Pierre Achard
Registre discursif et énonciation : induction des marques de personne
RESUME
Comment mener une comparaison entre
les formes du nationalisme dans des univers discursifs et linguistiques
différents ? Une confrontation trop directe basée sur une
simple compréhension transparente des positions avancées
par les acteurs risquerait de masquer les écarts de leurs positions
indexicales respectives. Cela reviendrait à négliger le fait
que la notion apparemment commune de nation se construit localement
dans des formations discursives différentes. De plus, si diverses
méthodes de lexicométrie contrastive permettent de comparer
– au moins en première approximation – des discours tenus dans une
même langue, ces méthodes sont inopérantes pour comparer
des discours homologues tenus dans des langues différentes. Ce que
je présenterai ici est donc un essai de description du fonctionnement
d’un discours politique en langue russe, situé à un niveau
suffisamment abstrait pour qu’il puisse être comparé à
des discours tenus en d’autres langues. La comparaison ne sera cependant
pas conduite à son terme, le travail homologue n’ayant pas été
mené sur le discours parlementaire français.
La notion de nation ne sera
pas traitée directement, on se contentera ici de situer le type
de dynamique du NOUS politique dans le cadre duquel elle est amenée
à fonctionner 1. La notion de nation et le NOUS politique
sont à l’évidence en étroite relation 2. Diverses
difficultés pour la constitution d’un corpus pertinent nous ont
conduit à tenter un travail exploratoire à partir d’un corpus
disponible.
Nous allons donc examiner la constitution
de l’énonciation politique, par l’analyse d’un corpus assez volumineux
3. Si à certains égards, le choix de ce corpus peut paraître
loin de l’idéal pour la présente recherche, la difficulté
de saisie de corpus en langue russe, et peut-être aussi son "inadéquation"
elle-même sont de bons arguments pour l’examiner de près :
l’ordre du jour des débats ne portait nullement sur la question
des nationalités, ce qui peut rendre la recherche plus ardue, mais
l’ampleur du texte disponible (135.800 mots) et son caractère de
texte politique "ordinaire" garantissent en quelque sorte la solidité
des caractéristiques que nous aurons pu en dégager.
I. LE CORPUS
L’année 1989, on s’en souvient,
se terminera par la chute du mur de Berlin. Elle commence, au printemps,
par la première session du Congrès des députés
du Peuple de l’Union Soviétique, nouvellement élu par une
procédure complexe, comportant d’une part des élections sur
une base territoriale, et qui furent pluralistes dans certaines circonscriptions,
et d’autre part des désignations par diverses associations représentatives,
en principe, de la société civile. Les débats, qui
furent télévisés, ont été suivis avec
assiduité par les téléspectateurs et marquaient une
liberté de ton qui a été ressentie comme tout à
fait nouveau. Le processus n’était cependant pas sans contradiction
puisque l’ouverture du Congrès a été précédée
d’une répression sanglante des manifestations de Tbilissi. C’est
une partie de la transcription officielle de ces débats qui constitue
notre corpus.
La saisie informatique partielle du
Congrès des députés du peuple de l’Union soviétique
de 1989 dont nous disposons n’est à l’évidence pas une transcription
linguistique des débats tels qu’ils se sont déroulés
mais un texte écrit qui est une mise en forme. De plus, il est incomplet,
composé de deux parties nettement distinctes : une première
partie "dialogale" qui est une transcription des débats et est interrompu
à un point arbitraire ; la seconde partie regroupe une série
d’interventions longues de députés, apparemment sous une
forme rédigée par leurs auteurs. L’édition informatique
du corpus représente environ 520 pages dont environ 160 pour la
première partie et 360 pour la seconde.
Le statut historique de cette session
dans l’évolution récente est celui d’une situation charnière
assez unique, puisque c’est la première session d’un congrès
élu suivant des méthodes dont l’aspect démocratique
– pour limité qu’il ait été – était entièrement
nouveau depuis 1917, dans le cadre d’une Union Soviétique qui trois
ans après allait disparaître. Les députés se
retrouvent dans cette assemblée, soit à titre d’élus
sur la base de circonscriptions territoriales – où la pluralité
des candidatures était possible, mais pas toujours réalisée
– soit à titre de représentants d’associations ou d’institutions
diverses. Les conditions de fonctionnement de ce congrès mettent
en évidence l’absence de pluralisme organisé. Il n’y a pas
de partis – le Parti Communiste apparaissant plutôt comme un cadre
général que comme une tendance. Par contre, le "Groupe des
députés de Moscou" (en fait : Moscou-Léningrad) se
constitue peu à peu en groupe autonome auquel les intervenants se
référeront comme tels. Pour le reste, l’organisation de l’assemblée
en courants semble s’organiser par la référence à
des personnalités qui les symbolisent.
Nous avons organisé le corpus
par un découpage en parties, réalisé matériellement
par l’insertion de "clés" au sens de la lexicométrie (programme
Lexico1). Ce découpage repose sur l’identification des locuteurs
et leur regroupement. On a en outre mis à part les interventions
du président de séance ou des rapporteurs de commissions.
En particulier, on distingue, dans le cas de M. Gorbatchev, ses interventions
en tant que président de séance et ses interventions "politiques"
et on regroupe les premières avec les autres présidents de
séance. On a regroupé en 8 groupes les députés
qui interviennent :
Groupe 1 : Président ou rapporteur
Groupe 2 : les députés
de Moscou (ville) et de Léningrad, quel que soit leur mode de désignation
Groupe 3 : les députés
de la Fédération de Russie élus sur base territoriale
Groupe 4 : les députés
des autres républiques élus sur base territoriale
Groupe 5 : les députés
"associatifs" de la Fédération de Russie
Groupe 6 : les députés
associatifs des autres républiques
Groupe 7 : interventions diverses,
notamment non identifiées
Groupe 8 : les interventions "gouvernementales"
(essentiellement M. Gorbatchev)
II. APPROCHE GLOBALE : LES MARQUES
DE LA PERSONNE SUIVANT LES GROUPES
Discours, énonciation, personnes
La notion de discours repose sur une
théorie du langage comme actes dans le monde. Elle met en jeu d’une
part l’indexicalité de ces actes (leur valeur d’acte est tributaire
de la situation concrète dans laquelle ils apparaissent), d’autre
part la régularité des marques linguistiques comme traces
d’opérations. L’interprétation de ces marques, sans être
exempte de variations, est soumise à une contrainte de stabilité
suffisante pour assurer l’accomplissement social de l’acte dans la pratique.
On appellera registre discursif
comme une zone de pratiques suffisamment voisines et cohérentes
pour partager une même indexicalité régulée
par une répartition institutionnelle des rôles sociaux. On
est en droit de s’attendre à ce que ces contraintes institutionnelles
se traduisent par des contraintes non arbitraires sur l’usage des marques
linguistiques, et notamment sur celles dont le fonctionnement est le plus
tributaire de l’indexicalité, à savoir les déictiques.
On appellera genre discursif cet ensemble de contraintes non arbitraires
4. L’optique que nous adoptons se situe donc dans la ligne d’hypothèses
ouverte par E. Benveniste, et développée, notamment, autour
d’A. Culioli, par J. Simonin-Grumbach (1975, 1984) et J. Boutet (1994).
L’idée de l’association entre
genre et registre résulte initialement de la remarque de Benveniste
(1966) sur le fait que le passé simple en français n’apparaît
que dans certains usages de la langue et que ces usages (le "récit
historique") s’accompagnent de l’absence des marques de personne. J. Simonin-Grumbach
(1975), s’appuyant sur des formalismes proposés par A. Culioli,
a montré que l’opposition récit/discours pouvait être
complexifiée et a posé la base d’une combinatoire permettant
de situer le "pur" récit à un extrême, le discours
"idéalement complet" à l’autre et de définir chaque
genre concret par sa position dans un treillis des marques énonciatives
qui y sont présentes. Dans un article ultérieur (1984) une
analyse détaillée sur corpus d’un registre particulier (le
texte de presse) lui a permis d’établir le rapport entre la dimension
formelle du genre et la dimension sociologique du registre d’une façon
moins mécanique. Un registre ne présente pas des caractéristiques
de genre strictement homogènes, il se caractérise plutôt
par un forme d’énonciation non marquée, liée à
l’acte initial de se situer dans le type d’activité qui le définit
; à partir de là des formes d’énonciation peuvent
apparaître de façon marquée, manifestant soit son organisation
interne, soit la possibilité toujours laissée au texte de
construire une "sortie" locale de la situation standard de l’acte. Ainsi
on ne peut dire que le texte de presse se caractérise catégoriquement
par une co-énonciation implicite où les énoncés
seraient à la troisième personne et d’où les marques
de personne serait absentes. Elles y sont effectivement assez rares, la
plus fréquente étant on, suivi de nous, je et
vous dans cet ordre. Elles sont souvent sujets ou objets de verbes
de dire (ce qui confirme que leur emploi est un décalage marqué
par rapport au propos normal du registre) et concentrées dans certaines
rubriques que l’on peut considérer comme des sous-registres (nous
dans la rubrique économique du Monde, vous dans
la rubrique radio-télévision de L’Aurore).
C’est cette hypothèse globale
que nous reprenons ici pour examiner sociologiquement la constitution du
champ discursif du politique dans l’univers discursif de l’URSS de 1989,
par l’étude de la répartition des marques de la personne
dans le discours d’assemblée qui constitue notre corpus.
En passant de l’optique spéculative
de la théorie du discours à une optique analytique basée
sur des observations, il est en effet possible de s’appuyer sur la régularité
de telles marques dans des corpus représentatifs du registre pour
reconstituer une description vraisemblable des contraintes institutionnelles
auxquelles les sujets qui prétendent à y occuper une place
légitime sont soumis. La validité d’une telle démarche
repose sur le double phénomène : de la valeur d’acte constructif
du discours qui crée symboliquement les places que l’interprétation
des marques linguistiques présuppose ; de l’interpellation des sujets
se trouvant en position indexicale d’être contraints d’agir dans
le contexte des discours déjà émis et de ne pouvoir
construire de nouveaux actes qu’en prenant en compte le déjà
attesté dans le registre.
Si cette interpellation qui correspond
à l’identification éminemment instable (Cf. Garfinkel,
1985) du Je-ici-maintenant réel de la situation indexicale concrète
avec cet autre Je-ici-maintenant attaché du point de vue
formel linguistique à tout énoncé, les opérations
théoriques qui fondent l’hypothèse de l’existence d’un registre
et permettent la constitution des corpus supposent bien que certaines propriétés
de cette identification ont une stabilité suffisante pour qu’on
puisse soit les imputer à l’ensemble du registre, soit au moins
en dégager certaines contraintes qui en régulent la distribution.
Cette hypothèse de stabilité est déjà implicitement
postulée dans le fait de délimiter un corpus, puisqu’on prétend
par là, d’une part, pouvoir traiter un ensemble d’actes de langage
attestés, tous singuliers, comme situés dans une série
relevant d’une définition commune, et que de plus, en considérant
que cette série finie constituée en corpus est représentative
d’un registre, on s’appuie sur une continuité supposée pour
induire de cette série limitée et "rare" (Foucault, 1973)
des conclusions qui seront valides pour le champ d’activités réelles
ou potentielles essentiellement dense et processuel.
Nous résumerons ces propriétés
en admettant qu’à tout énoncé attesté est associé
linguistiquement un champ situationnel, que l’on peut concevoir comme le
produit (au sens mathématique) de dimensions qu’on peut qualifier
de "modales" dans un sens large : la personne, la localisation, la temporalité,
l’aspect, la dimension alêtique, la dimension déontique, la
dimension du souhaitable, etc. Suivant les langues, chacune de ces dimensions
reçoit un traitement plus ou moins grammatical 5 ou lexical, et
leur inventaire est ouvert 6.
A la suite de ces travaux, J. Boutet
(1994) a montré comment on pouvait relier des observations linguistiques
à des fonctionnements sociologiques. Les données de J. Boutet
étant orales, il faut en outre tenir compte dans la description
des genres de l’aspect interlocutif. On retiendra essentiellement que,
sous la contrainte du genre qui définit le mode d’interlocution,
les acteurs différencient pratiquement leur position dans le registre
par des usages différenciés d’opérateurs, cet usage
étant à la fois signe d’une pré-construction de leur
position (dans l’inter-discours) et (re)constructeur local de celle-ci
dans l’interaction en cours. La notion de dialogisme, sur lequel J. Boutet
insiste, peut être schématisée comme le fait que des
acteurs occupant des places différentes et en rapport discursif
n’ont pas le même arrière-plan constructeur de leur espace
social respectif, les tâches pratiques s’effectuant effectivement
à travers un compromis local suffisant pour que le conflit constamment
sous-jacent puisse être localement mis hors pertinence. L’exemple
canonique pourrait être son analyse de qualification. Il apparaît
à l’analyse que les enquêteurs comme les instances patronales
appliquent ce terme indifféremment aux tâches et aux personnes
alors que les ouvriers et les ouvrières ne l’appliquent tendanciellement
qu’aux personnes. Cette différence n’est cependant pas perçue
comme telle par les interactants. Si on peut prolonger l’analyse de J.
Boutet en voyant dans ces faits (qui s’accompagnent d’un placement énonciatif
différent des groupes sociaux par rapport aux enjeux de la notion)
l’indice de l’existence d’enjeux patronaux liés à la qualification
qui échappent à la légitimité ouvrière
(soit qu’ils aient intérêt à la méconnaître
soit qu’ils en soient exclus par la répartition de l’autorité
dans l’entreprise), on comprend alors qu’une telle divergence soit source
de conflits où les travailleurs "filtrent" dans les effets des évolutions
techniques les conséquences humaines qu’elles ont pour eux et que
les compromis pratiques auxquels aboutissent les conflits soient fonction
d’une pondération (par un rapport de forces) entre les avantages
et les inconvénients des solutions envisagées (dans la dynamique
de l’interaction) pour chacune des positions discursives en présence.
Répartition des marques de la
personne dans le corpus
S’il est clair que toutes les opérations
relevant de la déicticité contribuent à cette relation
genre-registre et à la typologie des discours, nous nous en tiendrons
ici à la dimension de la personne. Un des intérêts
que présente à mes yeux l’application à un discours
politique en langue russe est, outre l’illustration de la problématique,
qu’il permet d’envisager une comparaison plus solide de discours relevant
d’un même registre mais tenu dans des langues différentes.
En effet, en "remontant" des traces dans une langue particulière
à leur description et leur structuration dans un métalangage
plus abstrait, on peut mettre en évidence des similitudes et des
différences qui ne sont pas directement accessibles à partir
de l’apparition empirique de marques qui ont un fonctionnement hétérogène.
En nous centrant sur les marques de
la personne, nous cherchons donc à dégager systématiquement
un aspect partiel, mais accessible, de cette dynamique.
Pour pouvoir travailler sur la présence
des marques de la personne, avec l’aide des outils informatiques dont nous
disposons, il est commode de se centrer dans un premier temps sur ce que
j’appellerai les marques segmentables, c’est-à-dire les mots.
En français, cela implique d’examiner
la série de termes : je, tu, on, nous, vous et leurs formes
dérivées (moi, me, mon, mes, mien, mienne, miens, miennes,
toi, te, ton, tes, tien, tienne, tiens, tiennes, notre, nos, nôtre,
nôtres, votre, vos, vôtre, vôtres) en fonction des
effets réguliers que l’on peut postuler à partir de leur
signification.
En russe, la série des termes
à examiner est nettement plus complexe. En effet, le russe étant
une langue à déclinaison, chaque terme est susceptible d’apparaître
sous une forme différente pour chacun des cinq cas (nominatif, accusatif,
génitif, datif, instrumental, locatif) que comporte la grammaire,
les possessifs pouvant être au masculin, au féminin au neutre
ou au pluriel. Nous avons donc eu à rechercher dans le texte, compte
tenu des indistinctions et des homographies, 61 formes graphiques différentes.
En regroupant toutes les marques segmentables
de la personne, on ne fait qu’une approximation. En effet des verbes comme
vidite (vous voyez) peuvent apparaître sans pronom sujet,
et ne sont donc pas décomptés. La grammaire russe nous épargne,
par ailleurs, la distorsion introduite en français par les formes
réfléchies. Pour ce qui est des marques présentes
globalement, les écarts sont cependant assez amples pour qu’on puisse
s’en tenir dans un premier temps aux formes segmentales.
Les personnes et les cas
Notre corpus comporte 134 883 occurrences.
En regroupant les diverses formes (pronoms + possessifs à leurs
divers cas) on constate que l’on trouve :
– 2 516 occurrences d’une forme de
"nous" (1,9% des occ.)
– 1 381 formes de "je" (1,02%)
– 337 formes de "vous" (0,25%)
– 17 formes de "tu" (0,01%)
Globalement, le discours est donc fortement
un discours de première personne, avec priorité de "nous"
sur "je" (deux fois moins fréquent), des "vous" relativement rares
et pratiquement pas de "tu" (la distribution tu/vous en russe relève
du même phénomène de "tutoiement" qu’en français).
Une première exploration de
cette structure d’emploi des personnes peut se faire en se servant des
groupes de députés. On ne retiendra pas dans ce traitement
les formes de tu ni les deux groupes (président-rapporteur
et interventions non identifiées) où les marques sont trop
incertaines. Les six autres groupes ne manifestent pas, à l’égard
de l’usage des pronoms, une différence tranchée de comportement,
et la façon dont ils se différencient à cet égard
n’apparaît qu’à l’aide de tests statistiques. Nous avons utilisé
le c2 pour mettre ce phénomène en évidence.
Nous avons distingué, dans l’usage
des pronoms, trois "classes" : un pronom peut être utilisé
sous sa forme de nominatif, ce qui correspond à une position sujet,
ou sous une forme fléchie correspondant à un usage en position
dépendante dans la proposition, et où nous avons regroupé
également tous les usages des possessifs quel qu’en soit le cas,
y compris le nominatif. Nous avons cependant mis à part les formes
en u + génitif ("chez moi/vous/nous") dont l’usage avec le
verbe être est considéré comme équivalent à
l’usage du verbe avoir en français (cf. E. Benveniste, 1966,
chap. 16).
Nous avons donc trois dimensions (personnes,
cas, groupes) à notre tableau, que pour des raisons informatiques
nous avons réduit aux formes apparaissant plus de 10 fois, les autres
étant difficiles à répartir par groupe. Le tableau
complet des formes tel qu’il ressort du dictionnaire de fréquences
globale est le suivant (entre parenthèses, fréquences supérieures
à 10 et en excluant les groupes 1 et 7, chiffres que nous utiliserons
pour les analyses par groupe).
Ce tableau met en évidence un
"effet de genre" massif, et qui se retrouvera dans tous les groupes, de
différenciation de l’usages des personnes en position sujet et en
position complément. Nous avons déjà vu l’effet personne,
qui privilégie "nous" (60% des marques de personne) puis "je" (33%),
et "vous" en dernier (7%). Les usages en nominatif ou en cas fléchis
se répartit à peu près par moitié, si l’on
ne distingue pas la forme d’"avoir" périphrastique (u + gén.).
Mais alors que le nominatif représente les 2/3 des emplois de "je",
il ne représente que 42% des emplois de "nous" et le tiers des emplois
de "vous". Quant à la forme en u, si elle représente
2,7% des "je" et 2,4% des "vous", elle apparaît avec une fréquence
trois fois plus grande (8,2) pour les "nous". Il en résulte que,
si en position sujet, "je" et "nous" sont à peu près aussi
employés, "nous" prédomine nettement dans les emplois fléchis,
dont il constitue à peu près les deux tiers, et encore davantage
dans la forme en u, dont il représente près de 9 emplois
sur 10.
L’énonciation suivant les
groupes
Bien que ce ne soit pas absolument
licite statistiquement, nous noterons que, en appliquant aux c2 une démarche
analogue à l’analyse de la variance, sur les six groupes (2, 3,
4, 5, 6, 8) les plus intéressants et pour les formes ayant une fréquence
supérieure à 10, le c2 global à 3 dimensions est de
l’ordre de 390 (20 dl), de 250 pour l’effet (cas)x(personne)
(4dl), de 50 pour chaque effet (groupe)x(cas) (10 dl)
et (groupe)x(personne) (5 dl), ce qui amènerait
à attribuer environ 40 aux effets d’interaction.
Cette analyse "interne" des marques
de la personne doit tout d’abord être complétée par
un examen du rapport à l’ensemble du corpus. Un deuxième
tableau (page suivante) donnera une idée de la situation. On constate
donc qu’en général les écarts sont faibles, sauf pour
le groupe 8, c’est-à-dire les interventions "gouvernementales" (essentiellement
le discours de M. S. Gorbatchev) qui emploie plus de deux fois plus de
marques énonciatives que la moyenne des locuteurs. Le groupe 2 (Députés
de Moscou et de Léningrad) suremploie lui aussi les marques énonciatives,
mais dans une moindre proportion (+ 9% par rapport au nombre attendu),
tous les autres groupes ayant tendance à être proches mais
en-dessous de la moyenne.
En éliminant l’"effet Gorbatchev"
(qui peut être attribué à une différence de
position énonciative) le tableau devient :
La singularité du groupe 2 est
donc renforcée lorsqu’on compare entre elles les interventions des
députés, et leur "contre-modèle" est (faiblement)
le groupe 3 (autres députés élus de la Fédération
de Russie).
A partir de cette situation de base,
on peut donc étudier de façon différentielle l’usage
de l’énonciation par groupe. Ces différents groupes ont-ils
des usages "internes" des différentes marques qui soient homogènes
ou sinon où sont localisées les différences essentielles
?
On constate tout d’abord une différence
dans l’emploi des personnes ( c2 = 40,15 ; 10 d.l.) qui n’est pas de grande
ampleur. Les comportements des groupes 4 et 6 (députés nommés
par les associations) sont moyens pour toutes les personnes. Le groupe
3 ne se caractérise que par son sous-emploi de "vous" (4,7% des
formes retenues contre 6,5% en moyenne). Les groupes 2 et 8 suremploient
"je" et "vous", le groupe 5 suremploie "nous".
Le tableau global des cas n’amène
pas de résultats nouveaux, puisque la forte dépendance entre
personnes et cas conduit à retrouver comme prédominance des
formes fléchies la prédominance de "nous", et du nominatif
là où "je" est plus fréquent. L’examen de l’interaction
personne-cas est plus intéressante.
La distribution du nominatif suivant
les personnes est uniforme ( c2 NS), de même que celle de la forme
en "u", si l’on excepte la concentration de u vas ("chez nous",
"vous avez...") dans le groupe 3. Par contre, les autres formes fléchies
manifestent une nette différence des usages des groupes ( c2 @ 40).
Ce tableau confirme en le nuançant le résultat sur les personnes
: suremploi de "vous" dans le groupe 2 (mais le suremploi de "je" disparaît,
il est réparti sur l’ensemble des cas) ; sous-emploi de "vous" dans
le groupe 3 ; suremploi de "je" et "vous" par M. S. Gorbatchev (gr. 8).
Ce tableau ne fait plus apparaître le sous-emploi de vous ni le sous-emploi
de "nous" du groupe 5 – ils sont liés à un suremploi des
formes fléchies (+ 14%) par ce groupe, avec la préférence
habituelle des formes fléchies pour cette personne.
Par contre il fait apparaître
dans le groupe 6 un sous-emploi de "je" en forme fléchie, et rend
plus apparent le sous-emploi de "nous" par M. S. Gorbatchev. Sous-emploi
très relatif pour ce dernier, ces formes qui représentent
31% des formes retenues en représentent seulement 21% de la partie
8, mais comme cette partie présente deux fois plus de formes énonciatives
retenues que la moyenne, ces formes apparaissent donc dans cette partie
avec à peu près la même fréquence que dans les
autres : c’est l’emploi des autres formes qui y est globalement plus fréquent,
qu’il s’agisse de la même personne au nominatif ou des autres personnes
à tous les cas.
Si l’on revient au modèle statistique
le plus simple et qu’on considère l’inégalité de répartition
des formes fléchies de "nous" suivant les parties, on voit que ces
formes sont sous-représentées dans le groupe 2, sur-représentées
pour les députés nommés (groupes 5 et 6), quelque
soit leur république d’origine, et moyennes (0,84‰) dans les autres
groupes y compris le groupe 8. Par rapport à ce dernier groupe,
on reste libre de penser soit qu’il emploie cette forme de façon
banale, et que ce sont toutes les autres qu’il sur-emploie, soit qu’il
la sous-emploie à la façon du groupe 2 mais que cet effet
est masqué par le sur-emploi des formes personnelles.
Du côté des personnes,
"je" et "vous" ne présentent pas, par rapport à l’usage des
cas, de différences significatives entre les groupes. Par contre
on retrouve un tel effet avec "nous". Le tableau est significatif (c2 @
47, 10 d.l.). Le nominatif est suremployé par les groupes 2 et 8,
sous-employé par le groupe 5 (Nommés de la fédération
de Russie). La forme en u est également répartie,
sauf un sous-emploi remarquable dans le groupe 6 (Nommés des autres
républiques). Les autres formes fléchies suivent symétriquement
le comportement du nominatif (elles sont sous-employées pour les
groupes 2 et 8, suremployées par le groupe 5) et sont également
suremployées par le groupe 6 (voir tableau ci-contre).
III. Différenciation des
valeurs. La forme nas dans l’expression u nas
Pour préciser une analyse qui
est restée globale jusqu’ici, nous allons examiner plus précisément
la distribution des formes fléchies de "nous", comme distribution
langagière et non plus statistique. La forme nas est la plus
fréquente – du moins en forme unique 7. Il y a en effet 362 occurrences
de cette forme, soit à peu près le quart des formes fléchies.
En effet si les possessifs représentent la moitié de celles-ci,
ils sont dispersés sur 12 formes différentes. Plus de la
moitié des occurrences sont la forme u nas, pour laquelle
on peut distinguer grossièrement deux valeurs :
– avec le verbe être, elle exprime
la possession (on la traduirait par : "nous avons...")
– en position non régie (comme
"complément circonstanciel"), elle exprime une localisation et pourrait
se traduire par "chez nous".
L’un et l’autre de ces emplois permet
de voir comment le discours tenu cadre localement la relation énonciative.
L’inventaire plus détaillé des valeurs nous donnera accès
à la structure "locale stable" du discours tenu. Les formes u
nas étant encore trop nombreuses pour un travail exhaustif,
nous pouvions soit échantillonner au hasard, soit utiliser à
titre d’essai une sous-population des emplois. Il était commode
compte tenu du fait que notre corpus avait gardé la distinction
entre majuscules et minuscules, de retenir les occurrences de cette forme
en début de phrase (39 occ.), dont le placement est particulièrement
significatif et dont l’effectif restreint permet une analyse détaillée.
Admettant que "nous" a pour valeur
un certain voisinage de l’énonciateur, on le caractérisera
en fonction de ses inclusions explicites et ses exclusions par opposition.
Ce traitement s’appuie sur certaines considérations théoriques.
Classification des champs d’usage
Principes généraux
Chaque dimension déictique,
et notamment celle de la personne, peut être conçue comme
un espace centré sur une origine, comportant une position formelle
alternative et dans lequel on peut situer des référents.
Les points de cet espace sont notés par des lettres bouclées
(par exemple T0 désignera l’origine formelle de la dimension temporelle,
S1 ou Tu l’alternative de la dimension de la personne, Locw le placement
d’un référent dans la dimension de la localisation). Les
marques linguistiques doivent être interprétées en
fonction de leur placement dans cet espace. Ainsi, le mot mon sera
interprétable comme une occurrence de la position JE (lettres droites,
trace d’opération) dont la valeur est habituellement (mais pas toujours)
l’origine de l’énonciation (JE=Je ou S0). Dans la dimension de la
personne, JE se place donc à l’origine de l’énonciation (S0),
TU représente le point alterne (S1) et les non-personnes sont placées
comme référents avec un statut Sw.
Le traitement des autres marques (en
français, on retient nous, vous, on) soulève d’autres
problèmes, particulièrement riches. Il s’agit, ainsi que
le note Benveniste, non de formes plurielles, mais de formes "expansées"
: nous réfère à une "zone" de voisinage de
Je que l’on considérera comme ouverte, et qui est définie
contextuellement. Suivant une formulation que j’ai définie ailleurs
(Achard, 1993a), on admettra que la valeur bouclée Nous renvoie,
dans l’espace de la personne, à la zone stable d’où l’énoncé
peut être pris en charge sans modification. En l’absence de marque
de la personne, l’énoncé se donne comme indifférent
à la localisation de son origine dans l’espace de la personne. Cette
zone a alors pour valeur l’ensemble de l’espace de la personne. L’usage
explicite d’une marque NOUS dans l’énoncé signale alors la
pertinence locale d’une distinction entre l’espace énonciatif et
le champ de Nous. Il n’implique a priori pas de spécification
particulière de la nature de cette restriction. De même, qu’il
y ait ou non présence de la marque NOUS, la présence dans
le discours d’énonciateurs potentiels en position de référents
objectivés limite l’extension du champ de cette prise en charge,
puisqu’une prise en charge à partir de la position ainsi objectivée
neutraliserait l’opposition établie entre Je et le référent
de cette position 8. On peut ainsi considérer la réunion
de ces référents comme le fermé complémentaire
de l’ouvert formel Nous.
A la suite de Simonin-Grumbach et de
Boutet, Jacques Girin (1988) a appliqué un traitement discursif
de ces mécanismes à un corpus de discours syndical. Il distingue,
pour le "calcul" des valeurs référentielles des marques de
NOUS en emploi, quatre types d’emploi : spécifiés, opposés,
anaphoriques et déictiques.
Dans notre formalisme, le phénomène
de NOUS opposé est celui dont le fonctionnement est le plus simple.
Il résulte de la présence dans l’énoncé d’objets
en situation référentielle opposés à "nous"
et par conséquent exclus de son champ (" les patrons nous
ont convoqués ").
Une occurrence de NOUS sera considérée
comme spécifiée, si l’énoncé comporte des séquences
qui rendent "équivalentes" une description référentielle.
Dans notre formalisme, la description des opérations impliquées
est un peu plus complexe puisque dans un premier temps, la différence
est posée pour être simultanément annulée. Les
places appositives sont particulièrement propres à de telles
opérations (" A la CFDT, nous sommes implantés ... ")
Une occurrence de NOUS sera considérée
comme anaphorique dans la mesure où elle n’introduit pas de calcul
spécifique de son champ mais où celui-ci reprend simplement
une valeur définie antérieurement.
Une occurrence de NOUS qui ne relève
d’aucune de ces catégories sera considérée comme "déictique",
et sa valeur renverra simplement à la situation d’énonciation.
L’examen du texte permet de repérer
autour des traces de NOUS les éléments dont la signification
"force" des opérations de délimitation de ce genre. En l’absence
de tels forçages on ne peut bien sûr
exclure qu’interviennent des éléments
pragmatiques qui induisent de telles opérations mais sans traces
textuelles. Un NOUS formellement déictique peut en fait fonctionner
dans le cadre d’une opposition dont le deuxième terme résulte
de la pragmatique de la situation.
En particulier, il est pragmatiquement
important de savoir dans quelle mesure Tu (le "co-énonciateur")
est inclus ou non dans le champ de Nous 9. Or s’il existe des cas où
cette question peut être réglée grâce à
l’existence de contextes opposés (" nous vous demandons ...")
ou spécifiés (" Tu te souviens, nous y avons été
ensemble "), dans la plupart des cas, c’est le contexte pragmatique
qui conduit à interpréter un NOUS comme inclusif ou exclusif
10.
J. Girin se sert de ces catégories
essentiellement pour mettre en évidence une dynamique où,
dit-il en conclusion, l’incohérence du texte se manifeste par "
les variations de signification des pronoms nous tout au long du
propos ", tandis que " l’incohérence globale se résout en
cohérences partielles dès lors que l’on découpe l’ensemble
en parties où la position du témoin reste stable ". Notre
propos ici est assez différent, dans la mesure où nous cherchons
les stabilisations non dans la séquence où une même
référence est maintenue (notamment grâce aux séquences
de reprise anaphorique) mais dans l’intertextualité qui permet à
toutes ces séquences, reliées ou non entre elles par un processus
discursif effectif, d’être intelligibles. Bref, si Girin recherche
pour chaque séquence la forme minimale fixée de l’espace
énonciatif rendant intelligible la séquence (il procède
par intersection), le travail sur nous dans la visée de la
description d’un registre discursif recherchera au contraire un mode de
cumulation dans un même espace énonciatif maximal (en procédant
par réunion) qui permette de rendre compte de la compatibilité
entre les différentes valeurs que prend chaque occurrence de nous.
Plus précisément, cet espace cumulé doit représenter
la cohérence restituable qui permet à chaque occurrence de
NOUS de supporter des "calculs" sur la valeur de Nous en accord avec l’interprétation
pragmatique de l’énoncé comme acte dans la situation.
Modèle opératoire
Comment passer de la dynamique locale
des opérations à une description de l’espace énonciatif
stabilisé dans le registre ? On peut considérer que chaque
occurrence de NOUS, si elle n’est pas simplement anaphorique (si elle supporte
un calcul de "recadrage" de son champ référentiel) s’inscrit
dans le champ précédemment construit pour le restreindre,
par exclusion d’un objet opposé ou par centrage autour de sa spécification.
Ce dont on peut postuler la stabilité est alors l’ensemble de ces
relations d’inclusion entre les différents champs possibles, et
que cette stabilité est garantie par la répétition
de ces opérations. Nous avons ainsi (Achard, 1994b) pu montrer que
dans l’activité de passation d’un questionnaire, la structure d’usage
des pronoms permet de mettre en évidence les caractéristiques
suivantes :
– le centrage du discours sur l’enquêté,
qui se manifeste par l’usage préférentiel de VOUS par l’enquêteur
et de JE par le sondé
– l’existence de deux niveaux d’énonciation,
un dialogue en discours rapporté (direct libre) entre le questionnaire
et la réponse enregistrable, et une énonciation "vivante"
de négociation entre enquêteur et enquêté quant
à la tâche "remplir le questionnaire"
– six champs énonciatifs stables
décrivant la position d’interaction, que l’on peut décrire
systématiquement par des rapports d’inclusion et d’opposition:
A – le plus général correspond
à un Nous non limité, inclusif
B – Un second Nous inclusif concerne
la situation effective de passation et peut être considéré
comme le Nous local de la passation. Il se manifeste sous forme d’occurrences
déictiques.
C – L’enquêteur lorsqu’il utilise
un Nous exclusif maximal se situe dans un champ que j’appelle "l’appareil
d’enquête"
D – En opposant dans C le Nous courant
aux concepteurs et en spécifiant l’entreprise à laquelle
il appartient, l’enquêteur se situe dans un Nous que j’appellerai
"l’organisme technique"
E – Dans le champ D, il arrive à
l’enquêteur de se situer dans un champ où le groupe des enquêteurs
s’oppose à une instance peu déterminée (opposition
Nous/On) que l’on peut interpréter comme la hiérarchie
intérieure à l’entreprise
F – Du côté de l’enquêté,
on trouve un champ de Nous correspondant à sa vie personnelle, qui
n’est pas davantage spécifiée par les emplois de NOUS/ON,
mais que l’on pourrait structurer à travers les oppositions mises
en jeu par les emplois de VOUS dans le discours de l’enquêteur 11.
En partant de A, on peut donc décrire
chacun de ces champs par une sorte de "langage formel" du type : X=Y/O(S)
que l’on peut lire comme : le champ X se déduit de (est inclus dans)
Y par opposition à l’objet O et se spécifie comme S. La structure
ci-dessus se décrit alors comme :
B = A (déictique)
C = A/Tu (Organisme technique avec
commanditaire)
D = C/commanditaire (Organisme technique)
E = C/On
F = A/C
On constate aussi que le locuteur enquêteur
peut construire une valeur de Nous plus restreinte que E (" je ne sais
pas où est passée cette feuille ? Nous nous en servons
à deux "), que l’on peut négliger dans la description en
considérant qu’elle n’est pas suffisamment stable.
Les valeurs de U nas dans le
corpus
Inventaire des valeurs
C’est cette méthode que nous
appliquerons maintenant au discours politique soviétique par l’examen
de tous les U nas de début de phrase.
Le premier élément de
la classification sera le rapport au co-énonciateur. Sur 39 occurrences
23 ont des interprétations inclusives, 14 des interprétations
exclusives et deux restent ambiguës. Dans presque tous les cas ces
interprétations sont pragmatiques plutôt que linguistiques.
A priori Tu peut être dans trois
positions différentes :
– il peut être inclus à
la valeur de "nous" par une opération de spécification. Exemple
:
(1) u nas s vami sejc&as, estestvenno,
net tokogo reglamenta
[Chez nous avec vous maintenant, naturellement,
pas de tel règlement]
"Nous (vous et nous) ne disposons
naturellement pas maintenant d’un tel règlement" (Président
de séance)`
– il peut se trouver exclu de la valeur
de nous par opposition discursive
(2) V svoem vystuplenii, ja s&c&itaju,
vy, nevol'no, oskorbili nas
[Dans son intervention, je compte,
vous, involontairement, offenser(passé) nous]
"j’estime que dans votre intervention,
et sans le vouloir, vous nous avez offensé (dép. 56, Obolenskij,
A.M., groupe 3).
Ce cas net d’opposition ne se rencontre
pas avec u nas.
– Il peut se trouver indéterminé
entre inclusion et exclusion. Ce sont d’autres éléments "pragmatiques"
qui orienteront plus ou moins l’interprétation. Ainsi dans :
(3) u nas nac&inaetsja rabota
nad novoj konstitutsiej
[Chez nous se commence le travail
sous une nouvelle constitution.]
Nous commençons à travailler
sur une nouvelle constitution (dép. 126 I.C. Tihonovic&, groupe
4).
Rien dans la forme n’indique que le
"nous" soit inclusif, cette phrase aurait pu être une déclaration
à un journaliste étranger, seules les conditions pragmatiques
induisent une interprétation inclusive. De même, et réciproquement,
dans :
(4) u nas v Moldavii sily ekstremisma
(...) ne poluc&aja otpora ot gosudarstvemnyh organov (...) uvelic&ivajut
svoju socjalnuju bazu
Chez nous en Moldavie les forces de
l’extrémisme, ne recevant pas d’opposition des organes gouvernementaux,
élèvent leur base sociale (Dep. 113, B.T. Palagnjuk, groupe
4)
l’exclusion de l’énonciataire
ne résulte que du fait que l’énonciation ne se tient pas
dans le cadre moldave (spécifié).
Ce qui nous concerne ici, ce sont les
différents champ d’interlocution, du point de vue pragmatique. Nous
avons ainsi classé 38 occurrences sur les 39, la trente-neuvième
n’étant pas énoncée d’un même point de vue (il
s’agit d’un discours rapporté – citation du Comité Central).
Le résultat est représenté dans le tableau suivant.
On dégage donc 7 valeurs différentes
que l’on peut noter ainsi :
A = /Etranger
B = A/Tu (région particulière)
C = A/nos électeurs, le gouvernement,
le parti
D = C/Tu (groupe civil particulier)
E = C/Tu (instance particulière)
F = C/Tu (tendance particulière)
G = F (B)
On a noté par une double barre
horizontale les oppositions et entre parenthèses les spécifications.
Il faut souligner que dans les occurrences particulières c’est le
plus souvent des considérations pragmatiques et non le contexte
qui permet d’affecter une occurrence à une valeur.et c’est donc
par stabilisation que l’on peut affecter à une position d’acte les
oppositions et les spécifications qu’elle peut parfois supporter.
Si dans ce graphique, les lignes descendantes
notent l’inclusion, nous avons particularisé sous forme de double
trait barré le cas particulier où l’inclusion s’accompagne
d’une opposition : dans ce cas la dynamique discursive crée une
situation d’opposition privative. Ainsi, lorsque des députés
s’adressent au congrès comme députés d’une région
particulière en se constituant en classe spécifiée
(les députés des républiques baltes) en opposant leur
"nous" à une forme de "vous", passant ainsi d’une situation inclusive
à une situation exclusive. C’est le cas des classes F et G par rapport
à la classe C. Il y a donc lieu de distinguer entre l’opposition
simple (équipollente), l’inclusion simple qui recadre par restriction
le champ de Nous et la mobilisation simultanée des deux phénomènes
où la valeur de Nous nécessite pour être interprétée
de prendre en compte l’inclusion/différenciation des places de prise
en charge par rapport à la catégorie englobante.
La nécessité de prendre
en compte de tels phénomènes est le symptôme d’un phénomène
plus général. Si dans un premier temps, une classification
de la valeur strictement locale de chaque occurrence permet de dégager
une structure d’ensemble du champ pragmatico-énonciatif du registre
discursif, ces valeurs locales doivent dans un second temps être
réinterprétées par rapport à l’ensemble de
la structure ainsi dégagée. Ainsi parler en B, au nom d’une
région particulière, c’est aussi, en fait, parler dans le
congrès, comme député. En ne mobilisant pas la virtualité
d’opposition entre la situation de député et la situation
de locuteur quelconque de la région particulière au nom de
laquelle on parle, le discours ainsi tenu ne met pas en doute la légitimité
de porte-parole de celui qui parle. Dans la construction la plus locale
de ce discours, cette non mise en doute n’a pas plus de valeur que la non
mise en doute, disons, de la capacité du locuteur à parler
un russe intelligible. La présence de cette mise en doute dans l’interdiscours
induit pourtant à reconnaître une valeur à ce questionnement,
et à spécifier cet effet. Méthodologiquement, on se
donne ainsi les moyens de construire un paradigme par recollement à
partir d’opérations locales. Cette première interprétation
est certes tributaire d’hypothèses externes mais celles-ci sont
très générales et donc "solides", et la structure
de paradigme qui s’en dégage et ouvre vers des interprétations
plus larges ne constitue pas une projection des catégories a
priori de l’analyste.
Les valeurs de Nous en fonction
des groupes
L’examen par groupe de députés
des répartitions des valeurs de "nous" dans l’expression u nas
en début de phrase fait apparaître certains phénomènes
intéressants, bien que partiellement prévisibles.
La position de président
de séance (gr. 1) se marque par l’usage de cette expression
(2 occ.) marquée par une ambiguïté entre une valeur
exclusive ("nous" de majesté lié à la fonction) et
une valeur inclusive dont l’horizon est l’ensemble des députés
:
(5) U nas glavnoe predloz&enie
vneseno ot imeni vseh delegacij, poetomu pros&u, tovaris&c&i,
vyskazivatsja kratko
[chez nous importante proposition
déposée au nom de toutes les délégations, pour
cela je demande, camarade, intervenir court]
"Nous avons une importante proposition
déposée au nom de toutes les délégations, aussi
je vous demande, camarades, d’intervenir brièvement";
Le "nous" est-il "nous, président",
ou "nous, assemblée" ?
L’ambiguïté est liée
au rôle même de président, comme dans l’exemple 1 ci-dessus,
où le u nas s vami ("chez nous avec vous") force l’interprétation
inclusive, mais sur la base du fait qu’elle ne va pas de soi ("miroitement"
de l’interprétation de s vami entre spécification
et opposition, créant un mode d’opposition privative).
Les députés de Moscou
et de Léningrad utilisent cette expression presque toujours
(4 occ. sur 5) par référence à l’URSS dans son ensemble.
Ce qui est alors opposé est une situation autre : " chez nous,
il y a eu des élections dans une situation concurrentielle (à
la différence du passé) 12 ; on n’impute pas aux entreprises
les dommages causés à l’environnement 13, contrairement à
ce qu’il convient de faire ; il y a un théâtre remarquable,
mais les deux tiers de la population d’Union Soviétique n’habite
pas en ville 14 ; la situation économique est difficile 13. " Un
seul cas utilise "nous" avec une valeur exclusive. L’intervenant (Kudrjavcev
V.N.), de l’Académie des Sciences, dit que, dans son organisme,
"seuls trois d’entre nous" se sont montrés prêts à
abandonner leurs recherches pour participer au parlement. Ce groupe, bien
que défini sur une base territoriale, n’utilise pas la forme u
nas en début de phrase pour s’identifier à une région
particulière. Il se définit par une position globale inclusive,
par rapport à laquelle il ne se pose pas non plus en tendance.
Les députés élus
sur bas territoriale de la Fédération de Russie utilisent
5 "nous" inclusifs et 7 "nous" exclusifs à base territoriale, pour
cette forme u nas. Les députés élus des
autres fédérations ont une répartition semblable
(4 inclusifs, 7 exclusifs). Dans les deux cas les u nas inclusifs
portent plutôt sur les travaux de l’assemblée et les exclusifs
sur la situation dans leur région ou leur république. Le
u nas relevé dans le groupe 7 est prononcé par un
député non identifié ; mais il s’agit dans son cas
des républiques de l’Asie centrale (u nas exclusif). On ne
sait pas s’il est élu ou nommé, mais il est probablement
élu.
En effet, on ne relève chez
les députés associatifs aucun u nas à
valeur locale : les 5 occurrences sont le fait de nommés de la Fédération
de Russie, ils sont inclusifs et à valeur sur l’ensemble de l’URSS.
Le champ du Nous politique dans la
perestroïka
On voit donc ici commencer à
se dessiner une interprétation de sociologie politique de l’URSS
en 1989. La procédure de description "descendante" que nous avons
adoptée décrit l’énonciation en partant d’une description
générale imprécise et en la précisant par degrés.
La répartition "externe" des locuteurs permet de localiser certains
points de variation, mais en réalité, ces groupes ne sont
nullement homogènes. La forme U nas en début de phrase
nous donne un petit échantillon, traitable qualitativement, du positionnement
énonciatif. Cette forme, en place thématique, donne une idée
des transitions vers le "nous" d’une énonciation, et situe donc
la frontière de l’horizon.
La place particulière de M.
S. Gorbatchev se dessine alors par l’intensité de l’énonciation.
Il n’est pas un député parmi d’autres mais se construit en
interlocuteur. Ceci se marque par la prégnance de l’énonciation
"je/vous", ce qui ne signifie pas que ce locuteur soit à l’écart
des marques communes pour le reste : son emploi de "nous" n’apparaît
en creux que dans la mesure où cette autre énonciation se
surajoute.
On peut ici introduire un élément
extérieur pour l’interprétation : la pérestroïka
s’est très tôt définie comme une injonction paradoxale
: "sois libre". Induite du sommet, elle prenait d’une certaine manière
en compte ce qui a pu être dit de la langue de bois, et quelques
émissions de télévision auxquelles j’ai assisté
en septembre 1986 m’avaient frappé par l’insistance sur le terme
"lic&no", ("personnellement"). La personnalisation du discours, même
de la position énonciative de N. S. Gorbatchev, est un effort volontariste
de rupture avec les formes antérieures, telles que par exemple décrites
par P. Sériot (1985).
Cette personnalisation du discours,
c’est essentiellement le "groupe" des députés de Moscou qui,
dans l’assemblée, le reprend. On peut voir une sorte d’échelle
se dessiner, finalement surtout sensible par l’analyse des formes lorsqu’on
distingue entre leur valeur inclusive et exclusive. Si la forme u nas
en début de phrase est distribuée uniformément pour
presque tous les groupes (sauf les associatifs des autres républiques),
son emploi exclusif se concentre sur les députés élus,
de la Fédération de Russie (hors Moscou-Léningrad)
ou des autres républiques. Tout se passe comme si les députés
de Moscou et de Léningrad, participant directement au processus
de la perestroïka, tendaient à une personnalisation effective
de leur discours, alors que les députés élus ne personnalisaient
que leur appartenance à un groupe de mandants, et les députés
associatifs évitent la personnalisation. A l’extérieur, les
associatifs des autres républiques évitent la forme trop
forte u nas, qui leur ferait courir le risque d’une position particulariste
qu’ils rejettent, alors que les associatifs de la Fédération
de Russie peuvent l’employer, dans une conjoncture de domination. Soulignons
que les contraintes qui pèsent sur cette énonciation ne sont
pas strictement factuelles, les élus et les nommés de la
Fédération de Russie partagent la situation idéologique
plutôt "conservatrice" comme l’implantation locale dont ils émanent,
mais relèvent de la construction du nas de l’interlocution.
Cela ne signifie pas une identité
de position entre les élus de la Fédération de Russie
et ceux des Républiques. La mauvaise identification qui caractérise
ces derniers au plan statistique global tient sans doute à la grande
hétérogénéité des situations entre les
pays Baltes, les pays de l’Asie Centrale, la Géorgie, la Bielorussie,
l’Ukraine, etc.
Si on regarde diverses marques de l’énonciation
de ces deux groupes à l’aide des statistiques de spécificité
de "Lexico 1", plus exigeantes que le c2, et opérant sur des statistiques
non regroupées, on constate que :
– si les élus de la Fédération
de Russie (hors Moscou-Leningrad) et ceux des autres républiques
partagent la spécificité négative de "je" nominatif,
celle-ci est beaucoup plus nette pour les premiers que pour les seconds,
et ce n’est pas un simple artefact statistique.
– le "nous" nominatif est significativement
sous-représenté dans le groupe des élus de la Fédération
de Russie et non dans celui des autres républiques. Il en est de
même du "vous" de début de phrase.
Sur ces marques isolées, dans
la Fédération de Russie, le groupe 3 (élus) apparaît
donc bien comme moins énonciatif que le groupe 4 (associatifs).
Ce qui confirme la statistique de l’ensemble des marques énonciatives.
Or ces deux groupes sont banaux quant à la répartition (au
sens du c2) des pronoms "je" et "nous" entre eux, la différence
portant alors sur la seule sous-représentation de "vous" pour les
élus.
La structure des U nas initiaux
témoignent donc de l’existence assez centrale dans le discours parlementaire
de 1989 du primat de la problématique "fédérale" (pour
utiliser un terme arbitraire) du pays, où la récurrence de
l’usage inclusif "URSS" semble le signe d’une insécurité
sur la légitimité de l’Union (cette récurrence relèverait
de la dénégation), cette unité étant d’une
part en comparaison constante avec ce qui se passe ailleurs et d’autre
part en éventuelle concurrence avec des ancrages plus locaux sur
une base géographique.
Ces résultats peuvent sembler
évidents intuitivement. En fait, il n’en est rien, même si
la forme en u favorise les placements les plus globaux, et que sa
fréquence dans le corpus tient à une contrainte linguistique.
Un bref retour à l’optique comparative
à la base de nos préoccupations initiales permet de le voir.
Ce mode d’énonciation est en effet extrêmement différent
de celui de l’Assemblée Nationale en France 15. Il serait sans doute
imprudent de conclure sur la base de ces seuls travaux exploratoires à
une différence insurmontable entre les constructions du politique
en France et dans l’ex-URSS. Cependant les phénomènes que
nous avons dégagés montrent bien d’une part le manque d’évidence,
pour les députés soviétiques, de la légitimité
du cadre politique d’ensemble de l’URSS, d’autre part un marquage préférentiel
en termes de différences territoriales et la faiblesse de l’institutionnalisation
des courants politiques.
La différenciation des groupes
au sein de cette structure commune permet d’esquisser un dialogisme entre
un courant conservateur marqué par une énonciation plus impersonnelle
(surtout en ce qui concerne la forme sujet) et une personnalisation du
propos partant du "sommet", reprise par une tendance libérale minoritaire.
Une analyse plus fine permettrait de
montrer que l’appel au régional se fait selon deux modalités
assez différentes, ayant valeur d’"appel au réel" pour le
courant conservateur et de revendication autonomiste ou indépendantiste
pour des courants nationalistes que la répartition en groupes que
nous avons adoptée n’isole pas. La prégnance de cet appel
au régional, indépendamment des enjeux momentanés
qui les mettent en perspective, est en tout cas une différence marquée
avec le discours politique français, et permet de mieux comprendre
que l’éclatement de l’Union ait pu être si rapide.
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