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Henri BEHAR
Université de la Sorbonne nouvelle -Paris III
 

La méthode d'Hubert de Phalèse

Lors de la publication de Comptes A Rebours[1], plusieurs lecteurs se sont interrogés sur la personnalité réelle de l'auteur dénommé Hubert de Phalèse. Certains critiques y ont vu un pseudonyme évoquant je ne sais quel aristocrate normand, en écho au personnage de J.-K. Huysmans, Jean Floressas des Esseintes. D'autres, sans doute plus sensibles au travail de bénédictin que représentait un tel ouvrage, ont pensé à un ecclésiastique disposant d'assez de loisirs pour produire une somme d'index et de comptages. D'autres enfin, plus attentifs au texte lui-même, ou peut-être mieux informés, ont soupçonné le pseudonyme d'un collectif de chercheurs de l'université Paris III-Sorbonne Nouvelle. Ceux-ci avaient, en partie, raison puisque, l'année suivante, paraissaient, presque simultanément, deux volumes signés du même nom, et fournissant la liste des collaborateurs de tous les volumes parus. C'est dire que ceux-là ne recherchaient ni la mystification littéraire, ni l'anonymat absolu.

 En vérité, ils n'avaient fait que suivre l'usage des facteurs de concordances bibliques. L'un d'entre eux explique :
 
 

"Les Concordances publiées jusqu'ici ne portaient aucun nom d'auteur ; soit que l'Auteur lui-même eût tenu à rester caché ; soit que l'ouvrage par lui-même et en raison de l'usage commun ait été assez apprécié pour n'avoir pas besoin d'être illustré par l'éclat d'un Auteur ; soit que plusieurs y aient pris une peine que l'un d'eux ne jugeait pas devoir s'attribuer à lui seul."[2]

 C'est l'auteur, en 1642, d'une concordance de la Bible, où il commente, en préambule, la méthode qu'il convient de suivre pour l'établissement d'un tel instrument. Il se nomme Dom Hubert de Phalèse, du monastère d'Afflighem. C'est donc en hommage, non pas au premier facteur de concordances, mais à celui qui a le plus clairement codifié cette pratique, que notre groupe de recherche a adopté ce patronyme, sûr qu'il était de ne porter tort à aucune personne vivante.

 Qu'enseigne donc le premier Hubert de Phalèse, pour qu'il mérite aujourd'hui encore notre considération ? Si l'on convient, avec Pierre Guiraud, de nommer concordance un "répertoire de tous les mots d'un texte dans tous leurs emplois et dans leur contexte"[3], il faut reconnaître que celle du moine d'Afflighem pour la Bible[4] est particulièrement remarquable. Reprenant dans son préambule le travail de ses prédécesseurs pour le soumettre à la critique, il pose les règles que je résumerai ainsi :

 1. principe d'exhaustivité, une concordance doit contenir tous les mots du texte, y compris les indéclinables ou mots-outils ;

 2. ces mots doivent être désambiguïsés ;

 3. les entrées ne sont pas lemmatisées ;

 4. le contexte est sélectionné, allégé du superflu, de manière à rendre l'ouvrage consultable.

 Son objectif est d'éclairer le lecteur du texte sacré, et de fournir un instrument de travail pour les prédicateurs afin de bâtir un long discours à l'aide de la concordance.

 ***

 Nous n'enseignons pas la théologie, mais nous avons pour le texte littéraire le même respect que pour le texte sacré et voudrions qu'il soit étudié avec la même attention. Il nous faut donc des instruments semblables. Si le temps n'est plus où un Hughes de Saint-Cher pouvait distribuer le travail à cinq cents moines pour extraire les mots du texte, les ranger dans l'ordre alphabétique en indiquant leur localisation, nous disposons, avec les nouvelles technologies, d'artisans aussi dévoués et autrement plus puissants.
 
 

1. Des concordances.

Dès lors qu'un texte est numérisé, tous les programmes d'indexation lexicale, qu'ils tournent sur grosses machines ou sur micro-ordinateurs, élaborent une concordance de toutes les "formes" (c'est-à-dire toute chaîne de caractères comprise entre deux espaces blancs ou deux caractères délimiteurs). A chaque forme ils associent son "adresse", sa localisation dans le texte. Mais le problème est de savoir ce que l'on veut en faire. Sachant cette capacité virtuelle des ordinateurs, l'ère des concordances totales, imprimées, est révolue. Faute d'un nombre suffisant d'utilisateurs, et parce que les banques de données, les CD-Rom, voire les disquettes, peuvent y suppléer, si besoin est. Or, le document sur papier n'est pas condamné pour autant. On le vérifie avec les bibliographies, qui paraissent imprimées malgré l'accès aux réseaux de banques de données bibliographiques ; de même, le Minitel n'a pas supprimé les annuaires téléphoniques. Le public littéraire n'est pas plus réactionnaire qu'un autre, il faut lui apprendre à étudier le texte à l'aide d'une concordance et lui prouver qu'il y trouvera son intérêt. Nous adressant à des étudiants (pour des raisons pratiques nous avons choisi des agrégatifs), nous avons élaboré le concept de "glossaire-concordance".

 C'est une solution pragmatique, à des fins pédagogiques, puisque nous savons, par ailleurs, que la concordance totale, telle que l'entendait Hubert de Phalèse, est toujours disponible quelque part pour le chercheur plus exigeant. Elle comporte les cinq étapes suivantes :

1.1 Sélection des mots réputés difficiles.

Les éditions savantes considèrent qu'elles doivent expliquer les termes ne figurant pas dans le Petit Larousse, ou bien ayant un sens différent. Pour notre part, nous faisons passer le texte numérisé au correcteur orthographique d'un traitement de texte (l'équivalent du Petit Larousse), et consignons tous les termes sur lesquels il bute. Parallèlement, nous opérons un relevé manuel, procédant d'une lecture cursive du texte par plusieurs collaborateurs. Puis nous croisons automatiquement ces deux listes, en supprimant les doublons. Il est bien entendu que nous éliminons aussi tous les termes déjà expliqués dans les éditions de référence. Celles-ci sont des ouvrages au format de poche, qui ont tendance à multiplier les annotations. Je ne cacherai pas que cette opération, soumise aux contraintes de calibrage, est la plus discutable, en dépit des précautions précédentes. Qu'est-ce qu'un mot difficile, sinon celui qui ne figure pas dans le dictionnaire encyclopédique individuel du lecteur ! D'autre part, nous incluons dans cette liste des formes qui ne présentent aucune difficulté de compréhension, comme "sous-intellectuelles" dans Voyage au bout de la nuit[5], mais qui ont un certain caractère néologique.

1.2 Désambigüisation.

Cette opération était déjà signalée par Hubert de Phalèse. Elle consiste à se reporter au contexte, afin de distinguer des formes homographes de sens différent, par exemple, Adam, notre père à tous, d'Adam (Adolphe), l'immortel compositeur de Minuit chrétiens ou, plus classiquement, la forme verbale "avions" du substantif pluriel.

1.3 Lemmatisation.

Cette pratique consistant à ramener les formes verbales et nominales à celles du dictionnaire est déconseillée par les facteurs de concordances de la Bible, pour des raisons concrètes : il s'agit de pouvoir retrouver tel verset à partir d'une forme exacte du texte sacré que nous avons en tête, ou que nous voulons vérifier. Nous n'usons pas de même pour notre profane glossaire-concordance, qui peut servir aussi à l'étude du vocabulaire, donc à des recherches dans les dictionnaires, qui sont eux-mêmes lemmmatisés. Toutefois, il faut confesser que notre doctrine n'est pas figée. Je dirai que nous tendons, le plus possible, vers la lemmatisation, avec modération. Ainsi trouvera-t-on "épices" au pluriel, tel qu'il figure dans Les Fourberies de Scapin (II, 5) puisque c'est la forme qui demande explication.[6]

1.4 Délimitation du contexte et localisation.

Le programme officiel de l'agrégation indiquant une édition de référence, c'est à la pagination de celle-ci que nous renvoyons. Peut-être devrions-nous faciliter la tâche du lecteur en indiquant la ligne dans la page ? L'expérience nous apprend qu'une même édition n'a pas la même pagination suivant sa date d'impression. Ce n'est là qu'un détail par rapport au souci de délimiter un contexte nécessaire et suffisant pour le lecteur. Là encore, l'expérience montre qu'une phrase ne suffit pas, même si l'on en précise l'antécédent entre crochets. En l'occurrence, il faut privilégier l'unité de sens sur l'unité formelle. Lorsque la forme en question a plusieurs occurrences dans le texte, nous sommes contraints, par économie, de choisir le contexte le plus pertinent, en indiquant la référence des autres occurrences entre parenthèses.

1.5 Explication.

C'est la fonction essentielle d'un glossaire, qui ne se borne pas à recenser les mots difficiles, mais doit aussi en élucider le sens. En principe, la concordance, par son fragment de contexte, devrait satisfaire à cette exigence. Cependant le lecteur veut mesurer l'écart entre l'usage individuel (la parole) et la pratique courante (la langue). C'est pourquoi il est bon de lui fournir la définition et l'explication d'un dictionnaire, au besoin l'étymologie, et surtout des attestations dans les textes des grands auteurs, les autorités. Ayant pris le parti d'utiliser le plus possible ce que fournissent les nouvelles technologies, nous nous référons aux deux CD-Rom actuellement les plus commodes, le Robert électronique et Zyzomys-Hachette (par principe, les entrées du Larousse électronique sont considérées comme faisant partie des connaissances communes des lecteurs). Mais, contrairement à ce que l'on pourrait croire, l'extraction d'une notice de dictionnaire n'est pas simplement automatique. Il convient de ne retenir des définitions que ce qui est adapté à l'occurrence retenue. Il arrive parfois que le mot recherché ne figure dans aucun des dictionnaires cités, ni dans les entrées, ni dans le corps des notices, que l'on peut sonder grâce à leur logiciel de recherche. Dans ces conditions, nous étendons la recherche en interrogeant la banque de données textuelle FRANTEXT. Ainsi, nous trouvons une attestation de 'tarifier' chez Barrès, qui pourrait justifier la graphie de Céline. Si nous ne trouvons rien d'adéquat, nous en restons à la seule concordance. Dès lors, une rapide consultation de ce glossaire-concordance permet de repérer des usages littéraires qui devraient alimenter les dictionnaires de langue. Ainsi du 'jaune aladin', 's'appointer' (pour 's'aiguiser'), 'cohober' (pour 'concentrer') etc. chez Huysmans ; 'refêter', regifler' 'sociophile', 'trompetteur', etc. chez Céline.

 Ce travail, de caractère essentiellement pédagogique, a suscité deux types de réactions. La première nous reproche amicalement de ne pas exploiter davantage FRANTEXT, en fournissant des attestations plus nombreuses et diverses, prises dans l'ensemble de la littérature : en somme, le cadre de la préparation à l'agrégation entraverait notre démarche. La seconde nous fait le grief inverse et nous accuse en outre d'ignorer les travaux des spécialistes sur le texte en question. Rendant compte de Comptes 'A Rebours', l'un de vos compatriotes écrit : "A clear reference by Huysmans to Pliny the Younger leads to a long entry on both Plinys, because 'Huysmans ne précise pas à quel Pline il fait allusion'.[7] Or, et c'est là un point de méthode capitalissime, comme aurait dit Proust, il convient de se reporter au texte lui-même avant de polémiquer. Huysmans écrit en effet : "En négligeant Tibulle et Properce, Quintilien et les Pline, Stace, Martial de Bilbilis etc." (p. 112). L'énumération est au singulier pour tous les auteurs latins, sauf pour les Pline, dont nous savons, par notre glossaire, qu'ils étaient deux, l'Ancien et son neveu le Jeune. Ce n'est donc pas un effet de style. Le contexte montre clairement que des Esseintes délaisse les deux Pline. C'est, en effet, ce que nous aurions dû écrire. Mais cela n'autorise aucun critique, fût-il spécialiste, à prétendre que Huysmans se réfère clairement, dans ce texte-ci et pas un autre, à Pline le Jeune, et surtout à en conclure : "This book does a disservice to computer studies, because it does not seem to realize that they must go hand in hand with intelligent use of other knowledge". Pour moi, comme pour l'Hubert de Phalèse primitif ces connaissances supposées n'existent pas tant qu'on n'a pas lu le texte à la lettre, car il n'y a que la lettre qui soit littérature, écrivait Jarry.

2. Des fiches thématiques.

Dans le commentaire de sa concordance, intitulé De usu et utilitate Concordiantiarum sacrae Bibliae, Hubert de Phalèse fournit "quelques règles, courtes et claires, pour que les amateurs d'Ecriture sainte, instruits de ces règles, puissent, d'après le seul volume des Concordances, même sans aucun commentaire, comprendre et exposer, pour presque tous les innombrables passages obscurs de l'Ecriture sainte, les sens et les interprétations multiples et variées : et non seulement exposer, mais, ce qui est bien plus difficile, se procurer, sur chaque phrase de l'Ecriture sainte, un très large développement ; et même, au besoin, trouver la matière de tout un long discours."[8] Pour notre part, nous ne prétendons pas traiter de tous les sujets contenus dans le texte de référence. Nous servant des logiciels d'analyse textuelle à notre disposition, tels que PISTES, LEXICO1, HYPERBASE voire ALCESTE, nous procédons à un premier repérage, par l'index hiérarchique ou le calcul des spécificités, des formes (lexicales ou fonctionnelles) les plus remarquables, celles qui devraient fournir la matière, au premier chef, d'une leçon d'agrégation.[9]

 Ce relevé effectué, nous dressons une liste des "thèmes", ou plus exactement champs lexicaux, à traiter. Nous suivons alors les étapes indiquées par Hubert de Phalèse.

2.1 Compilation.

"Ayant ouvert le volume des Concordances tu chercheras sous la syllabe LAU le verbe LAUDARE et tous les mots de même famille, comme LAUS, LAUDATIO, LAUDANS, LAUDABILIS, LAUDANDUS et d'autres semblables ; et tu trouveras aussitôt sous ces vocables les propos, témoignages, exemples et pensées des deux Testaments concernant la louange de Dieu, citées avec leurs références, et un contexte, mais tronqué et formé seulement, bien souvent, d'un très petit nombre de mots" écrit Hubert de Phalèse.[10]

 Nous ne procédons pas autrement avec nos outils, qui nous permettent simplement d'accélérer le processus et de varier la dimension des contextes souhaités. Soit le thème de la blancheur dans A rebours. Nous constituons un "champ lexical" formé des mots présents dans le texte : blanc, blanchâtres, blanche, blanches, blancheur, blancheurs, blancs, blafard, blafardes, pâle, pâles, livide, livides, dont nous éditons les concordances sur l'imprimante. Afin de n'oublier aucun des mots qui pourraient appartenir au même champ lexical, nous interrogeons un nouvel outil informatique, DICOLOGIQUE, dictionnaire interactif partant des notions ou thèmes pour aboutir aux mots, et réciproquement.[11] Puis nous croisons la liste de termes obtenus avec les formes du texte étudié. La notion de champ lexical peut être considérée dans un sens restreint (ex. 'blancheur') ou large. Ainsi nous est-il arrivé de traiter de la religion, la foi, le christianisme, la Bible dans les Souvenirs d'enfance et de jeunesse de Renan,[12] ce qui, à chaque fois, va bien au-delà de l'exploration d'une famille de mots. Bien entendu, la même compilation peut porter, avec une plus grande certitude méthodologique, sur les embrayeurs, les interjections, les adverbes en -ment etc.

2.2 Sélection. Hubert de Phalèse poursuit :

"D'une telle quantité de phrases tu retiendras seulement, et tu transcriras sur une feuille, celles qui t'auront paru plus remarquables, et celles que tu reconnaîtras mieux appropriées à ton sujet ; tu les reconnaîtras facilement parmi les autres, et tu les distingueras sans grande peine du reste, moins approprié, si d'abord tu t'es familiarisé avec la lecture de l'Ecriture sainte, et si tu n'es pas absolument dépourvu de jugement. Il faudra, en transcrivant les citations exemplaires dont j'ai parlé, que tu aies toujours sous les yeux le livre de la Bible, pour qu'en le consultant tu complètes fidèlement et rétablisses dans leur authentique intégrité les phrases que tu avais trouvées tronquées dans les Concordances."[13]

 La crainte, que nous aurions pu avoir d'après les propos précédents, d'une prétention à l'autosuffisance de la concordance, est ici nettement écartée puisque le lecteur est invité à retourner au texte biblique, tout en exerçant sa faculté de jugement. Une fois de plus, il n'en va pas autrement avec nos modernes instruments. J'ai dit que nous pouvions faire varier la longueur des contextes (qui ne sont jamais tronqués), mais il est bien rare qu'on puisse désambiguïser absolument les emplois du terme sélectionné sans retourner au texte, quand bien même on le connaîtrait par coeur. Soit la locution "corps et âme", employée six fois dans Voyage au bout de la nuit. Elle exprime l'idée de totalité et pourrait être, à première vue, écartée de l'étude du corps humain. Mais le contexte, et plus encore la lecture d'une portion plus étendue du texte montre que, chaque fois, Céline la remotive, en la rattachant à une origine sacrée ("comme Dieu possède ses religieuses, corps et âme" p. 137) ou en la tirant vers un sens physiquement érotique, au delà du simple dévouement : ("Elle s'était donnée à cet homme comme elle disait "corps et âme" p. 345).

 Une fois éliminés les parasites, le problème est de ne retenir que les phrases relatives au thème, dites "remarquables". Ce n'est pas le silence qu'il faut craindre, mais le trop grand bruit, l'abondance de données. Il est certain que la machine nous fournit des contextes auxquels nous n'aurions jamais songé, ou bien auxquels nous ne prêtons aucune attention au cours d'une lecture cursive de l'oeuvre. Mais reproduire les 148 occurrences du champ lexical de l'enfance et de la jeunesse des Souvenirs d'enfance et de jeunesse de Renan reviendrait presque à rééditer l'ensemble du récit. Aussi faut-il choisir, d'après le contexte, ce qui est le plus notable. Soit, parmi plusieurs exprimant la même idée, celle qui sera le mieux venue (quitte à garder les autres en réserve). Soit, inversement, celle qui sortira des sentiers battus, exprimera une idée plus originale, inattendue.

 A l'occasion de ce récolement, nous observons les hapax, toujours révélateurs d'une caractéristique discursive, aussi bien que les nullax. Ce terme, en usage dans notre groupe, désigne une forme appartenant au champ lexical étudié, absente du texte. C'est, en quelque sorte, le manque dans une série isotope.[14] Par là, nous répondons à l'objection classiquement faite aux études de statistique lexicale, leur reprochant de ne s'intéresser qu'aux fréquences élevées. Pour nous, tout fait sens, hautes fréquences, spécificités positives ou négatives, de même que fréquence zéro.[15]

2.3 Classement. 

Hubert de Phalèse aborde ensuite la troisième étape dans l'utilisation des concordances :

 "Quand tu auras inscrit exactement les phrases convenant à ton sujet, de nouveau parcours-les par la pensée de la première à la dernière, et apprécie en toi-même, pendant un peu de temps, ce que signifie chacune d'elles ; et enfin, selon la méthode commune de répartition dont se servent les Dialecticiens, les Rhéteurs et les meilleurs Ecrivains -- et que tu as nécessairement apprise à l'école -- divise la forêt de phrases que tu viens de rassembler, et organise-la en Classes et catégories bien délimitées [...]"[16]

 L'information recueillie dans les conditions prescrites, il s'agit maintenant de la traiter. Le jeu consiste à remonter des formes et des contextes au discours global puis au sens, en regroupant (sur écran ou sur papier) les thèmes semblables, voisins, subséquents, contraires. A partir de là, nous dressons un plan, autant que possible conforme à la dialectique agrégative (thèse, antithèse, synthèse). Mais rien d'autre ne nous y contraint que l'ensemble textuel. Ainsi, la religion de Renan est-elle traitée en deux parties : celle du séminariste, l'après-séminaire.[17] A la différence du moine d'Afflighem, dont l'intention apologétique est avouée, notre groupe n'a pas d'idée préconçue, il ne défend aucune orthodoxie et se contente de mettre en évidence les idées-force d'une oeuvre, non pour convaincre, mais pour rendre compte, laissant le lecteur libre de juger par lui-même, une fois qu'il aura été éclairé.

 4. Rédaction.

 Ces principes établis, la rédaction dépendra de l'usage escompté. Nous voulons éviter de tenir notre propre discours sur l'oeuvre. C'est pourquoi nous parlons, très modestement, de "fiches thématiques" proposées au lecteur. Certaines présentent une sélection ordonnée de concordances, avec seulement titre et sous-titre, complétant, en quelque sorte, le glossaire-concordance.[18] A l'étudiant de méditer le plan et les citations rapportées, de retourner au texte et de construire le discours qu'il lui plaira. D'autres sont entièrement rédigées, procédant d'une analyse approfondie de l'oeuvre, mettant en scène les citations, toujours aussi soigneusement vérifiées et référencées. Citons, par exemple, la fiche "Christianisme" dans Renan tous comptes faits, dont on ne pourra pas nous reprocher qu'elle n'a pas été l'ouvrage d'un spécialiste ![19]

3. Herméneutique.

Les propos connus d'Hubert de Phalèse se limitent à ces deux étapes : manière de fabriquer une concordance et manière d'en user. Cependant, l'ouvrage qu'il publie implique une délimitation du texte biblique, puisqu'il retire du travail de ses prédécesseurs les livres considérés désormais comme apocryphes. Cela signifie qu'il a, implicitement, une théorie du texte. Par convention, depuis les travaux de l'école lansonienne, nous considérons que le texte est le dernier état publié de l'oeuvre, revu de son vivant par l'auteur. Ce qui n'interdit pas de travailler sur les avant-textes et les variantes postérieures, dont les constantes peuvent être mises en relief par nos logiciels d'analyse textuelle.

 De même, s'il se borne, comme nous, à fournir un instrument de repérage des citations connues et la matière première pour de beaux discours, l'ambition avouée d'Hubert de Phalèse le conduit à poser les bases d'une herméneutique, au sens littéral d'art d'interpréter les textes.

 Je distinguerai trois étapes dans la démarche induite par ce travail.

3.1 Va et vient du texte à la 'forme', et réciproquement. 

On a vu comment la continuité du texte était brisée en unités minimales, elles-mêmes regroupées dans l'ordre alphabétique. Ceci autorise une lecture tabulaire, qui a ses vertus, tout autant que la lecture cursive. Outre son caractère économique (un index alphabétique des formes représente entre un cinquième et un dixième du texte, selon l'ouvrage) elle autorise un certain recul par rapport au texte, auquel elle renvoie nécessairement, parce qu'un mot n'a de sens qu'en contexte. Nous avons vu aussi que ce contexte n'était pas toujours suffisant pour en appréhender le sens, ce pourquoi il nous faut recourir à des dictionnaires ou encore à des concordances plus étendues, de la même façon qu'on situe une rue sur un plan de ville, puis cette ville sur une carte du pays, ce pays sur un atlas.

 En somme, la machine facilite cette extension topographique, mais jamais nous n'en sommes les esclaves. Et si nous faisons état de statistiques lexicales, pour indiquer des proportions, de même qu'on donne une idée d'un corps en fournissant sa masse et sa densité, nous nous gardons bien de toute illusion mathématique. Ou, plus exactement, nous savons bien que la statistique lexicale ne fera que mettre en évidence des caractéristiques textuelles qu'un fin lecteur aurait pu apercevoir de son côté. Ainsi, au cours de nos travaux, avons-nous pu vérifier que le calcul des spécificités ne faisait que confirmer le contenu des chapitres, ou du discours d'un personnage que donnent des méthodes classiques. Au demeurant, l'inventeur de ce calcul, Pierre Lafon, m'a confirmé qu'il ne cherchait pas autre chose.[20] Disant cela, j'aurai tendance à croire qu'il demeure trop modeste.

3.2 Validation des hypothèses, formulation d'hypothèses nouvelles.

En effet, la méthode que nous pratiquons permet de valider (au sens scientifique du mot) des hypothèses. Ainsi, beaucoup de lecteurs pensent que Céline ayant manifesté un antisémitisme certain dans L'Eglise, dont l'écriture est, en bonne partie, antérieure à Voyage au bout de la nuit, son idéologie doit se manifester dans le discours du roman. La vérification est des plus aisées. Conformément aux indications antérieures, on établit une liste de mots formant le champ lexical en question, puis on en recherche les attestations dans l'oeuvre, tout en en vérifiant la pertinence par la lecture des contextes ou le retour au texte. Je relève ainsi les mots : anarchie, anarchiste, bougnoule, national, nègre, négro-, politique, race, révolution, au singulier ou au pluriel. Puis je me reporte aux énoncés, et je marque le locuteur. Or, il apparaît que si le racisme est présent dans le texte, il ne peut être attribué à l'auteur, mais bien à des personnages par rapport auxquels le narrateur (c'est bien différent) prend ses distances ou qu'il ridiculise, comme ces "trois petits jeunes gens blancs de la race de ceux qui fréquentent le dimanche les matchs de rugby en Europe, spectateurs passionnés, agressifs et pâlots".[21] D'une façon générale, Bardamu, dont le sort n'est pas très différent de celui des noirs qu'il côtoie, n'est pas loin de prendre leur parti. Ne voit-il pas "L'anarchie partout et dans l'arche, moi Noé, gâteux." (p. 226) Présenté antérieurement, Princhard, son compagnon anarchiste, est plutôt sympathique. Quant à sa "Découverte du communisme joyeux du caca", qualifiant les new-yorkais, elle ne peut que réjouir le lecteur. Reste une dénomination ambiguë, la "musique négro-judéo-saxonne" (p. 97), qui n'est pas nécessairement péjorative si l'on s'en tient à la manière dont le jazz s'est imposé. D'où j'en conclus qu'il n'y a pas, de la part de l'auteur, d'énoncés racistes ou antisémites, comme, hélas, il s'en trouvera à foison dans ses pamphlets !

 Vérifiant une hypothèse, notre méthode peut nous conduire à en poser de nouvelles. En parcourant l'index hiérarchique des premiers poèmes de Pierre Reverdy, à la recherche du vocabulaire des couleurs, on prend conscience de l'achromatisme de son univers. En revanche, l'ombre et la lumière y jouent constamment. Rien n'est plus aisé que de le vérifier dans le texte lui-même, et d'en trouver la raison dans l'atmosphère picturale de l'époque.[22]

3.3 Extension, contextualisation générale.

A plusieurs reprises, j'ai laissé entendre que le retour au contexte, le plus large possible, n'était pas suffisant pour interpréter convenablement un terme ou un propos. Ainsi les syntagmes 'finn de siècle', 'décadence', 'hystérie' etc. n'ont pas le même sens à la fin du XIXe siècle et aujourd'hui. Il est bon, alors, d'obtenir une concordance assez abondante des emplois de ces formes à l'époque de Huysmans, pour situer sa propre position. Cela se fait aisément en interrogeant une banque de données textuelles comme FRANTEXT, dont il a été fait état par ailleurs. C'est le même instrument qui fournit une masse de données permettant de se représenter la Bretagne dans la littérature au temps de Renan etc.

 Pour ses investigations assistées par l'ordinateur, notre équipe utilise d'autres instruments. Elle a même mis au point une banque de données d'histoire littéraire, prélude indispensable à toute analyse intra-textuelle, dont il sera question dans les communications suivantes

 ***

 Au moment de conclure, je voudrais vous prier d'excuser la confusion possible, dans cette présentation, entre les deux Hubert de Phalèse, le moine du XVIIe siècle d'une part, l'équipe d'enseignants-chercheurs contemporains d'autre part. Elle n'était pas volontaire de ma part, mais il m'a paru difficile de marquer des limites là où dominait la continuité. Si l'on écarte les considérations théologiques, nous nous trouvons avoir la même attitude devant le texte. La comparaison pourrait aller au delà, puisque nous travaillons en groupe, comme faisaient les ateliers monastiques. Et souvent, à l'instar d'André Breton pour le mouvement surréaliste, il m'est arrivé de souhaiter pouvoir louer une propriété dans les environs de Paris...[23] L'objectif demeure le même : produire, à propos d'un texte donné, un ouvrage commode, fidèle au texte, clair, facilement maniable, qui donne envie au lecteur de poursuivre le travail en suivant les mêmes règles. Je ne cacherai pas ma béatitude lorsque, l'an dernier, un collègue, ici présent, brutalement plongé dans l'univers d'Hubert de Phalèse, m'a déclaré, après un été très éprouvant, que, lui qui connaissait si bien l'oeuvre de Renan, y avait encore découvert de nombreuses perspectives grâce à cette méthode.

 Il serait mal venu, de ma part, d'achever sur ce témoignage de satisfaction, parce que, pour nous, le travail ne fait que commencer. Ayant prouvé que toutes les technologies nouvelles pouvaient converger vers l'étude du texte, nous voudrions les mettre en oeuvre d'une autre manière, plus conviviale, tenant compte de la pénétration des ordinateurs dans les familles, en élaborant, pour un texte donné, une sorte d'édition critique en hypertexte, jouant, comme je l'ai indiqué plus haut, sur la topologie textuelle, en trois dimensions. Mais c'est là un autre chapitre, à venir.

 Je terminerai par une citation qui devrait figurer à la fin de chacun des ouvrages d'Hubert de Phalèse. Elle est datée de Londres, le 31 octobre 1787 :
 
 

"The indulgence of the reader is requested for them [notes] ; and if the writer shall be found to have thrown a light on some of the obscurities of a favourite author, the world will no doubt readily acknowledge it, and hamply reward him for his labours."

 Vous l'aurez reconnu, c'est le dernier paragraphe de l'avertissement à la première concordance de Shakespeare.[24]
 


LEXICOMETRICA (ISSN 1773-0570)
Coordinateurs de la rédaction : André Salem, Serge Fleury
Contacts:  lexicometrica@univ-paris3.fr
ILPGA, 19 rue des Bernardins, 75005 Paris France



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