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Pierre Achard

Registre discursif et énonciation : induction des marques de personne

RESUME

Comment mener une comparaison entre les formes du nationalisme dans des univers discursifs et linguistiques différents ? Une confrontation trop directe basée sur une simple compréhension transparente des positions avancées par les acteurs risquerait de masquer les écarts de leurs positions indexicales respectives. Cela reviendrait à négliger le fait que la notion apparemment commune de nation se construit localement dans des formations discursives différentes. De plus, si diverses méthodes de lexicométrie contrastive permettent de comparer – au moins en première approximation – des discours tenus dans une même langue, ces méthodes sont inopérantes pour comparer des discours homologues tenus dans des langues différentes. Ce que je présenterai ici est donc un essai de description du fonctionnement d’un discours politique en langue russe, situé à un niveau suffisamment abstrait pour qu’il puisse être comparé à des discours tenus en d’autres langues. La comparaison ne sera cependant pas conduite à son terme, le travail homologue n’ayant pas été mené sur le discours parlementaire français. 

La notion de nation ne sera pas traitée directement, on se contentera ici de situer le type de dynamique du NOUS politique dans le cadre duquel elle est amenée à fonctionner 1. La notion de nation et le NOUS politique sont à l’évidence en étroite relation 2. Diverses difficultés pour la constitution d’un corpus pertinent nous ont conduit à tenter un travail exploratoire à partir d’un corpus disponible.

Nous allons donc examiner la constitution de l’énonciation politique, par l’analyse d’un corpus assez volumineux 3. Si à certains égards, le choix de ce corpus peut paraître loin de l’idéal pour la présente recherche, la difficulté de saisie de corpus en langue russe, et peut-être aussi son "inadéquation" elle-même sont de bons arguments pour l’examiner de près : l’ordre du jour des débats ne portait nullement sur la question des nationalités, ce qui peut rendre la recherche plus ardue, mais l’ampleur du texte disponible (135.800 mots) et son caractère de texte politique "ordinaire" garantissent en quelque sorte la solidité des caractéristiques que nous aurons pu en dégager.
 
 

I. LE CORPUS

L’année 1989, on s’en souvient, se terminera par la chute du mur de Berlin. Elle commence, au printemps, par la première session du Congrès des députés du Peuple de l’Union Soviétique, nouvellement élu par une procédure complexe, comportant d’une part des élections sur une base territoriale, et qui furent pluralistes dans certaines circonscriptions, et d’autre part des désignations par diverses associations représentatives, en principe, de la société civile. Les débats, qui furent télévisés, ont été suivis avec assiduité par les téléspectateurs et marquaient une liberté de ton qui a été ressentie comme tout à fait nouveau. Le processus n’était cependant pas sans contradiction puisque l’ouverture du Congrès a été précédée d’une répression sanglante des manifestations de Tbilissi. C’est une partie de la transcription officielle de ces débats qui constitue notre corpus.

La saisie informatique partielle du Congrès des députés du peuple de l’Union soviétique de 1989 dont nous disposons n’est à l’évidence pas une transcription linguistique des débats tels qu’ils se sont déroulés mais un texte écrit qui est une mise en forme. De plus, il est incomplet, composé de deux parties nettement distinctes : une première partie "dialogale" qui est une transcription des débats et est interrompu à un point arbitraire ; la seconde partie regroupe une série d’interventions longues de députés, apparemment sous une forme rédigée par leurs auteurs. L’édition informatique du corpus représente environ 520 pages dont environ 160 pour la première partie et 360 pour la seconde.

Le statut historique de cette session dans l’évolution récente est celui d’une situation charnière assez unique, puisque c’est la première session d’un congrès élu suivant des méthodes dont l’aspect démocratique – pour limité qu’il ait été – était entièrement nouveau depuis 1917, dans le cadre d’une Union Soviétique qui trois ans après allait disparaître. Les députés se retrouvent dans cette assemblée, soit à titre d’élus sur la base de circonscriptions territoriales – où la pluralité des candidatures était possible, mais pas toujours réalisée – soit à titre de représentants d’associations ou d’institutions diverses. Les conditions de fonctionnement de ce congrès mettent en évidence l’absence de pluralisme organisé. Il n’y a pas de partis – le Parti Communiste apparaissant plutôt comme un cadre général que comme une tendance. Par contre, le "Groupe des députés de Moscou" (en fait : Moscou-Léningrad) se constitue peu à peu en groupe autonome auquel les intervenants se référeront comme tels. Pour le reste, l’organisation de l’assemblée en courants semble s’organiser par la référence à des personnalités qui les symbolisent.

Nous avons organisé le corpus par un découpage en parties, réalisé matériellement par l’insertion de "clés" au sens de la lexicométrie (programme Lexico1). Ce découpage repose sur l’identification des locuteurs et leur regroupement. On a en outre mis à part les interventions du président de séance ou des rapporteurs de commissions. En particulier, on distingue, dans le cas de M. Gorbatchev, ses interventions en tant que président de séance et ses interventions "politiques" et on regroupe les premières avec les autres présidents de séance. On a regroupé en 8 groupes les députés qui interviennent : 

Groupe 1 : Président ou rapporteur

Groupe 2 : les députés de Moscou (ville) et de Léningrad, quel que soit leur mode de désignation

Groupe 3 : les députés de la Fédération de Russie élus sur base territoriale

Groupe 4 : les députés des autres républiques élus sur base territoriale

Groupe 5 : les députés "associatifs" de la Fédération de Russie

Groupe 6 : les députés associatifs des autres républiques

Groupe 7 : interventions diverses, notamment non identifiées

Groupe 8 : les interventions "gouvernementales" (essentiellement M. Gorbatchev)
 
 

II. APPROCHE GLOBALE : LES MARQUES DE LA PERSONNE SUIVANT LES GROUPES

Discours, énonciation, personnes

La notion de discours repose sur une théorie du langage comme actes dans le monde. Elle met en jeu d’une part l’indexicalité de ces actes (leur valeur d’acte est tributaire de la situation concrète dans laquelle ils apparaissent), d’autre part la régularité des marques linguistiques comme traces d’opérations. L’interprétation de ces marques, sans être exempte de variations, est soumise à une contrainte de stabilité suffisante pour assurer l’accomplissement social de l’acte dans la pratique. 

On appellera registre discursif comme une zone de pratiques suffisamment voisines et cohérentes pour partager une même indexicalité régulée par une répartition institutionnelle des rôles sociaux. On est en droit de s’attendre à ce que ces contraintes institutionnelles se traduisent par des contraintes non arbitraires sur l’usage des marques linguistiques, et notamment sur celles dont le fonctionnement est le plus tributaire de l’indexicalité, à savoir les déictiques. On appellera genre discursif cet ensemble de contraintes non arbitraires 4. L’optique que nous adoptons se situe donc dans la ligne d’hypothèses ouverte par E. Benveniste, et développée, notamment, autour d’A. Culioli, par J. Simonin-Grumbach (1975, 1984) et J. Boutet (1994). 

L’idée de l’association entre genre et registre résulte initialement de la remarque de Benveniste (1966) sur le fait que le passé simple en français n’apparaît que dans certains usages de la langue et que ces usages (le "récit historique") s’accompagnent de l’absence des marques de personne. J. Simonin-Grumbach (1975), s’appuyant sur des formalismes proposés par A. Culioli, a montré que l’opposition récit/discours pouvait être complexifiée et a posé la base d’une combinatoire permettant de situer le "pur" récit à un extrême, le discours "idéalement complet" à l’autre et de définir chaque genre concret par sa position dans un treillis des marques énonciatives qui y sont présentes. Dans un article ultérieur (1984) une analyse détaillée sur corpus d’un registre particulier (le texte de presse) lui a permis d’établir le rapport entre la dimension formelle du genre et la dimension sociologique du registre d’une façon moins mécanique. Un registre ne présente pas des caractéristiques de genre strictement homogènes, il se caractérise plutôt par un forme d’énonciation non marquée, liée à l’acte initial de se situer dans le type d’activité qui le définit ; à partir de là des formes d’énonciation peuvent apparaître de façon marquée, manifestant soit son organisation interne, soit la possibilité toujours laissée au texte de construire une "sortie" locale de la situation standard de l’acte. Ainsi on ne peut dire que le texte de presse se caractérise catégoriquement par une co-énonciation implicite où les énoncés seraient à la troisième personne et d’où les marques de personne serait absentes. Elles y sont effectivement assez rares, la plus fréquente étant on, suivi de nous, je et vous dans cet ordre. Elles sont souvent sujets ou objets de verbes de dire (ce qui confirme que leur emploi est un décalage marqué par rapport au propos normal du registre) et concentrées dans certaines rubriques que l’on peut considérer comme des sous-registres (nous dans la rubrique économique du Monde, vous dans la rubrique radio-télévision de L’Aurore).

C’est cette hypothèse globale que nous reprenons ici pour examiner sociologiquement la constitution du champ discursif du politique dans l’univers discursif de l’URSS de 1989, par l’étude de la répartition des marques de la personne dans le discours d’assemblée qui constitue notre corpus.

En passant de l’optique spéculative de la théorie du discours à une optique analytique basée sur des observations, il est en effet possible de s’appuyer sur la régularité de telles marques dans des corpus représentatifs du registre pour reconstituer une description vraisemblable des contraintes institutionnelles auxquelles les sujets qui prétendent à y occuper une place légitime sont soumis. La validité d’une telle démarche repose sur le double phénomène : de la valeur d’acte constructif du discours qui crée symboliquement les places que l’interprétation des marques linguistiques présuppose ; de l’interpellation des sujets se trouvant en position indexicale d’être contraints d’agir dans le contexte des discours déjà émis et de ne pouvoir construire de nouveaux actes qu’en prenant en compte le déjà attesté dans le registre.

Si cette interpellation qui correspond à l’identification éminemment instable (Cf. Garfinkel, 1985) du Je-ici-maintenant réel de la situation indexicale concrète avec cet autre Je-ici-maintenant attaché du point de vue formel linguistique à tout énoncé, les opérations théoriques qui fondent l’hypothèse de l’existence d’un registre et permettent la constitution des corpus supposent bien que certaines propriétés de cette identification ont une stabilité suffisante pour qu’on puisse soit les imputer à l’ensemble du registre, soit au moins en dégager certaines contraintes qui en régulent la distribution. Cette hypothèse de stabilité est déjà implicitement postulée dans le fait de délimiter un corpus, puisqu’on prétend par là, d’une part, pouvoir traiter un ensemble d’actes de langage attestés, tous singuliers, comme situés dans une série relevant d’une définition commune, et que de plus, en considérant que cette série finie constituée en corpus est représentative d’un registre, on s’appuie sur une continuité supposée pour induire de cette série limitée et "rare" (Foucault, 1973) des conclusions qui seront valides pour le champ d’activités réelles ou potentielles essentiellement dense et processuel.

Nous résumerons ces propriétés en admettant qu’à tout énoncé attesté est associé linguistiquement un champ situationnel, que l’on peut concevoir comme le produit (au sens mathématique) de dimensions qu’on peut qualifier de "modales" dans un sens large : la personne, la localisation, la temporalité, l’aspect, la dimension alêtique, la dimension déontique, la dimension du souhaitable, etc. Suivant les langues, chacune de ces dimensions reçoit un traitement plus ou moins grammatical 5 ou lexical, et leur inventaire est ouvert 6. 

A la suite de ces travaux, J. Boutet (1994) a montré comment on pouvait relier des observations linguistiques à des fonctionnements sociologiques. Les données de J. Boutet étant orales, il faut en outre tenir compte dans la description des genres de l’aspect interlocutif. On retiendra essentiellement que, sous la contrainte du genre qui définit le mode d’interlocution, les acteurs différencient pratiquement leur position dans le registre par des usages différenciés d’opérateurs, cet usage étant à la fois signe d’une pré-construction de leur position (dans l’inter-discours) et (re)constructeur local de celle-ci dans l’interaction en cours. La notion de dialogisme, sur lequel J. Boutet insiste, peut être schématisée comme le fait que des acteurs occupant des places différentes et en rapport discursif n’ont pas le même arrière-plan constructeur de leur espace social respectif, les tâches pratiques s’effectuant effectivement à travers un compromis local suffisant pour que le conflit constamment sous-jacent puisse être localement mis hors pertinence. L’exemple canonique pourrait être son analyse de qualification. Il apparaît à l’analyse que les enquêteurs comme les instances patronales appliquent ce terme indifféremment aux tâches et aux personnes alors que les ouvriers et les ouvrières ne l’appliquent tendanciellement qu’aux personnes. Cette différence n’est cependant pas perçue comme telle par les interactants. Si on peut prolonger l’analyse de J. Boutet en voyant dans ces faits (qui s’accompagnent d’un placement énonciatif différent des groupes sociaux par rapport aux enjeux de la notion) l’indice de l’existence d’enjeux patronaux liés à la qualification qui échappent à la légitimité ouvrière (soit qu’ils aient intérêt à la méconnaître soit qu’ils en soient exclus par la répartition de l’autorité dans l’entreprise), on comprend alors qu’une telle divergence soit source de conflits où les travailleurs "filtrent" dans les effets des évolutions techniques les conséquences humaines qu’elles ont pour eux et que les compromis pratiques auxquels aboutissent les conflits soient fonction d’une pondération (par un rapport de forces) entre les avantages et les inconvénients des solutions envisagées (dans la dynamique de l’interaction) pour chacune des positions discursives en présence.

Répartition des marques de la personne dans le corpus

S’il est clair que toutes les opérations relevant de la déicticité contribuent à cette relation genre-registre et à la typologie des discours, nous nous en tiendrons ici à la dimension de la personne. Un des intérêts que présente à mes yeux l’application à un discours politique en langue russe est, outre l’illustration de la problématique, qu’il permet d’envisager une comparaison plus solide de discours relevant d’un même registre mais tenu dans des langues différentes. En effet, en "remontant" des traces dans une langue particulière à leur description et leur structuration dans un métalangage plus abstrait, on peut mettre en évidence des similitudes et des différences qui ne sont pas directement accessibles à partir de l’apparition empirique de marques qui ont un fonctionnement hétérogène.

En nous centrant sur les marques de la personne, nous cherchons donc à dégager systématiquement un aspect partiel, mais accessible, de cette dynamique.

Pour pouvoir travailler sur la présence des marques de la personne, avec l’aide des outils informatiques dont nous disposons, il est commode de se centrer dans un premier temps sur ce que j’appellerai les marques segmentables, c’est-à-dire les mots.

En français, cela implique d’examiner la série de termes : je, tu, on, nous, vous et leurs formes dérivées (moi, me, mon, mes, mien, mienne, miens, miennes, toi, te, ton, tes, tien, tienne, tiens, tiennes, notre, nos, nôtre, nôtres, votre, vos, vôtre, vôtres) en fonction des effets réguliers que l’on peut postuler à partir de leur signification. 

En russe, la série des termes à examiner est nettement plus complexe. En effet, le russe étant une langue à déclinaison, chaque terme est susceptible d’apparaître sous une forme différente pour chacun des cinq cas (nominatif, accusatif, génitif, datif, instrumental, locatif) que comporte la grammaire, les possessifs pouvant être au masculin, au féminin au neutre ou au pluriel. Nous avons donc eu à rechercher dans le texte, compte tenu des indistinctions et des homographies, 61 formes graphiques différentes.

En regroupant toutes les marques segmentables de la personne, on ne fait qu’une approximation. En effet des verbes comme vidite (vous voyez) peuvent apparaître sans pronom sujet, et ne sont donc pas décomptés. La grammaire russe nous épargne, par ailleurs, la distorsion introduite en français par les formes réfléchies. Pour ce qui est des marques présentes globalement, les écarts sont cependant assez amples pour qu’on puisse s’en tenir dans un premier temps aux formes segmentales.

Les personnes et les cas

Notre corpus comporte 134 883 occurrences. En regroupant les diverses formes (pronoms + possessifs à leurs divers cas) on constate que l’on trouve :

– 2 516 occurrences d’une forme de "nous" (1,9% des occ.)

– 1 381 formes de "je" (1,02%)

– 337 formes de "vous" (0,25%)

– 17 formes de "tu" (0,01%)

Globalement, le discours est donc fortement un discours de première personne, avec priorité de "nous" sur "je" (deux fois moins fréquent), des "vous" relativement rares et pratiquement pas de "tu" (la distribution tu/vous en russe relève du même phénomène de "tutoiement" qu’en français).

Une première exploration de cette structure d’emploi des personnes peut se faire en se servant des groupes de députés. On ne retiendra pas dans ce traitement les formes de tu ni les deux groupes (président-rapporteur et interventions non identifiées) où les marques sont trop incertaines. Les six autres groupes ne manifestent pas, à l’égard de l’usage des pronoms, une différence tranchée de comportement, et la façon dont ils se différencient à cet égard n’apparaît qu’à l’aide de tests statistiques. Nous avons utilisé le c2 pour mettre ce phénomène en évidence.

Nous avons distingué, dans l’usage des pronoms, trois "classes" : un pronom peut être utilisé sous sa forme de nominatif, ce qui correspond à une position sujet, ou sous une forme fléchie correspondant à un usage en position dépendante dans la proposition, et où nous avons regroupé également tous les usages des possessifs quel qu’en soit le cas, y compris le nominatif. Nous avons cependant mis à part les formes en u + génitif ("chez moi/vous/nous") dont l’usage avec le verbe être est considéré comme équivalent à l’usage du verbe avoir en français (cf. E. Benveniste, 1966, chap. 16).

Nous avons donc trois dimensions (personnes, cas, groupes) à notre tableau, que pour des raisons informatiques nous avons réduit aux formes apparaissant plus de 10 fois, les autres étant difficiles à répartir par groupe. Le tableau complet des formes tel qu’il ressort du dictionnaire de fréquences globale est le suivant (entre parenthèses, fréquences supérieures à 10 et en excluant les groupes 1 et 7, chiffres que nous utiliserons pour les analyses par groupe).
 
 

Ce tableau met en évidence un "effet de genre" massif, et qui se retrouvera dans tous les groupes, de différenciation de l’usages des personnes en position sujet et en position complément. Nous avons déjà vu l’effet personne, qui privilégie "nous" (60% des marques de personne) puis "je" (33%), et "vous" en dernier (7%). Les usages en nominatif ou en cas fléchis se répartit à peu près par moitié, si l’on ne distingue pas la forme d’"avoir" périphrastique (u + gén.). Mais alors que le nominatif représente les 2/3 des emplois de "je", il ne représente que 42% des emplois de "nous" et le tiers des emplois de "vous". Quant à la forme en u, si elle représente 2,7% des "je" et 2,4% des "vous", elle apparaît avec une fréquence trois fois plus grande (8,2) pour les "nous". Il en résulte que, si en position sujet, "je" et "nous" sont à peu près aussi employés, "nous" prédomine nettement dans les emplois fléchis, dont il constitue à peu près les deux tiers, et encore davantage dans la forme en u, dont il représente près de 9 emplois sur 10.

L’énonciation suivant les groupes

Bien que ce ne soit pas absolument licite statistiquement, nous noterons que, en appliquant aux c2 une démarche analogue à l’analyse de la variance, sur les six groupes (2, 3, 4, 5, 6, 8) les plus intéressants et pour les formes ayant une fréquence supérieure à 10, le c2 global à 3 dimensions est de l’ordre de 390 (20 dl), de 250 pour l’effet (cas)x(personne) (4dl), de 50 pour chaque effet (groupe)x(cas) (10 dl) et (groupe)x(personne) (5 dl), ce qui amènerait à attribuer environ 40 aux effets d’interaction.

Cette analyse "interne" des marques de la personne doit tout d’abord être complétée par un examen du rapport à l’ensemble du corpus. Un deuxième tableau (page suivante) donnera une idée de la situation. On constate donc qu’en général les écarts sont faibles, sauf pour le groupe 8, c’est-à-dire les interventions "gouvernementales" (essentiellement le discours de M. S. Gorbatchev) qui emploie plus de deux fois plus de marques énonciatives que la moyenne des locuteurs. Le groupe 2 (Députés de Moscou et de Léningrad) suremploie lui aussi les marques énonciatives, mais dans une moindre proportion (+ 9% par rapport au nombre attendu), tous les autres groupes ayant tendance à être proches mais en-dessous de la moyenne.

En éliminant l’"effet Gorbatchev" (qui peut être attribué à une différence de position énonciative) le tableau devient :

La singularité du groupe 2 est donc renforcée lorsqu’on compare entre elles les interventions des députés, et leur "contre-modèle" est (faiblement) le groupe 3 (autres députés élus de la Fédération de Russie).

A partir de cette situation de base, on peut donc étudier de façon différentielle l’usage de l’énonciation par groupe. Ces différents groupes ont-ils des usages "internes" des différentes marques qui soient homogènes ou sinon où sont localisées les différences essentielles ?

On constate tout d’abord une différence dans l’emploi des personnes ( c2 = 40,15 ; 10 d.l.) qui n’est pas de grande ampleur. Les comportements des groupes 4 et 6 (députés nommés par les associations) sont moyens pour toutes les personnes. Le groupe 3 ne se caractérise que par son sous-emploi de "vous" (4,7% des formes retenues contre 6,5% en moyenne). Les groupes 2 et 8 suremploient "je" et "vous", le groupe 5 suremploie "nous".

Le tableau global des cas n’amène pas de résultats nouveaux, puisque la forte dépendance entre personnes et cas conduit à retrouver comme prédominance des formes fléchies la prédominance de "nous", et du nominatif là où "je" est plus fréquent. L’examen de l’interaction personne-cas est plus intéressante.

La distribution du nominatif suivant les personnes est uniforme ( c2 NS), de même que celle de la forme en "u", si l’on excepte la concentration de u vas ("chez nous", "vous avez...") dans le groupe 3. Par contre, les autres formes fléchies manifestent une nette différence des usages des groupes ( c2 @ 40). Ce tableau confirme en le nuançant le résultat sur les personnes : suremploi de "vous" dans le groupe 2 (mais le suremploi de "je" disparaît, il est réparti sur l’ensemble des cas) ; sous-emploi de "vous" dans le groupe 3 ; suremploi de "je" et "vous" par M. S. Gorbatchev (gr. 8). Ce tableau ne fait plus apparaître le sous-emploi de vous ni le sous-emploi de "nous" du groupe 5 – ils sont liés à un suremploi des formes fléchies (+ 14%) par ce groupe, avec la préférence habituelle des formes fléchies pour cette personne.

Par contre il fait apparaître dans le groupe 6 un sous-emploi de "je" en forme fléchie, et rend plus apparent le sous-emploi de "nous" par M. S. Gorbatchev. Sous-emploi très relatif pour ce dernier, ces formes qui représentent 31% des formes retenues en représentent seulement 21% de la partie 8, mais comme cette partie présente deux fois plus de formes énonciatives retenues que la moyenne, ces formes apparaissent donc dans cette partie avec à peu près la même fréquence que dans les autres : c’est l’emploi des autres formes qui y est globalement plus fréquent, qu’il s’agisse de la même personne au nominatif ou des autres personnes à tous les cas.

Si l’on revient au modèle statistique le plus simple et qu’on considère l’inégalité de répartition des formes fléchies de "nous" suivant les parties, on voit que ces formes sont sous-représentées dans le groupe 2, sur-représentées pour les députés nommés (groupes 5 et 6), quelque soit leur république d’origine, et moyennes (0,84‰) dans les autres groupes y compris le groupe 8. Par rapport à ce dernier groupe, on reste libre de penser soit qu’il emploie cette forme de façon banale, et que ce sont toutes les autres qu’il sur-emploie, soit qu’il la sous-emploie à la façon du groupe 2 mais que cet effet est masqué par le sur-emploi des formes personnelles.

Du côté des personnes, "je" et "vous" ne présentent pas, par rapport à l’usage des cas, de différences significatives entre les groupes. Par contre on retrouve un tel effet avec "nous". Le tableau est significatif (c2 @ 47, 10 d.l.). Le nominatif est suremployé par les groupes 2 et 8, sous-employé par le groupe 5 (Nommés de la fédération de Russie). La forme en u est également répartie, sauf un sous-emploi remarquable dans le groupe 6 (Nommés des autres républiques). Les autres formes fléchies suivent symétriquement le comportement du nominatif (elles sont sous-employées pour les groupes 2 et 8, suremployées par le groupe 5) et sont également suremployées par le groupe 6 (voir tableau ci-contre).
 
 

III. Différenciation des valeurs. La forme nas dans l’expression u nas

Pour préciser une analyse qui est restée globale jusqu’ici, nous allons examiner plus précisément la distribution des formes fléchies de "nous", comme distribution langagière et non plus statistique. La forme nas est la plus fréquente – du moins en forme unique 7. Il y a en effet 362 occurrences de cette forme, soit à peu près le quart des formes fléchies. En effet si les possessifs représentent la moitié de celles-ci, ils sont dispersés sur 12 formes différentes. Plus de la moitié des occurrences sont la forme u nas, pour laquelle on peut distinguer grossièrement deux valeurs :

– avec le verbe être, elle exprime la possession (on la traduirait par : "nous avons...")

– en position non régie (comme "complément circonstanciel"), elle exprime une localisation et pourrait se traduire par "chez nous".

L’un et l’autre de ces emplois permet de voir comment le discours tenu cadre localement la relation énonciative. L’inventaire plus détaillé des valeurs nous donnera accès à la structure "locale stable" du discours tenu. Les formes u nas étant encore trop nombreuses pour un travail exhaustif, nous pouvions soit échantillonner au hasard, soit utiliser à titre d’essai une sous-population des emplois. Il était commode compte tenu du fait que notre corpus avait gardé la distinction entre majuscules et minuscules, de retenir les occurrences de cette forme en début de phrase (39 occ.), dont le placement est particulièrement significatif et dont l’effectif restreint permet une analyse détaillée.

Admettant que "nous" a pour valeur un certain voisinage de l’énonciateur, on le caractérisera en fonction de ses inclusions explicites et ses exclusions par opposition. Ce traitement s’appuie sur certaines considérations théoriques.

Classification des champs d’usage

Principes généraux

Chaque dimension déictique, et notamment celle de la personne, peut être conçue comme un espace centré sur une origine, comportant une position formelle alternative et dans lequel on peut situer des référents. Les points de cet espace sont notés par des lettres bouclées (par exemple T0 désignera l’origine formelle de la dimension temporelle, S1 ou Tu l’alternative de la dimension de la personne, Locw le placement d’un référent dans la dimension de la localisation). Les marques linguistiques doivent être interprétées en fonction de leur placement dans cet espace. Ainsi, le mot mon sera interprétable comme une occurrence de la position JE (lettres droites, trace d’opération) dont la valeur est habituellement (mais pas toujours) l’origine de l’énonciation (JE=Je ou S0). Dans la dimension de la personne, JE se place donc à l’origine de l’énonciation (S0), TU représente le point alterne (S1) et les non-personnes sont placées comme référents avec un statut Sw.

Le traitement des autres marques (en français, on retient nous, vous, on) soulève d’autres problèmes, particulièrement riches. Il s’agit, ainsi que le note Benveniste, non de formes plurielles, mais de formes "expansées" : nous réfère à une "zone" de voisinage de Je que l’on considérera comme ouverte, et qui est définie contextuellement. Suivant une formulation que j’ai définie ailleurs (Achard, 1993a), on admettra que la valeur bouclée Nous renvoie, dans l’espace de la personne, à la zone stable d’où l’énoncé peut être pris en charge sans modification. En l’absence de marque de la personne, l’énoncé se donne comme indifférent à la localisation de son origine dans l’espace de la personne. Cette zone a alors pour valeur l’ensemble de l’espace de la personne. L’usage explicite d’une marque NOUS dans l’énoncé signale alors la pertinence locale d’une distinction entre l’espace énonciatif et le champ de Nous. Il n’implique a priori pas de spécification particulière de la nature de cette restriction. De même, qu’il y ait ou non présence de la marque NOUS, la présence dans le discours d’énonciateurs potentiels en position de référents objectivés limite l’extension du champ de cette prise en charge, puisqu’une prise en charge à partir de la position ainsi objectivée neutraliserait l’opposition établie entre Je et le référent de cette position 8. On peut ainsi considérer la réunion de ces référents comme le fermé complémentaire de l’ouvert formel Nous.

A la suite de Simonin-Grumbach et de Boutet, Jacques Girin (1988) a appliqué un traitement discursif de ces mécanismes à un corpus de discours syndical. Il distingue, pour le "calcul" des valeurs référentielles des marques de NOUS en emploi, quatre types d’emploi : spécifiés, opposés, anaphoriques et déictiques. 

Dans notre formalisme, le phénomène de NOUS opposé est celui dont le fonctionnement est le plus simple. Il résulte de la présence dans l’énoncé d’objets en situation référentielle opposés à "nous" et par conséquent exclus de son champ (" les patrons nous ont convoqués ").

Une occurrence de NOUS sera considérée comme spécifiée, si l’énoncé comporte des séquences qui rendent "équivalentes" une description référentielle. Dans notre formalisme, la description des opérations impliquées est un peu plus complexe puisque dans un premier temps, la différence est posée pour être simultanément annulée. Les places appositives sont particulièrement propres à de telles opérations (" A la CFDT, nous sommes implantés ... ") 

Une occurrence de NOUS sera considérée comme anaphorique dans la mesure où elle n’introduit pas de calcul spécifique de son champ mais où celui-ci reprend simplement une valeur définie antérieurement.

Une occurrence de NOUS qui ne relève d’aucune de ces catégories sera considérée comme "déictique", et sa valeur renverra simplement à la situation d’énonciation.

L’examen du texte permet de repérer autour des traces de NOUS les éléments dont la signification "force" des opérations de délimitation de ce genre. En l’absence de tels forçages on ne peut bien sûr 
exclure qu’interviennent des éléments pragmatiques qui induisent de telles opérations mais sans traces textuelles. Un NOUS formellement déictique peut en fait fonctionner dans le cadre d’une opposition dont le deuxième terme résulte de la pragmatique de la situation.

En particulier, il est pragmatiquement important de savoir dans quelle mesure Tu (le "co-énonciateur") est inclus ou non dans le champ de Nous 9. Or s’il existe des cas où cette question peut être réglée grâce à l’existence de contextes opposés (" nous vous demandons ...") ou spécifiés (" Tu te souviens, nous y avons été ensemble "), dans la plupart des cas, c’est le contexte pragmatique qui conduit à interpréter un NOUS comme inclusif ou exclusif 10.

J. Girin se sert de ces catégories essentiellement pour mettre en évidence une dynamique où, dit-il en conclusion, l’incohérence du texte se manifeste par " les variations de signification des pronoms nous tout au long du propos ", tandis que " l’incohérence globale se résout en cohérences partielles dès lors que l’on découpe l’ensemble en parties où la position du témoin reste stable ". Notre propos ici est assez différent, dans la mesure où nous cherchons les stabilisations non dans la séquence où une même référence est maintenue (notamment grâce aux séquences de reprise anaphorique) mais dans l’intertextualité qui permet à toutes ces séquences, reliées ou non entre elles par un processus discursif effectif, d’être intelligibles. Bref, si Girin recherche pour chaque séquence la forme minimale fixée de l’espace énonciatif rendant intelligible la séquence (il procède par intersection), le travail sur nous dans la visée de la description d’un registre discursif recherchera au contraire un mode de cumulation dans un même espace énonciatif maximal (en procédant par réunion) qui permette de rendre compte de la compatibilité entre les différentes valeurs que prend chaque occurrence de nous. Plus précisément, cet espace cumulé doit représenter la cohérence restituable qui permet à chaque occurrence de NOUS de supporter des "calculs" sur la valeur de Nous en accord avec l’interprétation pragmatique de l’énoncé comme acte dans la situation.

Modèle opératoire

Comment passer de la dynamique locale des opérations à une description de l’espace énonciatif stabilisé dans le registre ? On peut considérer que chaque occurrence de NOUS, si elle n’est pas simplement anaphorique (si elle supporte un calcul de "recadrage" de son champ référentiel) s’inscrit dans le champ précédemment construit pour le restreindre, par exclusion d’un objet opposé ou par centrage autour de sa spécification. Ce dont on peut postuler la stabilité est alors l’ensemble de ces relations d’inclusion entre les différents champs possibles, et que cette stabilité est garantie par la répétition de ces opérations. Nous avons ainsi (Achard, 1994b) pu montrer que dans l’activité de passation d’un questionnaire, la structure d’usage des pronoms permet de mettre en évidence les caractéristiques suivantes : 

– le centrage du discours sur l’enquêté, qui se manifeste par l’usage préférentiel de VOUS par l’enquêteur et de JE par le sondé

– l’existence de deux niveaux d’énonciation, un dialogue en discours rapporté (direct libre) entre le questionnaire et la réponse enregistrable, et une énonciation "vivante" de négociation entre enquêteur et enquêté quant à la tâche "remplir le questionnaire"

– six champs énonciatifs stables décrivant la position d’interaction, que l’on peut décrire systématiquement par des rapports d’inclusion et d’opposition: 

A – le plus général correspond à un Nous non limité, inclusif

B – Un second Nous inclusif concerne la situation effective de passation et peut être considéré comme le Nous local de la passation. Il se manifeste sous forme d’occurrences déictiques.

C – L’enquêteur lorsqu’il utilise un Nous exclusif maximal se situe dans un champ que j’appelle "l’appareil d’enquête"

D – En opposant dans C le Nous courant aux concepteurs et en spécifiant l’entreprise à laquelle il appartient, l’enquêteur se situe dans un Nous que j’appellerai "l’organisme technique"

E – Dans le champ D, il arrive à l’enquêteur de se situer dans un champ où le groupe des enquêteurs s’oppose à une instance peu déterminée (opposition Nous/On) que l’on peut interpréter comme la hiérarchie intérieure à l’entreprise

F – Du côté de l’enquêté, on trouve un champ de Nous correspondant à sa vie personnelle, qui n’est pas davantage spécifiée par les emplois de NOUS/ON, mais que l’on pourrait structurer à travers les oppositions mises en jeu par les emplois de VOUS dans le discours de l’enquêteur 11.

En partant de A, on peut donc décrire chacun de ces champs par une sorte de "langage formel" du type : X=Y/O(S) que l’on peut lire comme : le champ X se déduit de (est inclus dans) Y par opposition à l’objet O et se spécifie comme S. La structure ci-dessus se décrit alors comme :

B = A (déictique)

C = A/Tu (Organisme technique avec commanditaire) 

D = C/commanditaire (Organisme technique)

E = C/On

F = A/C

On constate aussi que le locuteur enquêteur peut construire une valeur de Nous plus restreinte que E (" je ne sais pas où est passée cette feuille ? Nous nous en servons à deux "), que l’on peut négliger dans la description en considérant qu’elle n’est pas suffisamment stable.

Les valeurs de U nas dans le corpus

Inventaire des valeurs

C’est cette méthode que nous appliquerons maintenant au discours politique soviétique par l’examen de tous les U nas de début de phrase. 

Le premier élément de la classification sera le rapport au co-énonciateur. Sur 39 occurrences 23 ont des interprétations inclusives, 14 des interprétations exclusives et deux restent ambiguës. Dans presque tous les cas ces interprétations sont pragmatiques plutôt que linguistiques. 

A priori Tu peut être dans trois positions différentes :

– il peut être inclus à la valeur de "nous" par une opération de spécification. Exemple :

(1) u nas s vami sejc&as, estestvenno, net tokogo reglamenta
[Chez nous avec vous maintenant, naturellement, pas de tel règlement] 
"Nous (vous et nous) ne disposons naturellement pas maintenant d’un tel règlement" (Président de séance)`

– il peut se trouver exclu de la valeur de nous par opposition discursive 

(2) V svoem vystuplenii, ja s&c&itaju, vy, nevol'no, oskorbili nas
[Dans son intervention, je compte, vous, involontairement, offenser(passé) nous] 
"j’estime que dans votre intervention, et sans le vouloir, vous nous avez offensé (dép. 56, Obolenskij, A.M., groupe 3).

Ce cas net d’opposition ne se rencontre pas avec u nas.

– Il peut se trouver indéterminé entre inclusion et exclusion. Ce sont d’autres éléments "pragmatiques" qui orienteront plus ou moins l’interprétation. Ainsi dans :

(3) u nas nac&inaetsja rabota nad novoj konstitutsiej
[Chez nous se commence le travail sous une nouvelle constitution.] 
Nous commençons à travailler sur une nouvelle constitution (dép. 126 I.C. Tihonovic&, groupe 4).

Rien dans la forme n’indique que le "nous" soit inclusif, cette phrase aurait pu être une déclaration à un journaliste étranger, seules les conditions pragmatiques induisent une interprétation inclusive. De même, et réciproquement, dans :

(4) u nas v Moldavii sily ekstremisma (...) ne poluc&aja otpora ot gosudarstvemnyh organov (...) uvelic&ivajut svoju socjalnuju bazu
Chez nous en Moldavie les forces de l’extrémisme, ne recevant pas d’opposition des organes gouvernementaux, élèvent leur base sociale (Dep. 113, B.T. Palagnjuk, groupe 4) 

l’exclusion de l’énonciataire ne résulte que du fait que l’énonciation ne se tient pas dans le cadre moldave (spécifié).

Ce qui nous concerne ici, ce sont les différents champ d’interlocution, du point de vue pragmatique. Nous avons ainsi classé 38 occurrences sur les 39, la trente-neuvième n’étant pas énoncée d’un même point de vue (il s’agit d’un discours rapporté – citation du Comité Central). Le résultat est représenté dans le tableau suivant. 

On dégage donc 7 valeurs différentes que l’on peut noter ainsi :

A = /Etranger

B = A/Tu (région particulière)

C = A/nos électeurs, le gouvernement, le parti

D = C/Tu (groupe civil particulier)

E = C/Tu (instance particulière)

F = C/Tu (tendance particulière)

G = F (B)

On a noté par une double barre horizontale les oppositions et entre parenthèses les spécifications. Il faut souligner que dans les occurrences particulières c’est le plus souvent des considérations pragmatiques et non le contexte qui permet d’affecter une occurrence à une valeur.et c’est donc par stabilisation que l’on peut affecter à une position d’acte les oppositions et les spécifications qu’elle peut parfois supporter.

Si dans ce graphique, les lignes descendantes notent l’inclusion, nous avons particularisé sous forme de double trait barré le cas particulier où l’inclusion s’accompagne d’une opposition : dans ce cas la dynamique discursive crée une situation d’opposition privative. Ainsi, lorsque des députés s’adressent au congrès comme députés d’une région particulière en se constituant en classe spécifiée (les députés des républiques baltes) en opposant leur "nous" à une forme de "vous", passant ainsi d’une situation inclusive à une situation exclusive. C’est le cas des classes F et G par rapport à la classe C. Il y a donc lieu de distinguer entre l’opposition simple (équipollente), l’inclusion simple qui recadre par restriction le champ de Nous et la mobilisation simultanée des deux phénomènes où la valeur de Nous nécessite pour être interprétée de prendre en compte l’inclusion/différenciation des places de prise en charge par rapport à la catégorie englobante. 

La nécessité de prendre en compte de tels phénomènes est le symptôme d’un phénomène plus général. Si dans un premier temps, une classification de la valeur strictement locale de chaque occurrence permet de dégager une structure d’ensemble du champ pragmatico-énonciatif du registre discursif, ces valeurs locales doivent dans un second temps être réinterprétées par rapport à l’ensemble de la structure ainsi dégagée. Ainsi parler en B, au nom d’une région particulière, c’est aussi, en fait, parler dans le congrès, comme député. En ne mobilisant pas la virtualité d’opposition entre la situation de député et la situation de locuteur quelconque de la région particulière au nom de laquelle on parle, le discours ainsi tenu ne met pas en doute la légitimité de porte-parole de celui qui parle. Dans la construction la plus locale de ce discours, cette non mise en doute n’a pas plus de valeur que la non mise en doute, disons, de la capacité du locuteur à parler un russe intelligible. La présence de cette mise en doute dans l’interdiscours induit pourtant à reconnaître une valeur à ce questionnement, et à spécifier cet effet. Méthodologiquement, on se donne ainsi les moyens de construire un paradigme par recollement à partir d’opérations locales. Cette première interprétation est certes tributaire d’hypothèses externes mais celles-ci sont très générales et donc "solides", et la structure de paradigme qui s’en dégage et ouvre vers des interprétations plus larges ne constitue pas une projection des catégories a priori de l’analyste.

Les valeurs de Nous en fonction des groupes

L’examen par groupe de députés des répartitions des valeurs de "nous" dans l’expression u nas en début de phrase fait apparaître certains phénomènes intéressants, bien que partiellement prévisibles.

La position de président de séance (gr. 1) se marque par l’usage de cette expression (2 occ.) marquée par une ambiguïté entre une valeur exclusive ("nous" de majesté lié à la fonction) et une valeur inclusive dont l’horizon est l’ensemble des députés :

(5) U nas glavnoe predloz&enie vneseno ot imeni vseh delegacij, poetomu pros&u, tovaris&c&i, vyskazivatsja kratko
[chez nous importante proposition déposée au nom de toutes les délégations, pour cela je demande, camarade, intervenir court]

"Nous avons une importante proposition déposée au nom de toutes les délégations, aussi je vous demande, camarades, d’intervenir brièvement";

Le "nous" est-il "nous, président", ou "nous, assemblée" ?

L’ambiguïté est liée au rôle même de président, comme dans l’exemple 1 ci-dessus, où le u nas s vami ("chez nous avec vous") force l’interprétation inclusive, mais sur la base du fait qu’elle ne va pas de soi ("miroitement" de l’interprétation de s vami entre spécification et opposition, créant un mode d’opposition privative).

Les députés de Moscou et de Léningrad utilisent cette expression presque toujours (4 occ. sur 5) par référence à l’URSS dans son ensemble. Ce qui est alors opposé est une situation autre : " chez nous, il y a eu des élections dans une situation concurrentielle (à la différence du passé) 12 ; on n’impute pas aux entreprises les dommages causés à l’environnement 13, contrairement à ce qu’il convient de faire ; il y a un théâtre remarquable, mais les deux tiers de la population d’Union Soviétique n’habite pas en ville 14 ; la situation économique est difficile 13. " Un seul cas utilise "nous" avec une valeur exclusive. L’intervenant (Kudrjavcev V.N.), de l’Académie des Sciences, dit que, dans son organisme, "seuls trois d’entre nous" se sont montrés prêts à abandonner leurs recherches pour participer au parlement. Ce groupe, bien que défini sur une base territoriale, n’utilise pas la forme u nas en début de phrase pour s’identifier à une région particulière. Il se définit par une position globale inclusive, par rapport à laquelle il ne se pose pas non plus en tendance.

Les députés élus sur bas territoriale de la Fédération de Russie utilisent 5 "nous" inclusifs et 7 "nous" exclusifs à base territoriale, pour cette forme u nas. Les députés élus des autres fédérations ont une répartition semblable (4 inclusifs, 7 exclusifs). Dans les deux cas les u nas inclusifs portent plutôt sur les travaux de l’assemblée et les exclusifs sur la situation dans leur région ou leur république. Le u nas relevé dans le groupe 7 est prononcé par un député non identifié ; mais il s’agit dans son cas des républiques de l’Asie centrale (u nas exclusif). On ne sait pas s’il est élu ou nommé, mais il est probablement élu.

En effet, on ne relève chez les députés associatifs aucun u nas à valeur locale : les 5 occurrences sont le fait de nommés de la Fédération de Russie, ils sont inclusifs et à valeur sur l’ensemble de l’URSS.

Le champ du Nous politique dans la perestroïka

On voit donc ici commencer à se dessiner une interprétation de sociologie politique de l’URSS en 1989. La procédure de description "descendante" que nous avons adoptée décrit l’énonciation en partant d’une description générale imprécise et en la précisant par degrés. La répartition "externe" des locuteurs permet de localiser certains points de variation, mais en réalité, ces groupes ne sont nullement homogènes. La forme U nas en début de phrase nous donne un petit échantillon, traitable qualitativement, du positionnement énonciatif. Cette forme, en place thématique, donne une idée des transitions vers le "nous" d’une énonciation, et situe donc la frontière de l’horizon.

La place particulière de M. S. Gorbatchev se dessine alors par l’intensité de l’énonciation. Il n’est pas un député parmi d’autres mais se construit en interlocuteur. Ceci se marque par la prégnance de l’énonciation "je/vous", ce qui ne signifie pas que ce locuteur soit à l’écart des marques communes pour le reste : son emploi de "nous" n’apparaît en creux que dans la mesure où cette autre énonciation se surajoute.

On peut ici introduire un élément extérieur pour l’interprétation : la pérestroïka s’est très tôt définie comme une injonction paradoxale : "sois libre". Induite du sommet, elle prenait d’une certaine manière en compte ce qui a pu être dit de la langue de bois, et quelques émissions de télévision auxquelles j’ai assisté en septembre 1986 m’avaient frappé par l’insistance sur le terme "lic&no", ("personnellement"). La personnalisation du discours, même de la position énonciative de N. S. Gorbatchev, est un effort volontariste de rupture avec les formes antérieures, telles que par exemple décrites par P. Sériot (1985).

Cette personnalisation du discours, c’est essentiellement le "groupe" des députés de Moscou qui, dans l’assemblée, le reprend. On peut voir une sorte d’échelle se dessiner, finalement surtout sensible par l’analyse des formes lorsqu’on distingue entre leur valeur inclusive et exclusive. Si la forme u nas en début de phrase est distribuée uniformément pour presque tous les groupes (sauf les associatifs des autres républiques), son emploi exclusif se concentre sur les députés élus, de la Fédération de Russie (hors Moscou-Léningrad) ou des autres républiques. Tout se passe comme si les députés de Moscou et de Léningrad, participant directement au processus de la perestroïka, tendaient à une personnalisation effective de leur discours, alors que les députés élus ne personnalisaient que leur appartenance à un groupe de mandants, et les députés associatifs évitent la personnalisation. A l’extérieur, les associatifs des autres républiques évitent la forme trop forte u nas, qui leur ferait courir le risque d’une position particulariste qu’ils rejettent, alors que les associatifs de la Fédération de Russie peuvent l’employer, dans une conjoncture de domination. Soulignons que les contraintes qui pèsent sur cette énonciation ne sont pas strictement factuelles, les élus et les nommés de la Fédération de Russie partagent la situation idéologique plutôt "conservatrice" comme l’implantation locale dont ils émanent, mais relèvent de la construction du nas de l’interlocution.

Cela ne signifie pas une identité de position entre les élus de la Fédération de Russie et ceux des Républiques. La mauvaise identification qui caractérise ces derniers au plan statistique global tient sans doute à la grande hétérogénéité des situations entre les pays Baltes, les pays de l’Asie Centrale, la Géorgie, la Bielorussie, l’Ukraine, etc.

Si on regarde diverses marques de l’énonciation de ces deux groupes à l’aide des statistiques de spécificité de "Lexico 1", plus exigeantes que le c2, et opérant sur des statistiques non regroupées, on constate que : 

– si les élus de la Fédération de Russie (hors Moscou-Leningrad) et ceux des autres républiques partagent la spécificité négative de "je" nominatif, celle-ci est beaucoup plus nette pour les premiers que pour les seconds, et ce n’est pas un simple artefact statistique.

– le "nous" nominatif est significativement sous-représenté dans le groupe des élus de la Fédération de Russie et non dans celui des autres républiques. Il en est de même du "vous" de début de phrase.

Sur ces marques isolées, dans la Fédération de Russie, le groupe 3 (élus) apparaît donc bien comme moins énonciatif que le groupe 4 (associatifs). Ce qui confirme la statistique de l’ensemble des marques énonciatives. Or ces deux groupes sont banaux quant à la répartition (au sens du c2) des pronoms "je" et "nous" entre eux, la différence portant alors sur la seule sous-représentation de "vous" pour les élus.

La structure des U nas initiaux témoignent donc de l’existence assez centrale dans le discours parlementaire de 1989 du primat de la problématique "fédérale" (pour utiliser un terme arbitraire) du pays, où la récurrence de l’usage inclusif "URSS" semble le signe d’une insécurité sur la légitimité de l’Union (cette récurrence relèverait de la dénégation), cette unité étant d’une part en comparaison constante avec ce qui se passe ailleurs et d’autre part en éventuelle concurrence avec des ancrages plus locaux sur une base géographique.

Ces résultats peuvent sembler évidents intuitivement. En fait, il n’en est rien, même si la forme en u favorise les placements les plus globaux, et que sa fréquence dans le corpus tient à une contrainte linguistique. 

Un bref retour à l’optique comparative à la base de nos préoccupations initiales permet de le voir. Ce mode d’énonciation est en effet extrêmement différent de celui de l’Assemblée Nationale en France 15. Il serait sans doute imprudent de conclure sur la base de ces seuls travaux exploratoires à une différence insurmontable entre les constructions du politique en France et dans l’ex-URSS. Cependant les phénomènes que nous avons dégagés montrent bien d’une part le manque d’évidence, pour les députés soviétiques, de la légitimité du cadre politique d’ensemble de l’URSS, d’autre part un marquage préférentiel en termes de différences territoriales et la faiblesse de l’institutionnalisation des courants politiques.

La différenciation des groupes au sein de cette structure commune permet d’esquisser un dialogisme entre un courant conservateur marqué par une énonciation plus impersonnelle (surtout en ce qui concerne la forme sujet) et une personnalisation du propos partant du "sommet", reprise par une tendance libérale minoritaire. 

Une analyse plus fine permettrait de montrer que l’appel au régional se fait selon deux modalités assez différentes, ayant valeur d’"appel au réel" pour le courant conservateur et de revendication autonomiste ou indépendantiste pour des courants nationalistes que la répartition en groupes que nous avons adoptée n’isole pas. La prégnance de cet appel au régional, indépendamment des enjeux momentanés qui les mettent en perspective, est en tout cas une différence marquée avec le discours politique français, et permet de mieux comprendre que l’éclatement de l’Union ait pu être si rapide.
 
 

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LEXICOMETRICA (ISSN 1773-0570)
Coordinateurs de la rédaction : André Salem, Serge Fleury
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