Jacques GUILHAUMOU
UMR "Telemme" - CNRS - Aix-en-Provence
(guilhaum@newsup.univ-mrs.fr)
L'ANALYSE DE DISCOURS ET LA LEXICOMETRIE. LE PERE DUCHESNE ET LE MOUVEMENT CORDELIER (1793-1794)
Dans la mesure où elle permet une approche quantitative de la
répartition des formes dans un corpus déterminé, la
lexicométrie occupe une position spécifique au sein du dispositif
expérimental de l'analyse de discours.
En effet, l'historien du discours s'intéresse d'abord aux
ressources interprétatives des textes sur la base d'une lecture
d'archives dominée par la saisie de sources hétérogènes.
Il opère ainsi un travail configurationnel complexe, reconstitue
une intrigue, décrit un trajet discursif autour d'un événement,
d'une notion-concept, d'un itinéraire individuel (J. Guilhaumou,
1993).
Cependant, la solution d'un problème historique nécessite
souvent la prise en compte d'un "corpus restreint" au sein d'un trajet
discursif, ce que nous appelons un "moment de corpus "( J. Guilhaumou,
D. Maldidier et R. Robin, 1994). Il convient alors d'en décrire
les
fonctionnements discursifs de manière précise.
La lexicométrie peut y contribuer à sa façon.
De fait, les méthodes lexicométriques prennent pour
base de travail le Tableau lexical entier qui rassemble les décomptes,
dans chacune des parties du corpus, des occurrences de chacune des formes
graphiques. L'étude de la répartition et de la variation
de ces formes, d'une partie du corpus à l'autre, en particulier
sur l'axe chronologique, peut permettre de repérer des indices
de fonctionnement discursif d'un grand intérêt pour la
description locale de configurations textuelles (J. Guilhaumou, 1986a).
Dans cette perspective, le Père Duchesne d'Hébert,
l'une des séries textuelles chronologiques de la textothèque
historique du laboratoire de lexicologie politique de l'ENS de Saint-Cloud,
nous donne accès conjointement à un problème historique,
l'évolution du mouvement cordelier, et à une question lexicométrique,
le temps lexical.
Le problème historique.
Les récents travaux sur la Révolution française,
tant en Allemagne et aux États-Unis qu'en France, mettent l'accent
sur l'importance des prises de parole démocratique pendant la Révolution
française, et plus particulièrement sur leur contribution
majeure à la formation de l'opinion républicaine (J. Guilhaumou,
1994). Ils nous ont ainsi fait connaître toutes sortes de médiateurs,
intermédiaires et porte-parole qui occupent une position stratégique
sur la scène politique, à mi-chemin du peuple et des autorités
constituées (J.Guilhaumou, 1991).
Le mouvement cordelier est l'une des composantes majeures de
cette mouvance très fluide de patriotes prononcés, omniprésents
dans les appareils politiques démocratiques (les clubs, les sections,
les sociétés populaires, etc.). Cependant, faute de disposer
des sources archivistiques sérielles usuelles, en particulier les
procès-verbaux et comptes rendus des séances du club des
Cordeliers, notre connaissance de ce mouvement est lacunaire, en particulier
au cours des derniers mois de son existence ( J. Guilhaumou et R. Monnier,
1994).
Le Père Duchesne, principal organe de la presse pamphlétaire
rédigé par Jacques-René Hébert, l'un des dirigeants
du club des Cordeliers, constitue de fait la seule série continue
couvrant la période d'activité de ce club. Nous lui accordons
donc, dans nos recherches historiques, une importance toute particulière.
" Thermomètre de l'opinion publique" selon les journalistes
de l'époque, le Père Duchesne d'Hébert occupe
la quasi-totalité de l'espace de la presse populaire à partir
de l'été 1793, et jusqu'à sa disparition en mars 1794.
Son impact est tel à ce moment historique que nous pouvons dater
chaque livraison (3 par semaine, puis 4 par décade avec l'adoption
du calendrier révolutionnaire) d'après la présence
d'extraits dans d'autres journaux de l'époque (voir la datation
en Annexe E). C'est pourquoi notre analyse porte sur le corpus des 96
numéros qui couvrent la période du 17 juillet 1793 au
13 mars, soit huit mois.
Soucieux de circonscrire la position énonciative du "Père
Duchesne", et son impact sur la thématique cordelière, nous
nous intéressons d'abord, par le biais de la méthode lexicométrique,
et au-delà de l'univers des formes simples, à la variation
de segments répétés (A. Salem, 1987) significative
d'une évolution majeure du discours cordelier.
"Tous les", mesure d'une évolution thématique
dans une série chronologique
Après "de là", "tous les" constitue la biforme la plus
fréquente du corpus DUCHM8 ( les 96 numéros partitionnés
en huit mois). Nous pouvons avoir une vue d'ensemble des multiformes autour
de "tous les" à l'aide du tableau (ci-joint en annexe A) de leur
répartition selon l'ordre des fréquences majeures.
A la simple lecture de ce tableau, un constat s'impose:
les expressions du type / tous les + désignants / sont les
plus nombreuses.
Nous retrouvons ici l'univers des désignants socio-politiques
familier des spécialistes du discours révolutionnaire ( F.
Dougnac, A. Geffroy et J. Guilhaumou, 1985 et 1987).
Ainsi, la variation chronologique des désignants associés
au quantificateur tous, à valeur globalisante, présente le
principal intérêt de situer l'évolution des sujets
les plus généraux, sur l'axe amis/ennemis, du discours duchesnien.
L'application de l'analyse factorielle des correspondances au tableau lexical
des formes simples et des segments répétés du corpus
"Père Duchesne" (A. Salem, 1986) permet de déterminer la
répartition chronologique de ces expressions.
Aux trois premiers mois du corpus (15 juillet-15 octobre 1793) correspond
le paradigme suivant:
tous les sans-culottes
tous les citoyens / bons citoyens
tous les français
Le retour au contexte de ces expressions nous introduit au thème
majeure de la dynamique révolutionnaire mise en place par le mouvement
cordelier pendant l'été 1793: l'union des sans-culottes de
Paris et de sans-culottes des départements autour de la Constitution
de 1793, unité concrétisée par la fête du 10
août 1793 ( J. Guilhaumou, 1985).
Précisons également que deux autres expressions
sont mises en valeur dans cette période, "tous les hommes suspects"
et "tous les nobles": elles nous renvoient à deux des principaux
mots d'ordre du mouvement révolutionnaire, au sein duquel les cordeliers
occupent une position d'avant-garde, l'arrestation des hommes suspects
et l'expulsion des nobles de leurs fonctions militaires et civils.
Un paradigme immédiatement lisible dans la tableau des contextes
récurrents de "tous les" est plus spécifiquement présent
dans la période M2 (15 août-15 septembre 1793):
tous les ennemis de la liberté
tous les ennemis de la liberté et l'égalité
tous les ennemis de la République
tout les ennemis de la Révolution
tous les ennemis du peuple
Ce paradigme particulièrement compact désigne la totalité
des ennemis au moment de la mise à l'ordre du jour de la terreur
(J. Guilhaumou, 1987). Il est l'indice d'un processus de totalisation des
ennemis, d'une configuration textuelle où interviennent d'autres
fonctionnements discursifs significatifs ( J.Guilhaumou, 1986a ).
Par contraste avec le début du corpus, un autre paradigme autour
de "tous les " singularise les deux derniers mois du corpus (M7 et M8,
16 janvier - 13 mars 1794):
tous les bons sans-culottes
tous les bons républicains
tous les républicains
Nous sommes ici renvoyés à une toute autre conjoncture
historique. Nous avons quitté une réalité politique
en expansion pour entrer dans une stratégie défensive, où
il s'agit de définir les propriétés minimales du vrai
patriote, à l'encontre des atteintes multipliées contre le
mouvement révolutionnaire, tant de la part des montagnards que des
jacobins modérés. Ainsi le Père Duchesne souligne
sans cesse "la constance des desseins" des "vrais républicains qui
garantit du maintien de l'intégrité des acteurs du mouvement
révolutionnaire.
Une question se pose d'emblée; comment sommes-nous passé
d'un discours mobilisateur, en prise sur une réalité politique
en expansion, à un discours défensif ? L'approche des parties
médianes du corpus, de leur positionnement dans l'évolution
du stock lexical, apparaît nécessaire.
Dans la continuité de l'analyse précédente, nous
remarquons d'abord que la biforme "tous les" est nettement sous-utilisée
dans les périodes M4 et M5 (15 octobre -15 décembre 1793).
Nous abordons là un temps du corpus où Hébert multiplie
les effets de mise en scène, productrice d'un discours spécifique
repérable en partie par l'usage du référent personnel
"je". Une telle importance du genre "parade", individualisé par
l'analyse factorielle globale des 96 numéros constitutifs initialement
du corpus, amplifie la présentation du complot des ennemis dans
des fictions dialoguées issues de la tradition burlesque (J. Guilhaumou,
1986 b) . Par le jeu des spécificités différentielles,
il faut attendre la période M6 ( 15 décembre 1793-15 janvier
1794) pour constater la réintroduction de contextes récurrents
significatifs autour de "tous les" et "et les" ( "tous les /et les/ conspirateurs";
"tous les /et les / traîtres" ).
Cependant il nous faut revenir aux résultats d'ensemble de l'analyse
factorielle des correspondances, présentés ci-après,
pour mieux mesurer ce qui se joue autour de la période M6.
Resémantiser des mots vieillis : aristocrates/patriotes.
Sur le tableau ci-dessus, la disposition des huit périodes du
corpus Père Duchesne équivaut au schéma habituel
du temps lexical pour des séries chronologiques historiques (A.
Salem, 1988). Cependant, la période M7 se singularise par un "décrochement":
s'agit-il d'un "accident", ou faut-il y voir l'indice d'une évolution
majeure ?[1]
Approchons de plus près la période M6 à l'aide
de la méthode des spécificités (voir l'annexe B).
Nous sommes d'emblée frappé par la multiplicité
des biformes autour du couple aristocrates/patriotes dans un paradigme
où la thématique de l'ennemi ( "conspirateurs, fripons, intrigants,
complots, diviser, accusent etc.") est omniprésente.
Il convient alors d'aller plus avant dans l'étude des résultats
lexicométriques en examinant l'évolution des fréquences
relatives (X10.000 dans le schéma ci-dessous) des formes
patriotes
et aristocrates. Là encore la période M6 se singularise:
Qu'en est-il plus précisément à la lecture des
concordances et de quelques contextes des termes aristocrates et patriotes
pour la période M6 (voir les annexes C et D) ?
L'approche lexicologique du couple aristocrates/patriotes pour
les premières années de la Révolution française
( J. Guilhaumou, 1985) montre que ces termes se sont considérablement
dévalorisés, par rapport à leur contenu sémantique
initial, sous l'influence de "l'abus des mots". Les royalistes eux-mêmes
ont contribué à cette "désémantisation" par
l'usage de l'expression d' "aristocrates patriotes" pour désigner
les jacobins (J. Guilhaumou, 1989).
Le Père Duchesne, en réutilisant massivement
l'opposition patriotes/aristocrates, lui redonne, dans le contexte de sa
lutte contre les jacobins modérés, et plus particulièrement
le Vieux Cordelier de Camille Desmoulins (K. Yaniv, 1993), une force
discursive qu'ils avaient partiellement perdue.
D'un côté, il est question des "aristocrates à
bonnet rouge" qui cherchent à se "sans-culottiser" pour provoquer
la confusion entre "les patriotes et les aristocrates" .
De l'autre, nous voyons " les meilleurs patriotes" au prise avec ces
"fripons, intrigants, modérés, royalistes et aristocrates"
qui veulent les "détruire, massacrer, diviser, accuser, persécuter,
etc." (voir les contextes ).
Il s'agit donc bien, pour le Père Duchesne, de mobiliser
les "vrais patriotes" contre les "faux patriotes", ces "aristocrates à
bonnet rouge", qui veulent:
mettre les patriotes à chien et à chat
armer les patriotes contre les patriotes
dénoncer les meilleurs patriotes
perdre, diviser les patriotes
etc.
Un mot d'ordre s'impose alors: " Que tous les patriotes s'entendent".
Nous retrouvons in fine l'impact discursif du segment répété
"tous les" à valeur d'extension/compréhension des désignants
socio-politiques.
En parcourant les livraisons de la revue Histoire & Mesure
publiée
par le CNRS, nous constatons que la lexicométrie occupe désormais
une place à part entière dans la discipline historique. Son
usage en histoire des discours s'est largement répandu depuis une
dizaine d'années, en particulier dans le domaine de l'histoire politique,
tant aux États-Unis qu'en France ( M. Olsen et L-G. Harvey, 1988;
A. Prost, 1988). A un moment où les historiens s'interrogent sur
la pertinence de leurs dispositifs expérimentaux, une telle approche
quantitative des textes, d'une grande souplesse expérimentale, s'avère
d'un grand intérêt.
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