10

10

10

 

Ce tableau restreint intrigue au moins à deux titres : il semble d'une part que tout un ensemble d'outils grammaticaux disparaisse d'un texte à l'autre (cf. en particulier le 4e commandement) et d'autre part que de fortes mutations de type thématique imposent un renouvellement en mots à fort sémantisme (cf. commandements 5 et 6). Pour commenter ces deux remarques, revenons maintenant à l'ensemble du corpus.
 
 

Une mutation stylistique

Acquis déjà ancien mais première différence générale entre les deux textes, à l'imitation des protestants et des anglicans ("Our Father, who art in Heaven, Hallowed be thy Name", disait-on en vieil anglais), on s'est mis au tutoiement redoublé, de Dieu à l'homme, de l'homme à Dieu. Jusque dans les citations traduites. Prenons le verset initial du Décalogue (Exode, 20, 1) et le début des premiers commandements tels que cités dans les gloses (à cinq exceptions près) :

Trente (T) Vatican (V)

Je suis le Seigneur votre Dieu Je suis le Seigneur, ton Dieu

Vous ne ferez point d'images taillées Tu ne te feras aucune image sculptée

Vous ne prendrez point en vain le nom Tu ne prononceras pas le nom 

du Seigneur votre Dieu du Seigneur ton Dieu à faux

Souvenez-vous de sanctifier le jour du Sabbat Souviens-toi du jour du sabbat

Honorez votre Père et votre mère... Honore ton père et ta mère...

Vous ne tuerez point etc. Tu ne tueras pas etc.

Différence de politesse? Volonté de rapprochement, perceptible dans le "tu" français? Peut-être mais recoupées par une opposition bien plus fondamentale, celle du pluriel et du singulier. Le commentaire de Vatican insiste sur ce point : "Dans tous les commandements de Dieu, c'est un pronom personnel singulier qui désigne le destinataire. En même temps qu'à tout le peuple, Dieu fait connaitre sa volonté à chacun en particulier" (V. p. 427). En conséquence l'ordinateur nous livre le décompte suivant, parmi les fréquences supérieures à 30 :
 

0 1 2 3 4 5 6 7 8 9-10
TU                  
Trente 0 2 1 0 0 0 0 0 0 0
Vatican 26 18 7 14 3 9 5 4 5 7
TON                  
Trente 0 2 0 0 0 0 0 0 0 0
Vatican 19 11 3 11 12 2 1 2 3 8
VOUS                  
Trente 8 25 22 29 24 33 16 41 11 12
Vatican 14 8 3 4 3 5 7 20 1 5
VOTRE                  
Trente 3 7 6 13 14 11 2 5 2 2
Vatican 1 0 1 1 1 1 0 3 1 1

L'intrusion du tutoiement généralisé perturbe le système des premières personnes : si le je présente un profil parfaitement stable (c'est le Je divin), le nous en revanche et, curieusement, le on sortent déséquilibrés de la comparaison :
 

0 1 2 3 4 5 6 7 8 9-10
NOUS                  
Trente 28 89 73 88 101 75 27 35 53 92
Vatican 9 19 7 5 9 9 13 13 7 24
NOTRE                  
Trente 8 19 16 20 17 16 5 8 8 13
Vatican 4 9 3 5 8 3 1 4 0 1
NOS                  
Trente 3 14 5 6 32 7 5 11 6 15
Vatican 1 2 1 0 8 1 1 1 0 2
ON                  
Trente 6 33 32 6 16 10 6 26 17 17
Vatican 4 6 4 0 3 17 8 10 4 5

Retour aux contextes : ce n'est pas la désignation du locuteur-Dieu qui change d'un catéchisme à l'autre, c'est l'adresse de l'Eglise au chrétien. Certes les pasteurs qui catéchisent sont évoqués par le concile de Trente à la troisième personne ("Que le Pasteur s'efforce de...", "Le Pasteur fera remarquer..."); mais c'est l'Eglise enseignante qui, derrière eux, se désigne par nous : "nous le voyons dans la sainte Ecriture", "nous avons une excellente raison de penser", "nous nous rangeons au sentiment de St-Augustin", etc. Le tutoiement, dans la rédaction Vaticane, aurait-il atteint ce nous de l'Eglise? 

Celui-ci est complexe. Examinons, par exemple, le Deuxième commandement : à son propos, nous chute de 73 occurrences à 7. Pourquoi? La prose de Trente, dans sa traduction de 1923, élabore des phrases longues où se mêlent le nous des clercs et le nous des fidèles : "Le premier Commandement, que nous venons d'expliquer, et qui nous ordonne [...] renferme nécessairement le Commandement dont nous avons à parler maintenant [...] Dieu, pour nous faire comprendre la grandeur du devoir qu'Il nous impose ici, a voulu nous prescrire, sur l'honneur qui doit environner la sainteté de son Nom divin, un précepte spécial" (T., p. 363). Rien de cela dans le catéchisme de 1992. Les phrases sont courtes ou de type descriptif, quasi objectif : "Le deuxième commandement prescrit de respecter le nom du Seigneur. Il relève, comme le premier commandement, de la vertu de religion et règle plus particulièrement notre usage de la parole dans les choses saintes" (V., p. 441). De rares nous ou notre, nos n'évoquent dans V. que l'ensemble des chrétiens ou des hommes. Le nous majestueux de l'Eglise a disparu. 

Qu'en est-il du on ? Devenu rare lui aussi dans V, qu'exprimait-il donc dans T? Le diable? Revenons au texte qui concerne le second commandement (on passe de 32 à 4 occ.) : "Il est des hommes tellement aveuglés par l'erreur qu'ils [...] ont l'audace et la témérité d'avilir la Majesté divine par leurs blasphèmes [...] Qui ne voit en effet qu'on affirme tout avec serment, qu'on met des imprécations et des exécrations partout?" (T., p. 364). Nous et on pouvaient représenter, dans Trente, la confrontation de l'homme sauvable et de l'homme en perdition : "Dieu lui-même vient nous dire [...] Ce précepte nous défend de jurer à faux [...] Or on jure à faux non pas seulement quand on jure qu'une chose est vraie, sachant bien qu'elle est fausse, mais quand on affirme [...]" (T., p. 373). Cette dichotomie du nous et du on est remplacée dans V. par une équivalence des désignations. La commutation des deux pronoms y est toujours possible : "Faire serment ou jurer, c'est prendre Dieu à témoin de ce que l'on affirme [...] La discrétion du recours à Dieu dans le langage va de pair avec l'attention respectueuse à sa présence, attestée ou bafouée, en chacune de nos affirmations" (V., p. 443). Aussi voit-on, sur la distorsion d'emploi des seuls pronominaux, se profiler, derrière des variations rhétoriques, quelque chose comme un changement de regard sur les actants du texte.

La simple confrontation des chiffres rend évidents bien d'autres phénomènes "stylistiques". De pure forme souvent : la négation par pas se substitue à celle par point et surtout l'appareil argumentatif de T. se découvre beaucoup plus lourd que celui de V. Pèsent sur sa balance des copules et adverbes suremployés comme mais, plus, si, comme, ni, ainsi, car, très, dont, parce que, encore, en effet, seulement, donc, enfin, or, puisque, surtout, nécessairement, absolument, lors, par conséquent, voilà pourquoi, etc. 

Par rapport à cette surcharge, le texte du Vatican est témoin d'un effort indéniable d'allégement : phrases plus courtes, recours plus rare au style indirect, élimination de nombreux morphèmes grammaticaux, parataxes, variété lexicale, disparition d'invocations ("Puisse..."). Mais, avec d'autres termes, toujours dans les fréquences supérieures à 30, il ne s'agit plus d'époussetage ni de changement de style. Le changement de regard décale ou trouble certaines visions.
 
 

Une mutation thématique 

Comparons ces deux listes de vocabulaire (à F >= 10). La première regroupe les formes suremployées dans T, la seconde les formes suremployées dans V. : 

Trente : loi, dit, dire, hommes, faut, péché, précepte, paroles, fidèles, père, chose, choses, pasteur, pasteurs, grand, grande, saints, sainte, vol, voleurs, apôtre, mal, devons, Ecriture, défend, défendu, âme, honneur, nécessaire, ordonne, piété, coupables, coupable, colère, maux, observer, parler, prophète, expliquer, comprendre, honorer, crime, pères, zèle, utile, comprendre, prêtres, rapine, concupiscence, remarquer, pensée, termes, jure, exhorter, honorons, injures, etc.

Vatican : homme, église, personne, personnes, respect, justice, humain, humaine, dignité, grave, chasteté, société, mariage, travail, droits, droit, communauté, chrétien, chrétienne, famille, morale, moralement, don, sociale, acte, action, légitime, paix, créateur, création, prière, mesure, gravement, grâce, interdit, alliance, liberté, faute, envie, intégrité, éducation, relation, relations, etc.

Il faut sans doute concéder une part, dans l'usage de ces termes plus spécifiques de l'un que de l'autre des catéchismes, à l'évolution des usages ecclésiaux de la langue pendant 70 années : on passe ainsi de défend et défendu à interdit, de péché à faute, de piété à prière, de tellement à tant, de culte à communauté, de peuple à société, de précepte à exigences, d'aumône(s) à solidarité... Il faut surtout lire dans ces différences d'emploi les "signes" de mutations plus profondes qui affectent les thèmes mêmes du message catéchistique, pourtant rivé au carcan immuable du Décalogue.

"Signe", que la chute d'emploi de certaines dénominations ecclésiales : pasteur, pasteurs, fidèles, père, pères, apôtre, prophètes, Ecriture, Deutéronome, âme, culte, zèle, prêtres, remèdes, et de leurs adjectifs accompagnateurs traditionnels : saints, saint(e), grand(e), divine, vain...

"Signe", corrélatif au premier, que la chute de nombreux noms propres, antiques porteurs d'exemples invoqués par la tradition des commentaires : St-Paul (T : 29 occ./V : 8 occ.), David (27/1), Moïse (19/1), St-Augustin (17/3), Egypte (12/6), Juifs (13/0), St-Jean (11/1), Roi (10/1), Rois (9/1). Le plus curieux à constater est le remplacement fréquent de Jésus-Christ (39/12) par Christ (5/52) et surtout par Jésus (0/49), comme si cette appellation, qui sonne comme un prénom, rendait Le Seigneur moins roi et plus proche.

"Signe" aussi, que la disparition non de la faute mais de la prégnance de la loi et du mal. Jugeons-en d'après les profils suivants :
 

0 1 2 3 4 5 6 7 8 9-10
LOI                  
Trente 35 13 5 10 8 10 3 3 3 14
Vatican 14 1 0 5 4 17 8 5 1 13
PÉCHÉ                  
Trente 1 7 7 4 0 8 9 10 9 17
Vatican 3 4 1 1 0 7 4 2 2 6
PRÉCEPTE                  
Trente 1 7 11 20 4 11 2 2 11 8
Vatican 1 0 0 11 3 2 1 0 1 3
FAUT                  
Trente 2 5 15 6 7 3 6 17 15 7
Vatican 0 1 0 0 3 8 6 6 3 2
DEVONS                  
Trente 2 5 0 7 14 5 0 2 1 4
Vatican 0 4 1 0 1 1 0 1 0 0
ORDONNE                  
Trente 1 1 3 2 3 3 0 3 5 2
Vatican 0 1 0 0 1 0 0 0 0 0
CRIME                  
Trente 0 1 9 0 2 5 3 5 6 1
Vatican 0 0 1 0 0 2 0 0 0 0
MAL                  
Trente 1 3 3 0 0 10 2 1 12 4
Vatican 0 0 1 1 1 6 2 1 3 2
CHÂTIMENTS                  
Trente 2 7 1 1 1 1 3 2 1 0
Vatican 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0

Dans Vatican, la dichotomie du mal et du bien tend à s'atténuer. S'effondre, par exemple, l'usage des adjectifs formés sur mauvais (32/9) et sur bon (29/18), les maux (27/5) comme la bonté (20/6). Ce basculement semble se produire en faveur d'une morale définie en d'autres termes que les termes de tradition. Certains, d'emploi tout neuf ou presque, montent d'un coup aux hautes fréquences (à F >= 20). 
 

0 1 2 3 4 5 6 7 8 9-10
HOMME                  
Trente 4 4 3 6 3 11 3 1 7 1
Vatican 13 22 3 9 10 15 39 22 15 12
PERSONNE                  
Trente 2 4 4 0 0 4 2 5 8 1
Vatican 4 4 3 0 6 20 25 7 1 5
PERSONNES                  
Trente 0 1 2 0 2 1 2 4 6 0
Vatican 0 1 1 0 14 14 11 12 6 2
RESPECT                  
Trente 0 2 3 0 9 0 0 0 0 0
Vatican 0 5 7 2 18 17 6 12 9 2
JUSTICE                  
Trente 3 6 6 1 1 2 0 2 9 0
Vatican 2 2 2 0 5 4 2 26 13 2
HUMAIN(E)                  
Trente 1 5 2 0 0 1 0 1 0 0
Vatican 3 6 2 3 12 42 26 11 7 8
DIGNITÉ                  
Trente 1 4 0 1 2 1 1 1 0 0
Vatican 0 3 2 0 5 13 15 8 3 3
MORALE                  
Trente 0 0 0 3 0 0 0 0 0 0
Vatican 3 4 0 1 2 17 11 3 6 3
MORALEMENT                  
Trente 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0
Vatican 0 0 0 0 3 10 5 8 1 1
DROITS                  
Trente 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0
Vatican 1 0 0 1 10 12 4 9 3 0

Il serait, bien entendu, caricatural d'affirmer que le catéchisme de Trente ignorait les "droits" et que celui du Vatican ignore les "châtiments", et pourtant... On saisit bien, sur le vif lexical, des différences qui vont au-delà de l'aveu. Tout se passe statistiquement comme si l'Eglise avait redécouvert l'"humain", la "liberté", la "dignité", la "solidarité" et, mot d'ordre clé de Vatican, le "respect" des "droits de l'homme". La racine majeure est MORAL: cf. morale (3/50), moralement (0/28), morales (0/15), moral (0/15), moralité (0,8). L'Eglise suivrait-elle le Siècle? "Nous vivons dans une société où les termes religieux n'ont plus de sens, dit Eugen Drewermann.... Alors on va chercher des termes de la morale...". 

Le registre est, en fait, plus complexe. Tandis que l'on constate une parfaite stabilité fréquentielle des trois mots-pleins les plus fréquents du corpus (avec homme) : Dieu, Seigneur et amour, il se produit à leur côté la quasi disparition du "ciel" (mais non des "cieux"), des "anges", de la "divinité", de la "majesté", des "maux", du "malheur", de la "concupiscence" et des "ténèbres". Apparait, en revanche, tout un nouveau vocabulaire éthico-religieux. Parmi les termes de ce type aux fréquences les plus contrastées, mentionnons : chasteté (3/41), liberté (1/36), commun (5/35), communauté (0/27), grâce (4/22), alliance (1/25), spirituelle (4/16), communion (1/19), responsabilité (0/19), intégrité (1/17), beauté (2/14), envie (1/15), espérance (2/13), vocation (0/15), conscience (1/14), révélation (1/14), baptême (0/14), conception (0/14), exigences (0/14), fondamentaux (0/14), religieuse (0/14), tradition (2/12), mystère (1/12), scandale (0/13), adoration (1/11), existence (1/11), volontaire (0/12), proscrit (0/11), solidarité (0/11), appel (0/10), athéisme (0/10), pudeur (0/10), etc.

Au centre de ce vocabulaire renouvelé, où valeurs morales et religieuses se mêlent, un déplacement de pôle est perceptible dans le frémissement des fréquences. La liberté et la responsabilité tendent à prendre la place de la nécessité et de la culpabilité. Qu'on en juge d'après les distributions du tableau suivant :

Nécessité et culpabilité Liberté et responsabilité

nécessité : 10/8 liberté : 1/36

nécessaire(s) : 39/16 libre(s) : 6/11

nécessairement : 11/1 librement : 0/6

coupable : 22/4 responsabilité : 0/19

coupables : 18/6 responsable(s) : 0/17

Enfin, l'aspect le plus important de ce renouvellement lexical est le déferlement de la société civile. Le texte du Vatican se caractérise quantitativement par l'apport de nombreuses désignations des réalités modernes extérieures à l'Eglise. A F >= 10 on trouve, par exemple : société, sociétés, sociale, mariage, famille, familiale, époux, enfant, conjugal(e), travail, humain(e,s), économique, citoyens, politique, pouvoirs, propriété, pratiques, humanité, moral(es), civile, sexuelle, sexualité, publique, public(s), privée, procréation, information, éducation, êtres, activité, relations, relation, communication, développement, santé, sécurité... La société (4/39) fait irruption de tous bords. Les préoccupations de la guerre (3/16) et de la paix (5/26) se marquent davantage. Moins fréquents, mais totalement nouveaux, apparaissent des termes inouïs, tels avortement, contraception, drogue, euthanasie, grève, inceste, transplantation, ou des locutions inédites telles "vie sexuelle", "union libre", "régulation des naissances", "agir humain", "course aux armements" ou "responsabilité de l'Etat". Il n'est (presque) plus de termes et de problèmes tabous. Le Catéchisme fait face aux mots du Siècle.
 
 

L'Homme au singulier

Dans cette société si abondamment évoquée par Vatican, l'homme pourrait se perdre, anonyme, dissous dans la masse. Il n'en est rien. Bien au contraire, la société n'est que le cadre obligatoire et varié de l'action individuelle. L'homme est au service des autres, mais les autres ne doivent pas empiéter sur son intégrité (1/17). Tel est le caractère majeur de Vatican que nous livrent les comparaisons de chiffres. Le tutoiement généralisé dans les deux sens, le rapprochement du Christ, le passage du lemme homme(s) (318 occurrences au total) de sa réalisation plurielle (71/44) à sa réalisation au singulier (43/160), la multiplication des lexies terminées par le complément de nom de l'homme ou l'adjectif humain(e,s) (161 occ.), en particulier "droits de l'homme" et "dignité humaine", montrent qu'une bonne part des mutations de surface que nous venons de décrire convergent vers une observation de fond : "totalitaire" à partir du 13e siècle au dire de Simone Weil3, l'Eglise catholique met aujourdhui l'accent sur la singularité.

Singularité prise sous son triple aspect : d'une part l'égalité en dignité (11/52) de tout individu, l'Homme à majuscule initiale, imposant le respect (5/78) qui lui est dû; d'autre part la totalité des hommes vivant en communauté (0/27) et aspirant à la communion (1/19); enfin la particularité personnelle (1/9) de chacun (11/28) et de chaque (7/14) cas. Au delà de traditions d'expression inchangées transmises par "l'Eglise une, sainte, catholique et apostolique" (Notre Seigneur, la Très Sainte Vierge Marie, la Sainte Trinité, la divine Providence...) et en dépit du fait que le Décalogue structure à l'identique cette 3e partie du Catéchisme romain, on peut inférer au minimum, de la comparaison des fréquences entre 1923 et 1992, un déplacement important des effets d'insistance, comme si l'Eglise s'y donnait pour tâche non seulement de "garder le dépôt de la Foi" mais, au terme de six années passées en murissement, de neuf versions consécutives et de la consultation de tous les évêques, de rapprocher de l'individu un Dieu et une église devenus par trop dogmatiques. Aurait-elle compris, pour reprendre la question centrale d'Eugen Drewermann4, que la religion n'est pas faite pour Dieu mais pour les hommes?


LEXICOMETRICA (ISSN 1773-0570)
Coordinateurs de la rédaction : André Salem, Serge Fleury
Contacts:  lexicometrica@univ-paris3.fr
ILPGA, 19 rue des Bernardins, 75005 Paris France



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