Sylvie Mellet
C.N.R.S., Nice
ratione, mente, modo: ablatif et figement adverbia
Dans sa thèse Verborum ratio, P. Salat note, pour l'ablatif
singulier de ratio, des " traces de cliché " (type uera
ratione pour ueritate) et des emplois figés en voie de
grammaticalisation (type nulla ratione " aucunement ") ;
cette remarque est faite à partir du seul livre I du De rerum
natura de Lucrèce dans lequel il relève 40 ablatifs singuliers
pour 52 occurrences de ce lemme ; sur ces 40 emplois, 14 seulement auraient
un sens plein. Nous nous proposons, dans cet article, d'élargir
le champ d'application de la remarque faite par P. Salat afin d'en vérifier
la validité ou d'en nuancer la portée ; d'une part, nous
étendrons le corpus à l'ensemble du De natura rerum,
puis à d'autres auteurs afin d'ébaucher des comparaisons
synchroniques et diachroniques, d'autre part nous mettrons en parallèle
le comportement de ratione avec celui d'autres termes présentant
les mêmes tendances, notamment modo et mente.
1. Ratione chez lucrèce.
1.1. Ablatif et figement adverbial : sur l'ensemble du De
rerum natura, on dénombre 141 ablatifs singuliers de ratio
pour 216 occurrences du lemme tous cas confondus, soit une proportion de
65,3%. Ce pourcentage est assurément remarquable : diverses études
ont en effet montré qu'en latin classique la proportion, dans un
texte, des substantifs à l'ablatif tournait en général
aux alentours de 25% et nos propres calculs nous donnent la proportion
de 16,8 % chez Lucrèce. Il y a donc là un premier motif de
réflexion intéressant, mais qu'il faut préciser :
ratio est-il le seul mot du texte à se comporter ainsi ?
Trouve-t-on d'autres pourcentages encore plus élevés et si
oui, sur quels mots ?
Pour répondre à ces questions, nous avons donc classé
les substantifs du De rerum natura en fonction de la proportion
d'ablatifs singuliers qu'ils offraient. Le tableau ci-dessous résume
les données chiffrées de la manière suivante : on
lit dans la première colonne le total des occurrences du lemme dans
le texte (N), dans la seconde le nombre absolu d'ablatifs singuliers (A)
et, entre parenthèses, le pourcentage d'occurrences que ce nombre
représente, dans la troisième colonne l'effectif théoriquement
attendu si le lemme offrait, comme la moyenne du texte, 16,8% d'ablatifs
singuliers (c), dans la quatrième colonne l'écart entre l'effectif
ainsi calculé et l'effectif réellement observé (E
= A - c) et enfin, dans la cinquième, cet écart est rapporté
à l'effectif total des occurrences du lemme (E/N) :
|
N |
A |
c |
E |
E/N |
Pactum |
33 |
33 (100%) |
5,54 |
27,46 |
0,83 |
Tempus |
145 |
103 (71%) |
24,36 |
78,64 |
0,76 |
Ratio |
216 |
141 (65,3%) |
36,29 |
104,71 |
0,74 |
Lux |
39 |
21 (53,8%) |
6,55 |
14,45 |
0,69 |
Principium |
82 |
36 (43,9%) |
13,78 |
22,22 |
0,62 |
Lumen |
106 |
35 (33%) |
17,81 |
17,19 |
0,49 |
Modus |
50 |
16 (32%) |
8,4 |
7,6 |
0,48 |
Causa |
60 |
19 (31,6%) |
10,08 |
8,92 |
0,47 |
Mors |
57 |
16(28,1%) |
9,58 |
6,42 |
0,40 |
L'examen de cette liste nous paraît instructif :
d'une part elle comporte des mots qu'on ne saurait rapprocher de ratio,
tels tempus, lux, lumen et mors ; ces quatre
lexèmes ont un sens plein dans tous leurs emplois, sens qui n'offre
aucune parenté avec celui de ratio ; leur polysémie
est réduite et ils ne présentent aucune trace de figement.
Ainsi, même tempus, qu'on pourrait soupçonner de jouer
pour les compléments de temps un rôle comparable à
celui joué par ratio pour les compléments de manière,
entre dans des syntagmes suffisamment variés pour qu'il soit difficile
d'envisager une quelconque ébauche de grammaticalisation sur des
tours figés ; à titre d'exemple, le livre I offre 22 occurrences
de tempore, parmi lesquelles 4 seulement sont reprises deux fois
chacune (tempore in omni, v. 26 / in omni tempore, v. 337
; in tempore quoque, v. 320 / quoque (...) in tempore, v.
327 ; ex infinito iam tempore, v. 550 et 991 ; in tempore,
v. 351 et 1037). Mais on relève aussi tempore fausto (805)
" à l’époque favorable ", relicuo tempore (560) "
dans le temps qui reste à courir ", tempore iniquo (41) "
en ces temps d’injustice ", etc. Tempus désigne selon les
cas un instant, une durée, une époque. On retiendra donc
de la présence de ces quatre termes dans la liste établie
qu'une forte proportion d'ablatifs singuliers ne constitue pas un indice
suffisant pour conclure au figement adverbial d'un substantif.
D'autre part, la liste offre quatre autres lexèmes
qui ont une parenté évidente avec ratio : pactum,
modus, principium et causa sont tous partiellement
synonymes de ratio, les deux derniers avec le sens plein de " principe
premier, cause ", les deux premiers avec le sens plus faible de " manière,
façon ". Examinons chacun d'eux plus en détail :
Principium se rencontre une fois à l'ablatif
avec le sens de " principe fondateur ", en I, 573 : nam funditus omnis
/ principio fundamenti natura carebit " car la nature entière
sera privée de son assise initiale ". Mais toutes les autres formes
d'ablatif singulier constituent un emploi quasi adverbial à sens
temporel et signifient " tout d’abord, en premier lieu " ; le figement
y est très clair, beaucoup plus net en tous cas que pour tempore.
Causa fournit aussi une occurrence d'ablatif à
sens plein, dans un syntagme original en III, 429 : et a tenui causa
magis icta mouetur " et elle se meut sous l’impulsion de chocs bien
plus légers ". Mais, de nouveau, on observe une large majorité
d'emplois figés : dans 9 occurrences sur 19, causa est devenu
l'équivalent d'une postposition précédée d'un
génitif et exprimant l'intérêt plutôt que la
cause ; ce tour est bien connu des grammaires et des dictionnaires et il
faut lui adjoindre deux occurrences avec adjectif possessif (sua causa
" dans leur propre intérêt " en IV, 1274 et nostra causa
" dans notre intérêt " en V, 167). Les 8 occurrences restantes
se répartissent en syntagmes peu variés, avec forte prédominance
d'une détermination par adjectif indéfini, interrogatif ou
démonstratif du type hac de causa, qua de causa, ea
causa, quacumque e causa.
Pacto est à coup sûr totalement figé
en adverbe : l'emploi exclusif de la forme d'ablatif le prouve, ainsi que
le type de syntagmes dans lequel il entre régulièrement :
on relève 20 quo pacto, 3 hoc etiam pacto, 3 nullo
pacto et 2 ullo pacto, 2 alio pacto, 2 tali pacto
et 1 eodem pacto. A l'évidence, pacto n'est ici que
le support nominal de l'ablatif de manière dans un syntagme où
le déterminant porte l'essentiel du signifié sémantique.
Enfin, modus présente une nette tendance
au même type d'emplois, tout en conservant une plus grande diversité
: sur 16 occurrences de l'ablatif modo, 2 seulement ont le sens
plein de " mesure " en association à fine (I, 964 et II,
92) ; toutes les autres occurrences ont le sens de " manière, façon
", l'une dans un syntagme original (uitali modo en II, 941),
le reste avec des indéfinis, interrogatifs ou démonstratifs
(on compte notamment 7 quo(ue) modo au sens de " comment
").
Contrairement à ce qu'on avait observé pour
la série tempus, lux, lumen et mors,
l'ablatif singulier semble bien être ici un élément
du figement de certains syntagmes circonstanciels en locutions quasi adverbiales
; ce figement se caractérise en outre par :
1. la désémantisation partielle du substantif
;
2. la plus grande fréquence de ce sens faible à
l'ablatif qu'aux autres cas ;
3. l'association régulière de la forme aux
mêmes adjectifs
4. et notamment aux indéfinis, interrogatifs et
démonstratifs, que nous appellerons désormais pour simplifier
déterminants ;
5. le figement dans l'ordre des mots et leur éventuelle
soudure graphique, signe que l'expression a perdu son caractère
de compositionalité (cf. quomodo, GEN. + causa).
Il existe donc deux séries parmi les substantifs
offrant une forte proportion d'ablatifs singuliers ; dans quelle catégorie
se situe ratio chez Lucrèce ?
1.2. Etude des syntagmes construits autour de ratione
: quels types d'adjectifs et de déterminants
accompagnent ratione ? Comment se répartissent-ils ?
à l'ablatif singulier :
nb. d'occurrences formes qualificatives
1 Æ , uetusta,
peruersa, caeca, naturali, facili, sua,
duplici, utraque, parili
2 sagaci, uaria, finita, falsa,
ea
3 animi, hac, eadem
4 quanam, tali, ulla, celeri
5 pari, certa
8 aliqua
10 qua
11 nulla
13 uera
19 alia
25 (ad-/con-)simili
Total 141
aux autres cas :
nb. d'occurrences formes qualificatives
1 tua, certa, sola, simplex,
dissimilis, nulla, omnis, qua, praua,
scruposa, humana, consanguinea
2 ea, eadem
3 nostra, ipsa, falsa
4 haec, quae
5 uera
40 Æ
Total 78
Le fait le plus frappant dans ces tableaux concerne la
qualification Æ : attestée
une seule fois à l'ablatif singulier, elle est de loin l'occurrence
la plus fréquente aux autres cas (40/75) : alors que généralement
ratio a un sens plein qui lui donne une autonomie sémantique
et lui permet de ne pas être nécessairement qualifié,
cette autonomie semble disparaître à l'ablatif singulier ;
ce sont les critères 1 et 2 relevés à la fin du paragraphe
précédent qui sont ici vérifiés. On avancera
l'hypothèse que ratione, prenant le sens de " manière,
façon ", devient le simple support nominal d'un syntagme dans lequel
son sémantisme lexical est redondant avec le signifié casuel
de l'ablatif : ce substantif n'est donc plus qu'une simple béquille
syntaxique pour un adjectif qui fournit l'essentiel de l'apport sémantique.
Qu'en est-il de la variété de cette détermination
adjectivale ? Pour 141 occurrences de la forme ratione, on dénombre
30 qualifications différentes ; pour les 75 occurrences de ratio
employées à un autre cas que l'ablatif singulier on compte
21 qualifications différentes. Si l'on exclut la qualification Ý,
l'opposition des comportements devient encore plus nette : on obtient 29
adjectifs différents pour 140 occurrences de l'ablatif singulier
et 20 adjectifs différents pour 35 occurrences d'autres formes casuelles.
L'ablatif a donc une tendance nette au stéréotype. Néanmoins,
on utilisera avec prudence cette notion de " formule stéréotypée
". D'une part, en effet, elle n'est pas propre à l'ablatif singulier
et ne suffit donc pas à caractériser un figement de type
adverbial ; ainsi, sur 17 accusatifs singuliers, 9 apparaissent dans la
locution rationem reddere ; outre l'existence de locutions de ce
type, communes dans la langue et enregistrées par les dictionnaires,
on relève aussi des formules récurrentes propres à
Lucrèce, par ex. sed naturae species ratioque qui apparaît
en I, 148, II, 61, III, 93, VI, 41. Ce phénomène n'a rien
d'étonnant dans une oeuvre de cette ampleur où les mêmes
thèmes reviennent régulièrement et où les impératifs
de l'hexamètre dactylique incitent à recourir à des
formules métriques commodes pour achever tel ou tel vers. Notons
aussi que l'expression uera ratione, donnée en modèle
par P. Salat, se rencontre également au nominatif et à l'accusatif.
D'autre part, nous verrons dans le paragraphe suivant que le caractère
stéréotypé d'une expression n'est pas automatiquement
lié à l'affaiblissement sémantique du substantif qui
la constitue.
Qu'en est-il enfin de la proportion des déterminants
dans la qualification de ratione (critère 4) ? Il y en a
65 pour 140 qualificatifs, aux autres cas il y en a 18 pour 38 ; le recours
au test de Pearson montre que les effectifs théoriques seraient
respectivement de 65,28 et 17,72 et que l'écart ainsi observé
n'a pratiquement aucune chance d'être significatif (c2
< 0,01 pour n = 1). Le critère 4 que nous avions dégagé
n'est donc pas vérifié.
1.3. Sens plein et sens faible : Ratio,
on le sait, est extrêmement polysémique ; pour les seuls emplois
à l'ablatif singulier on relève chez Lucrèce les sens
suivants :
- " doctrine " (I, 59 ou V, 119)
- " raisonnement " (IV, 833)
- " hypothèse " (I, 665 ou V, 643)
- " principe organisateur, principe premier " (I, 54)
- " raison, rationalité, sagesse " (IV, 10 ou V,
160)
- " plan, méthode " (II, 710)
- " manière, façon " (I, 108 ou IV, 773)
On appellera sens faible le dernier sens de la liste pour
l'opposer aux sens plus techniques et plus précis qui précèdent.
P. Salat prétend que, dans le livre I du De rerum natura,
" sur les 40 emplois de ratione, 14 fois seulement le mot a un sens
plein ou relativement plein " (p. 276). Il nous paraît difficile
d'établir une distribution aussi nette sur l'ensemble de l'œuvre
et d'arriver à une conclusion aussi affirmative. On entre là,
en effet, dans un domaine où la subjectivité pèse
lourdement sur les décisions à prendre et où les relevés
automatiques ne nous sont d'aucun secours.
1.3.1 L'influence de la traduction : il faut d'abord se
méfier de certaines traductions qui, faisant disparaître le
substantif, donnent à penser que celui-ci a un signifié quasi
nul alors qu'une interprétation avec sens plein est aussi tout à
fait possible ; en voici quelques exemples :
Omnia quae naturali ratione geruntur,
et quibus e fiant causis apparet origo (VI, 760-1)
" Tous ces phénomènes n’ont rien que de
naturel, et les causes qui les font naître apparaissent sans peine
".
Ces deux vers concluent un passage consacré aux Avernes,
c'est-à-dire aux différents lieux funestes aux oiseaux, qui
meurent dès qu'ils les survolent. Lucrèce évoque les
vapeurs sulfureuses et autres émanations qui s'en dégagent
et oppose cette explication naturelle aux légendes faisant intervenir
les dieux infernaux. Dans un tel contexte et ainsi accompagné de
causis et origo, il nous semble que ratione garde
ici un sens plein, combinant la notion de cause (facteur déclenchant
du phénomène) et celle de processus logique. Une lecture
rapide de la traduction pourrait occulter la richesse de ce signifié.
Quelques vers plus loin, les explications faisant appel
à l'intervention des Mânes sont opposées à la
logique rationnelle :
Quod procul a uera quam sit ratione repulsum
percipe (VI, 767-8)
" Apprends combien ces fables sont éloignées
de la vérité ".
Plus que de vérité, il s'agit ici de méthodes
d'analyse face aux faits étonnants, de raisonnements vrais et justes
(opposés à la falsa ratio), de modes d'appréhension
rationnels du réel. Là encore la traduction nous semble gommer
la richesse sémantique du terme latin et la portée didactique
de la remarque.
Les incertitudes les plus grandes sur la " plénitude
" du sens à attribuer à ratione surgissent face aux
expressions simili ratione, ratione pari et ratione alia
; le plus souvent traduites par " de même, pareillement " et " autrement
", elles sont pourtant susceptibles d'être créditées
d'un sens plus précis, par ex. " pour la même raison " (en
IV, 163, surtout si l'on veut éviter le pléonasme avec item),
" par la même cause " (IV, 754), " dans la même hypothèse
" (V, 643), " en vertu du même raisonnement " (III, 282 : l'expression
porte sur necesse est, II, 1084 : elle porte sur fatendum est)
ou, pour alia ratione, " pour quelque autre motif " (IV, 593), "
dans une autre hypothèse " (I, 665 ou II, 349).
Pourtant, il faut le reconnaître, ces expressions
contribuent grandement à créer l'impression d'un figement
de certains emplois de ratione : par leur fréquence d'abord,
car si l'on ajoute les synonymes (adsimili, consimili, simili,
pari, parili, eadem, tali) et l'antonyme alia,
on obtient 57 occurrences sur les 141 ratione relevés (40,4%)
; par leur place et leur fonction ensuite : très généralement
en tête de phrase et introduisant un nouveau développement
de l'argumentation, elles font office de mots de liaison : leur rôle
argumentatif se double d'un rôle de cohésion textuelle, ce
qui facilite sans doute une assimilation à la grande catégorie
- aux contours assez flous - des adverbes et particules qui assument le
même type de fonction dans le discours.
1.3.2 Le type celeri ratione : ce type d'expression
illustre très exactement le cas où ratione semble
n'être qu'un support nominal, redondant avec le signifié casuel
de l'ablatif de manière et où l'essentiel du sémantisme
est porté par la détermination adjectivale. Ce mode de figement
se développera ultérieurement, non pas avec ratione,
mais avec mente, donnant naissance aux adverbes en -ment(e)
des langues romanes avec la fortune que l'on sait. Y a-t-il ici une ébauche
du même figement et de la même grammaticalisation ? L'exemple
mis en exergue de ce paragraphe pourrait le faire penser :
- Scilicet haec summe celeri ratione geruntur (IV,
254)
" Sans doute toutes ces actions s’accomplissent-elles
avec une prodigieuse rapidité ".
- Nil adeo fieri celeri ratione uidetur
quam sibi mens fieri proponit et incohat ipsa (III,
182-3)
" Il n’est rien, de toute évidence, qui s’accomplisse
avec la rapidité avec laquelle l’esprit propose un acte et en commence
l’exécution ".
De la même façon, les syntagmes uaria ratione
(I, 341 et V, 792) et caeca ratione (VI, 67) paraissent être
les équivalents plus étoffés et peut-être plus
maniables des adverbes uarie et temere.
Mais, on le voit, les occurrences de ce type sont peu
nombreuses. Par ailleurs, elles coexistent avec des syntagmes comparables
dans lesquels ratione garde un sens plein : ainsi, si finita
ratione, en II, 480, signifie " de manière finie ", en II, 519
la même expression signifie " dans une mesure limitée " ;
si pour certa ratione en II, 94, l'interprétation " de manière
irréfutable " peut concurrencer " par un raisonnement irréfutable
", seule une traduction du type " selon un plan défini " est admissible
en II, 710 et en V, 1439. L'emploi étudié est donc si limité
qu'on ne peut y voir qu'une ébauche, une potentialité qui
n'a guère été exploitée et dont l'évolution
diachronique prouve qu'elle a été abandonnée au profit
de l'ablatif mente.
1.3.3 Reste les occurrences où ratione est
associé à un déterminant (interrogatif, indéfini,
démonstratif) : on a déjà noté que leur fréquence
n'était pas particulièrement élevée à
l'ablatif. Néanmoins, ces occurrences contribuent aussi à
donner l'impression de figement qu'on ressent plus ou moins face à
cet ablatif. En effet le substantif y est généralement vidé
de son sens et l'on observe de larges synonymies avec d'autres locutions
dont le figement adverbial est plus avancé. On comparera ainsi :
- hac igitur ratione (par ex. en VI, 575) " voilà
pourquoi " avec hoc etiam pacto (VI, 173) et quo pacto (VI,
1054) ;
- hac ratione fit ut (VI, 866) " c’est pourquoi
aussi il arrive que " avec hac etiam de causa (VI, 204) ;
- qua ratione ? (VI, 404), quanam ratione ?
(V, 90) " comment, pourquoi ? " avec quo pacto ? (VI, 239) et quo
modo ? (I, 158) ;
- nulla ratione (posse) (I, 335) " ne pouvoir
en aucune façon " avec nullo pacto (posse) (I, 1035)
;
Mais là encore, aucun jugement tranché et
définitif n'est possible : nulla ratione apparaît deux
fois dans l'expression non ab nulla ratione uidetur " ... ne semble
pas absurde ", où ratione retrouve son sens de " logique,
rationalité ".
1.4. Conclusion : au total, on retiendra un faisceau
de tendances avec quelques indices convergents, mais toujours contrebalancés
par des exemples contraires. Certes, la proportion d'ablatifs singuliers
est particulièrement élevée pour ce lexème
; mais ce n'est pas un critère suffisant pour parler de figement
si l'on observe qu'il en va de même pour tempus ou lux
qui ne présentent, eux, aucune trace d'emploi figé. Il est
vrai aussi que presque tous ces ablatifs appellent une qualification adjectivale,
alors qu'aux autres cas plus de la moitié des occurrences sont sans
adjectifs : mais n'est-ce pas une tendance générale des compléments
de manière ? Il y aurait là une étude plus vaste à
mener. Par ailleurs, on doit constater que la présence des déterminants
n'est pas plus grande avec ratione qu'avec les autres formes du
paradigme ; en revanche, la variété adjectivale est nettement
plus faible à l'ablatif singulier et elle s'accompagne, dans environ
50% des cas, d'un net affaiblissement sémantique du substantif.
Il nous semble toutefois qu'un facteur d'interprétation
sûr est fourni par la synonymie très large qu'on observe entre
certains syntagmes contenant ratione et d'autres expressions devenues
proches d'une locution adverbiale. Ces synonymies seraient l'indice le
plus clair d'une ébauche de figement qui ne semble pas avoir été
menée à son terme. S'agit-il là d'une tendance propre
à Lucrèce ou d'une étape de la langue classique à
laquelle l'évolution diachronique n'a pas donné suite ?
2. Ratione, mente, modo chez différents
auteurs.
2.1. Chez deux contemporains de Lucrèce : Cicéron
et César.
2.1.1 Voyons d'abord comment se répartissent les
formes casuelles pour chacun de ces trois lemmes ; le tableau ci-dessous
donne la proportion des ablatifs singuliers par rapport aux autres formes
casuelles, d'une part en nombres absolus (nb. abs.), d'autre part en pourcentage
(%) :
Ratione Modo Mente
nb.abs. % nb.abs. % nb.abs. %
Cic. 18/60 30 36/50 72 10/36 27,8
Cés. 23/60 38,3 7/19 36,8 3/11 27,3
B. Afr. 6/11 54,5 7/11 63,6 1/3 33,3
On constate aisément que la proportion des ablatifs
singuliers par rapport aux autres formes casuelles est conforme à
la moyenne pour mens, alors qu'elle est nettement plus élevée
pour ratio et modus. Il s'agit là d'un premier indice
que va confirmer l'étude détaillée des syntagmes dans
lesquels entrent ces ablatifs.
2.1.2 Les emplois de mente ne présentent
aucune trace de figement : pas de tours stéréotypés,
pas d'affaiblissement sémantique. Citons à titre d'exemples
:
- (...) totus et mente et animo in bellum Treuerorum
et Ambiorigis insistit (Cés., B.G. VI, 5, 1)
" Il se donne tout entier à la guerre des Trévires
et d’Ambiorix ".
- (...) eos hac mente et conatu uenisse ut (...) (B.
Afr. 19, 2)
" ... et qu’ils étaient venus avec la ferme intention
de ... ".
- Omnes ordines (...) mente, uoluntate, uoce consentiunt
(Cic., Cat. IV, 18)
" Tous les ordres n’ont qu’une âme, qu’une volonté,
qu’une voix ".
- tam mente captus (ibid. III, 21)
" si peu sain d’esprit ".
2.1.3 Au contraire, modus est à l'évidence
en voie de figement adverbial ; mais il faut à ce propos noter une
différence remarquable entre César et Cicéron. Le
premier offre deux types de locutions : celles qui sont à l'ablatif
(7 occurrences) sont concurrencées par celles qui sont constituées
d'un accusatif prépositionnel (7 occurrences aussi) dont les formes
sont assez variées ; citons par ex. mirum in modum (I, 41,
1) ou in seruilem modum (VI, 19, 3) ; de même, dans la Guerre
d'Afrique compte-t-on 3 tours prépositionnels à l'accusatif
à côté de 7 ablatifs singuliers (31, 7 ; 50, 1 ; 70,
3). En revanche, l'échantillon choisi des textes cicéroniens,
bien que fournissant beaucoup plus d'occurrences de modus, ne comprend
que la locution quem ad modum comme tour prépositionnel à
l'ablatif.
La détermination adjectivale de la forme d'ablatif
singulier, ainsi que son insertion syntaxique dans la phrase, sont typiques
et révélatrices de son figement : ainsi les 6 occurrences
des Catilinaires se répartissent en 1 quodam modo
(I, 18) et 5 (n)ullo modo (I, 19 ; II, 17, 18 et 28 ; IV,
10), cette dernière expression accompagnant toujours le verbe posse.
Chez César, on compte également 1 nullo modo complétant
la forme poterant (B.G. VI, 12, 7), 1 hoc modo (B.C.
I, 46, 1) et 4 tali modo, tous quatre en tête de phrase, voire
de paragraphe (tali modo uastatis regionibus : B.G. II, 44,
1 ; tali modo accusatus : B.G VII, 20, 3 ; tali modore gesta
: B.G VIII, 20, 1 ; tali dum pugnatur modo : B.C. I,
46, 1)). De la même façon, on relève dans la Guerre
d'Afrique 3 hoc modo en tête de phrase (27, 1 ; 59, 1
; 60, 1), 2 nullo modo (72, 1 ; 83, 1) portant sur le verbe posse,
1 eodem modo (18, 4) et 1 quonam modo (72, 2).
Toutes ces occurrences de modo sont donc accompagnées
de ce qu'on a appelé, pour simplifier, un déterminant. Pour
un autre type de qualification, César recourt à la construction
en in + accusatif (mirum in modum I, 41, 1 et in seruilem
modum VI, 19, 3).
L'ablatif modo est donc, en latin classique, en
voie de figement adverbial.
2.1.4 En comparaison, les emplois de ratione paraissent
plus variés. Le mot peut garder un sens fort, y compris avec un
déterminant comme eadem :
- a recta ratione (Cic., Tusc. V, 90)
" loin de la droite raison "
- eadem ratione (...) litterae (Cic., Cat.
III, 11)
" une lettre de même inspiration "
- (...) magis ratione et consilio quam uirtute uicisse
(Cés., B.G. I, 40, 8)
" ... qu’ils avaient vaincu davantage grâce à
l’habile tactique (de leur chef) que grâce à leur valeur "
- non sine ratione (B. Afr. 58, 4)
" non sans raison "
Pourtant la récurrence des mêmes syntagmes,
avec déterminant et sens affaibli de ratio, ne peut passer
inaperçue ; on relève :
chez Cicéron :
quacumque ratione " par quelque moyen que ce soit
" 2 occ.
aliqua ratione " de quelque façon " 2 occ.
(n)ulla ratione " nullement " 2 occ.
alia ratione (ac) " différemment
" 2 occ.
eadem ratione " de même " 2 occ.
omni ratione " par tous les moyens " 1 occ.
qua ratione " comment " 1 occ.
hac ratione (ut) " de façon que "
1 occ.
chez César :
omni ratione " par tous les moyens " 2 occ.
qua ratione " comment " 2 occ.
(n)ulla ratione " nullement " 2 occ.
eadem ratione (qua) " de même (que)
" 2 occ.
simili ratione (ac) " de même (que)
" 2 occ.
longe ratione alia atque " tout autrement que "
2 occ.
B. Afr. et B.G. VIII :
eadem ratione (qua) " comme " 2 occ.
aliqua ratione " par quelque moyen " 1 occ.
nulla ratione " nullement " 1 occ.
hac ratione (ut) " ainsi, de façon
que " 1 occ.
tali ratione " de même " 1 occ.
On le voit, ces expressions répondent aux quatre
premiers critères que nous avons définis au § 1.1 ;
l'ordre des mots est stable pour toutes les expressions à deux termes,
ce qui n'est guère significatif en latin ; on observe en revanche
une variation sur la dernière expression citée pour César
(longe ratione alia en VII, 14, 2 et longe alia ratione en
III, 28, 1).
Une fois encore on soulignera la synonymie presque parfaite
entre certaines de ces locutions et d'autres tours figés tels que
tali modo par ex. en B.C. I, 80, 1, nullo modo [posse]
en B.G. VI, 12, 7 ou Cat. II, 18, quomodo en Caec.
37, hoc modo en B.C. I, 46, 1. Cette synonymie contribue
largement à faire entrer ratione dans un paradigme d'ablatifs
singuliers en voie d'adverbialisation, alors même que ses emplois
autonomes avec sens plein demeurent fréquents dans la langue classique.
2.2. Chez Virgile, Enéide I - VI.
Nous avons voulu voir si la composition en hexamètres
dactyliques favorisait, chez Virgile aussi, le retour régulier des
mêmes syntagmes dans le vers et, particulièrement, la récurrence
des expressions en voie de figement que nous étudions. Or cette
recherche a été infructueuse : dans le texte examiné
Virgile n'emploie que deux fois le mot ratio, une fois dans le syntagme
qua ratione " comment " (IV, 115) pour introduire une interrogation
indirecte et une fois au génitif, avec le sens de " raison logique
" (II, 314).
Mens ne présente aucune trace de figement
: sur les 37 occurrences de ce mot, 8 seulement sont à l'ablatif
singulier, avec un sens plein (" esprit, pensée, intention ") et
sur ces 8 occurrences, 4 ne comportent ni adjectif qualificatif, ni déterminant
; seul le groupe simulata mente en IV, 105 peut donner lieu à
une interprétation affaiblie de mente (" de manière
feinte, sans franchise ").
Enfin, même modus, dont le figement à
l'ablatif singulier est avéré et fréquent à
l'époque classique, est peu représenté ici : 8 occurrences
du lemme, dont 3 quo ... modo pour l'ablatif singulier.
Dans les six premiers livres de l'Enéide
les expressions figées qua ratione et quo modo sont
donc attestées, mais peu utilisées.
2.3. Chez Tacite (Annales XI - XVI) et Pétrone
(le Satyricon).
Voyons, pour terminer, si un sondage chez Tacite et Pétrone
permet de déceler une évolution diachronique dans les faits
étudiés. Nous présentons de la même façon
qu'en 2.1 la répartition des trois ablatifs singuliers ratione,
modo et mente :
Ratione Modo Mente
nb.abs. % nb.abs. % nb.abs. %
Tac. 1/11 9,99 14/50 28 1/12 8,33
Pétr. 8/16 50 2/3 66,6 2/22 9,99
Ces données chiffrées appellent plusieurs
remarques : la première est que l'évolution conduisant au
figement de mente n'a toujours pas commencé ; non seulement
en effet les occurrences de cet ablatif sont en nombre très réduit,
mais encore elles offrent toutes les trois un sens plein du substantif
:
- mente turbida (Ann. XVI, 1, 1)
" (homme) à l’esprit dérangé "
- etiam dormire uobis in mente est ? (Pétr.
21, 7)
" Vous songez encore à dormir ? "
- iurat per deos deasque se (...) nec ullum dolum malum
consilio adhibuisse, sed mente simplicissima et uera fide in nauigium comites
induxisse (Pétr. 101, 3)
" Il jure par tous les dieux que ce n’est pas par ruse
et malice qu’il a donné ce conseil, mais que c’est en toute innocence
et loyauté qu’il nous a embarqués avec lui sur ce bateau
" (encadré de dolum et fide, mente garde certainement
le sens d’" intention " qui lui est fréquemment attaché).
Si les textes de Tacite et de Pétrone convergent sur
l'usage de mente, ils divergent en revanche beaucoup sur celui de
ratione et de modo. Pour ce dernier, les occurrences du Satyricon
sont trop peu nombreuses pour mériter un commentaire. Elles sont
au contraire fort abondantes chez Tacite, où, comme chez César,
on observe plusieurs types de figements : à côté de
quo(nam) modo et quoquo modo (respectivement
8 et 3 occurrences), on relève le syntagme bien connu eius modi
(4 occ.) et, surtout, l'accusatif prépositionnel in modum
+ adjectif ou génitif (22 occ.) :
- dracones in modum custodum (XI, 11, 3)
" des dragons en guise de gardiens "
- in hunc modum locutus est (XII, 36, 3)
" il s’exprima de cette manière "
- ludicrum in modum (XIV, 14, 1)
" comme au théâtre "
Au total, donc, 37 emplois figés sur 50 occurrences
du lemme. Modus confirme chez Tacite sa tendance à être
employé dans des locutions grammaticalisées ; et, de même
que nous avions pu distinguer chez Lucrèce le type celeri ratione
et le type qua ratione, on différenciera ici les locutions
avec déterminant d'une part, qui regroupent quo modo et eius
modi, et d'autre part les locutions dans lesquelles entrent un adjectif
qualificatif, sur le modèle ludicrum in modum.
En revanche, cette tendance au figement ne se retrouve
pas pour ratio : un seul ablatif singulier dans les six livres des
Annales étudiés, et encore n'a-t-il rien à
voir avec le processus qui nous occupe :
- (...) ratione, consilio, praeceptis pueritiam,
dein iuuentam meam fauisti (XIV, 55, 3)
" Ta pensée, ton jugement, tes préceptes
ont entouré mon enfance, puis ma jeunesse de sollicitude "
On ne trouve donc dans le texte de Tacite qui nous sert d'échantillon
aucune trace des tendances décelées chez Lucrèce et
confirmées par César et surtout Cicéron. Est-ce dû
à un choix personnel de Tacite ou à une évolution
diachronique ? Un rapide regard sur les données de Pétrone
prouve que cette dernière hypothèse ne peut être retenue
; on note en effet dans le Satyricon différents indices caractéristiques
:
- forte proportion d'ablatifs singuliers (la moitié
des occurrences du lemme) ;
- désémantisation du terme dans 7 des 8
occurrences à l'ablatif singulier, alors qu'aux autres cas on relève
les sens de " comptes " (30, 1 ou 115, 15), " force, principe actif " (115,
17), " logique " (82, 6) ou " plan " (85, 1) ;
- emploi avec des déterminants, dans des locutions
synonymes d'autres locutions figées et quasi adverbiales : qua
ratione (112, 8) qu'on pourrait remplacer par quo modo, eadem
ratione ... qua (9, 10) proche de eodem pacto quo ;
- emploi avec un adjectif qualificatif comme simple support
substantival du signifié casuel de manière : facetissima
ratione (104, 3) " de la façon la plus spirituelle " (cf. aussi
72, 9 ; 102, 15 ; 120, v. 59) ;
Ratione connaît donc encore chez Pétrone
les mêmes emplois qu'à l'époque classique : on y relève
les mêmes caractéristiques syntaxiques et sémantiques
qui, sans fournir la preuve absolue d'un figement adverbial, constituent
cependant un faisceau d'indices convergents et révèlent une
tendance à être employé dans des locutions stéréotypées
exprimant des circonstanciels de manière. Cette tendance est donc
durable, puisqu'elle se maintient de l'époque classique jusqu'à
la fin du Ier siècle p.C., mais elle n'est pas représentée
aussi fermement chez tous les auteurs et, en tout état de cause,
elle est beaucoup moins nette pour ratione que pour d'autres mots
qui lui sont partiellement synonymes, notamment à la même
époque pacto et modo. Une autre recherche, à
faire dans une perspective plus diachronique et donc avec un corpus plus
large, devrait permettre d'établir les conditions exactes dans lesquelles
mente s'est ensuite imposé.
N.B. : Ce texte a d’abord été
publié dans la Revue Informatique et Statistique dans les Sciences
humaines, Liège, n°28, 1992.
|